Le Scrabble, degré zéro de l'illustration?

Domaine technique et immatériel, l’économie apparaît comme un univers particulièrement difficile à mettre en images. Forcée d’illustrer coûte que coûte des situations abstraites, la presse n’a à sa disposition qu’un répertoire visuel particulièrement étroit, composé pour l’essentiel de graphiques, d’écrans d’ordinateurs, de pièces et billets ou de facepalm.

Au vu des dernières tentatives de l’AFP pour fournir un matériel figuratif à la crise de la dette, sous forme d’assemblages de lettres de Scrabble (voir ci-dessus, photo Thomas Coex), il est grand temps d’ouvrir un concours photographique pour renouveler un imaginaire visiblement épuisé.

25 réflexions au sujet de « Le Scrabble, degré zéro de l'illustration? »

  1. Le NouvelObs.com a fait une tentative d’illustration, non pas de la perte du AAA mais de la réaction anticipée du pouvoir, que je trouve intéressante : en choisissant une photographie complétement hors contexte, montrant Fillon et Sarkozy se refilant un livret (qui pourrait être un relevé de notes 😉 pour illustrer le changement de position du pouvoir sur la perte du AAA. Façon de dire que personne ne veut assumer cette évaluation négative.
    Bien que complexe, je ne vois pas d’autre sens à cette image :
    http://www.flickr.com/photos/parergon/6524514929/in/photostream
    C’est Le noteur noté !

  2. La question se pose effectivement de savoir si les photographes sont les mieux armés pour s’acquitter d’un travail autrefois réservé aux graphistes. Vu la croissance des besoins en illustration photographique, il serait en tout cas utile d’adapter les formations proposées dans les écoles spécialisées, plutôt que de maintenir la religion du document sous respiration artificielle…

  3. Dans le répertoire disponible, il faut aussi signaler les photos des façades austères de Moody’s ou de Standard & Poor’s, reprises beaucoup de fois malgré le peu d’informations qu’elle véhiculent et leur aspect peu sexy (voir par exemple : http://bit.ly/tcHvck)

  4. Le titre « le scrabble est le degré zéro de l’illustration » n’était sans doute à l’origine que l’expression d’une mauvaise humeur suscitée par un manque de créativité ;). Mais il soulève l’idée, pas si évidente, qu’il existerait une échelle de valeur qui permettrait d’évaluer qualitativement une photo d’illustration (avec un zéro à un bout et un dix à l’autre).
    Dans ce cas sur quoi Cette échelle devrait-elle reposer?
    La prosécogénie de l’image (et donc son adéquation aux valeurs esthétiques du groupe social qui serait le destinataire de l’article – comme la pub);
    sa subtilité par rapport au thème évoqué (le décalage entre l’image choisie et le thème qu’elle vient illustrer comme dans l’exemple d’Olivier) qui en ferait un petit exercice mental donnant à voir l’article différemment;
    la conformité de la photo à des stéréotypes journalistiques (le journalisme de façade d’Erwan) ou sociaux aisément identifiables par le plus grand nombre qui nous permettrait de trouver immédiatement le sens qu’il convient de lui attacher;
    ou à l’inverse un rejet des conventions visuelles pour susciter un effet de surprise, quitte à prendre des distances avec les stéréotypes du genre comme dans les portraits de Yann Rabanier en Une de Libé, pour attirer notre attention?

  5. Voir, par exemple, le site du photographe Michael Najjar (en particulier la série intitulée « high altitude », dont les pics alpins sont corrélés sur les pics… économiques. La photographie appliquée au « graphisme de données » (encore très peu développé en France, qui comme chacun sait a toujours un train d’avance 😉

    C’est là, et c’est beau (attention, le site est en flash, faut un peu apprivoiser la bestiole, ne pas être pressé) : http://www.michaelnajjar.com/

  6. @Thierry: L’illustration n’est pas une pratique récente, mais une tradition très ancienne, où l’on a toujours fait preuve de professionnalisme – même des couvertures de livre de poche étaient réalisées avec soin par des artisans de talent: la preuve, c’est qu’on peut les réutiliser aujourd’hui pour éditer des cartes postales ou des calendriers vintage. Je doute que les lettres de Scrabble ou les concombres du Monde connaissent pareil destin. Ce qui n’a évidemment plus beaucoup d’importance si personne (à part moi) ne regarde ces images…

  7. C’est donc un jugement esthétique.
    On peut faire de très belles photos de tranches de concombre ou de lettres de Scrabble. 🙂 Mais ça prend du temps.
    Il n’y a pas vraiment de concurrence amateurs/professionnels sur ce type de photo qui ne s’inscrit pas dans une pratique amateur.
    Leurs utilisations n’étant pas susceptible d’apporter à leurs auteurs professionnels une valorisation symbolique (contrairement à une expo ou à un livre par exemple), leur production répond à une logique économique classique. La rémunération des utilisations des photos de stock s’étant effondrée, les auteurs qui travaillent pour ce marché, cherchent à réaliser un maximum d’images dans un minimum de temps.
    Ce que tu appelles le degré zéro de l’illustration ne ferait alors que refléter les conditions économiques de ce marché.

  8. On ne voit pas les choses tout à fait sous le même angle. Le Monde pourrait très bien commander une illustration à un dessinateur si la valorisation du sujet l’imposait. Utiliser le médium photographique et les ressources de l’AFP, dont la compétence revendiquée est plutôt située du côté documentaire, pour produire de l’illustration est un pis-aller, une solution de fortune plutôt qu’un véritable choix éditorial. Pour satisfaire à la demande de sa clientèle, l’AFP s’est mis à faire de l’illustration, mais on voit bien que ce n’est pas trop sa culture. Le Monde obtiendrait des résultats iconographiques plus convaincants en faisant appel à de vrais spécialistes de l’illustration de presse. Evidemment, cette solution serait plus chère, et c’est ici que le AAA en Scrabble me paraît symptomatique: pour une Une en ligne, ce n’est visiblement pas la peine de trop se casser la tête ni d’ouvrir son porte-monnaie…

  9. Je le trouve parfaite cette image scabblesque. Une vraie réussite tant au plan graphique que sémantique. Voyons un peu : Le fond gris, comme un grand brouillard entourant le problème du AAA français ; le reflet avec finalement… six lettres dont trois inversées – des A sur le point de passer de l’autre côté du miroir ? – ; en tout cas les socles sur lesquels ces lettres de scrabble sont posées en équilibre fragile semblent appuyer cette signification… Et puis voyez ce flou arrière, savamment dosé, qui renforce encore ce sentiment d’incertitude, de doute. D’autre part, la bourse n’est-elle pas un jeu, comme le Scrabble ? Un tirage de départ et puis il faut se débrouiller !

    Non, c’est certain, le photographe a minutieusement peaufiné sa prise de vue. Ça a dû lui prendre un temps fou, en fait.

    (Je fais un peu l’avocat du diable, certes, mais soyez sûr, cher André Gunthert, que je vous trouve dans la minute un « critque d’art » abscons et fumeux, totalement respecté par ses coreligionnaires, qui vous appuierait ce que je viens de dire là, en en faisant lui une mini-thèse de trois pages avec moultes références et « preuves » du « génie » de cette image.)

    Moralité ? Vous n’avez pas aimé cette image, l’avez jugée pauvre, mais elle est pour certains parfaite, très pertinente. (Imaginez-là agrandie en un mètre sur deux sur une cimaise du Centre Pompidou, elle sera « sublime », « divine », etc.). C’est toujours une question de point de vue, et la vérité n’existe pas 😉

  10. @NLR: Oui oui, j’ai bien compris quand vous avez fait l’éloge du photographe Michael Najjar que nous n’avions pas (du tout) les mêmes goûts… Je ne suis donc pas surpris de vous voir apprécier l’incroyable inventivité des lettres de Scrabble pour figurer des lettres de l’alphabet… 😉

  11. @André Gunthert. C’est curieux, venant de vous, que vous preniez au tout premier degré ce que je dis – je me pose même en « avocat du diable » pour (tenter d’) élargir le débat. Mais bon. Cela étant, oui, les goûts et les couleurs, hein 😉

  12. @NLR: Euh, vous l’avez un peu cherché, non, avec votre « critique d’art abscons et fumeux »… 😉

    Plus sérieusement, je reprendrais à mon compte les propos de Thierry sur la dimension professionnelle et pragmatique du métier d’illustrateur. La subjectivité du goût est certes une notion admise en art, mais nous ne sommes justement pas sur ce terrain. En matière d’illustration comme en matière décorative, on est dans un domaine plus industriel, où il est légitime de faire référence, sinon à un goût moyen, du moins à des habitudes culturelles. Je maintiens que le positionnement de l’AFP sur le terrain de l’illustration de presse ne va pas de soi. Comme l’a montré Valentina Grossi dans son master, il y a bien une culture du graphisme qui s’oppose à une culture photographique, ce sont des métiers, des filières et des références différentes. Le AAA en lettres de Scrabble est une tentative maladroite mais aussi la marque d’une inscription volontariste sur le terrain de l’illustration proprement dite, de la part d’experts en reportage. Au-delà de l’énervement ponctuel, ce qui m’intéresse ici est le rapprochement des deux traditions, accéléré par les pratiques numériques.

  13. @André Gunthert. Aïe ! (mais c’est amusant) : visiblement il y a eu méprise sur le sens de la proposition « je vous trouve dans la minute » : il ne s’agit évidemment pas de vous, André G., dans ce « vous »-là (je ne me serais pas permis). Le sens de « trouver » est ici « montrer après avoir cherché », et non pas « je trouve que vous êtes… ». Je parlais donc d’un critique « abscons et fumeux », sans nommer personne, et comme il en existe pas mal, dont le fait de n’être compris que par trois personnes semblent suffire à leur joie(s).
    Bref.
    Pour le reste je vous suis, bien sûr, sur l’intérêt que vous portez à cette « accélération » parfois fâcheuse, due tant à des contraintes de productivité qu’à, ma foi, l’intérêt réel du « regardant » (qu’il soit lecteur ou auditeur d’ailleurs), assommé par la masse informationnelle qui l’entoure. Un des pires exemples, à mon sens, sont les illustrations du site du Parisien.fr, qui trop souvent ne consistent qu’à une image de voiture de Police, ou d’un casque de Pompier – toujours les mêmes ! – pour « illustrer » un fait divers (qui aurait pu bénéficier, en terme visuel, d’une approche plus spécifique, mais bon, « on n’a pas l’temps ! »)

    Enfin, le travail de Michael Najjar m’intéresse surtout dans sa partie « base de données illustrées » ou « dataviz » (plus hype :), pour le reste ça n’a que peu d’intérêt, je trouve – et ce n’est pas particulièrement mon goût non plus.

  14. @NLR: Ah, me voilà (doublement) rassuré! 😉

    Oui, le Parisien.fr est une bonne source de cette illustration bas de gamme – qu’il faudrait peut-être rebaptiser, par exemple en iconographie signalétique, pour y voir plus clair… Plus j’y pense, plus je trouve ces utilisations furieusement fictionnelles. Bon, on y travaille… Je vous promet un billet la semaine prochaine (sur Icônes) qui, je l’espère, permettra d’avancer un peu sur cette (difficile) question…

  15. @André Gunthert. « Iconographie signalétique » me semble parfait. (Terme qui ne ferait pas particulièrement plaisir à l’icono du Parisien, remarquez. Mais bon, faut c’qu’y faut ! 😉

  16.  » il y a bien une culture du graphisme qui s’oppose à une culture photographique,  »
    Ils ont perdu pour de « mauvaises » raisons dans les années 60, quand une photographie couleur, balbutiante et franchement pas terrible à l’époque, c’est imposée dans la publicité. A la même époque les graphistes qui réalisaient depuis longtemps des affiches et des documents publicitaires autrement plus intéressants, on été balayés parce que la photographie c’était la modernité et que les annonceurs voulaient être modernes. Mais bon là je dénonce le goût barbare et je tue le père tout à la fois…
    Je n’ai pas le sentiment qu’au début du XXIème siècle (mais je ne suis pas ça de très près), l’infographie soit devenue pour autant la revanche des graphistes.

  17. Pour les jeunes graphistes (ceux qui maîtrisent le code, en particulier avec le logiciel Processing – que connaît bien votre collègue « Jean-No » –, la « visualisation de données » (dataviz) offre un champ d’investigation graphique et sémantique énorme, surtout si le graphiste travaille en binôme avec un journaliste. Le site OWNI, que vous connaissez sans doute, traite assez souvent du sujet. Alors je ne sais pas s’il peut s’agir le cas échéant d’une « revanche » des graphistes, comme dit Thierry Dehesdin, mais en tout cas une option nouvelle et intéressante à plein d’égards. Les anglos-saxons ont une vraie longueur d’avance sur ce terrain-là. Il ne nous reste plus qu’à nous mettre au travail – et libérer les crédits pour, surtout…

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