Le World Press Photo et l'échelle du photojournalisme

Michele Smargiassi, journaliste à La Repubblica et spécialiste de photographie me fait l’honneur de discuter mon dernier billet consacré à la photo primée par le World Press Photo sur son blog, non sans humour: « Attenti, questo articolo è troppo saturo » (« Attention, cet article est trop saturé »). C’est un plaisir d’échanger avec un interlocuteur aussi fin et attentif, et je saisis volontiers l’occasion de prolonger un débat qui commence à ressembler à la première grande controverse esthétique de l’histoire de la photographie numérique (mes erreurs d’interprétation sont à mettre sur le compte de mes lacunes en italien, et je remercie d’avance Michele de corriger mes éventuelles distractions).

Paul Hansen, "Gaza Burial", 2012, 1er prix World Press Photo 2013 (source: WPP).

Auteur d’un article intitulé « Se persino la fotografia più bella è ritoccata » (« Si même la photographie la plus belle est retouchée »), Michele tombe sous le coup de mon excommunication urbi et orbi des exégèses n’ayant que Photoshop pour toute mesure de la qualité photographique. En réponse, il ironise sur ma mention contrapostique d’Instagram, tout aussi réductrice. Je profite de l’occasion qu’il me donne de préciser ma pensée sur ce point, car celui-ci n’est pas un simple détail.

La question n’est pas seulement de savoir si Paul Hansen a utilisé Photoshop ou Lightroom. La question porte sur le fait de mobiliser la retouche comme un argument de disqualification technique, alors qu’on se trompe précisément de technique – un peu comme si on confondait un Rolleiflex avec un Instamatic, au prétexte qu’il s’agit dans les deux cas d’outils de prise de vue.

Quelle est la différence essentielle entre Photoshop et Instagram? Dans l’histoire de la retouche (que j’ai étudié attentivement), le point commun des techniques employées est de viser l’invisibilité. La bonne retouche est celle qui ne se voit pas – son usage contribue par conséquent au réalisme apparent de la photographie (voir ci-dessous). Les filtres d’Instagram appartiennent à un autre registre d’intervention, qui est au contraire parfaitement ostensible, et qui s’inscrit dans le droit fil des manipulations du pictorialisme. La retouche est l’instrument d’un naturalisme qui dissimule ses outils, alors que le filtre est la revendication d’une signature esthétique de l’image.

Portrait de jeune fille, v. 1870, négatif au collodion sur verre retouché au crayon gras (inversé), épreuve positive.

Lorsque je mentionne Instagram à propos de la photo de Hansen, je veux souligner ce paradoxe: alors même que l’intervention de posttraitement est relativement légère (et ne justifie pas l’usage du terme « retouche » dans son sens classique), l’effet produit est particulièrement apparent, et l’examen des versions successives de l’image montre que ce choix n’est ni une erreur ni un hasard, mais bien une option délibérée, de la part du photographe comme du jury.

C’est bien l’apparence d’irréalité résultant du posttraitement qui a motivé les critiques « Photoshop » – un réflexe qui s’avère doublement inexact, à la fois parce que l’intervention appartient à la gamme des corrections d’ambiance courantes en photographie argentique ou numérique, et parce que son résultat est une modification manifeste de la signature de l’image.

Ce que je critique dans la structuration de la discussion par la retouche n’est pas seulement cette erreur de qualification, c’est plus fondamentalement le fait de refuser le débat sur l’esthétique, ou de ne plus savoir le mener autrement qu’en brandissant le signe d’exclusion « Photoshop ». Cette manière de camoufler un jugement de goût ou de valeur derrière un critère pseudo-technique (une photo à caractère journalistique ne devrait pas être retouchée, point) est la marque la plus certaine de la dérive idéologique de l’argumentation.

Si on n’a pas entendu la réponse de Jean-François Leroy – bien incapable d’intervenir à ce niveau de la discussion –, un second front est apparu depuis la publication de mon précédent billet, auquel participe le commentaire de Michele Smargiassi. Alain Korkos en a donné une formulation limpide dans sa chronique d’Arrêt sur images: «Une photo est, par définition, un objet esthétique. (…) Reste à savoir où se situe la limite du « trop »».

Cet angle est brillamment développé par Michele, qui mobilise un texte peu connu de Lewis Caroll, intitulé « Extraordinary Photography« . Celui-ci imagine l’invention d’un support photographique de captation automatique des idées, dont le traitement modifierait la teneur. Sur le modèle du développement photographique, qui permet de tirer des épreuves de diverses densités à partir d’un même négatif, Caroll imagine trois « développements » d’une même rêverie, sous la forme de trois versions d’un même texte, le premier dans un style à l’eau de rose, le deuxième dans un style naturaliste, le dernier enfin dans un ton apocalyptique.

Michele Smargiassi reprend ce principe et propose 4 légendes de la photo de Hansen avec une dose d’expressivité plus ou moins forte, d’un style d’agence neutre jusqu’à l’excès lyrique le plus exalté. La conclusion s’impose d’elle-même: si les deux premières versions paraissent compatibles avec un contexte journalistique, les deux dernières en revanches semblent outrées. La question est donc déplacée de l’expressivité à son degré d’intensité: trop d’esthétique tue le compte rendu.

Il paraît difficile de nier un tel constat. La poésie n’est pas le journalisme, et l’art n’est pas la photographie [1]Au passage, un point de désaccord que semble soulever Michele Smargiassi en citant ma formule finale, n’en est pas un. En effet, je ne dis nullement que toute photographie appartient à … Continue reading. Match nul? Pas tout à fait, car plusieurs déplacements importants ont eu lieu. Le jugement ne porte plus sur la technique, mais sur le style. Au lieu de distinguer deux essences, le journalisme et l’art, les différentes versions se disposent sur une échelle commune qui relie les deux domaines. Surtout, au lieu d’opposer strictement une bonne pratique de la photographie à une mauvaise, ce gradualisme suppose de faire appel à la sensibilité ou au goût individuel. Comme le relève justement Michele: « Il problema, forse, è che non tutti concordiamo su questa distinzione » (« Le problème, peut-être, c’est que nous ne serons pas tous d’accord sur cette distinction »).

C’est précisément là où je voulais en venir. Si au lieu d’exclure la photo de Hansen au nom d’une « vérité » photojournalistique suprême, mesurée d’une manière soi-disant objective par le recours à un outil de manipulation, on ne fait qu’exprimer un jugement de goût subjectif qui peut ne pas être partagé par tous (« j’aime/je n’aime pas »), on a changé la nature du débat – on est passé de l’idéologie à l’esthétique, et du terrorisme à l’appréciation.

La question qui peut dès lors se poser n’est plus fondamentalement: la photo de Hansen est-elle du bon ou du mauvais photojournalisme? Mais plutôt: pourquoi le WPP, qui se veut un reflet du photojournalisme, a-t-il choisi cette photo si manifestement peu réaliste? Le WPP n’étant pas une instance arbitrale abstraite, mais l’expression collective d’un jury composé de professionnels, il n’y a qu’une seule réponse possible: parce que le goût du photojournalisme est en train d’évoluer – avec d’autres secteurs du paysage visuel. Chacun, selon sa sensibilité, peut donner son avis sur ce déplacement. Le WPP, lui, vient de remonter la barre du « trop » de plusieurs crans.

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Notes

Notes
1 Au passage, un point de désaccord que semble soulever Michele Smargiassi en citant ma formule finale, n’en est pas un. En effet, je ne dis nullement que toute photographie appartient à l’art, mais plus simplement qu’une approche esthétique de la photographie relève de l’histoire de l’art, autrement dit d’une méthode d’analyse des formes visuelles qui s’étend désormais largement au-delà de ses frontières initiales.

7 réflexions au sujet de « Le World Press Photo et l'échelle du photojournalisme »

  1. 1) André, pour les non spécialistes de la langue de Dante n’acceptant pas la désatreuse approximation des logiciels de traduction, où pourrait-on lire en français ou anglais une traduction correcte de l’article de Michele Smargiassi?
    2)Je partage pleinement l’analyse consistant à considérer que « les différentes versions se disposent sur une échelle commune qui relie les deux domaines. » , ce positionnement dépendant strictement d’une appréciation individuelle de sensibilité, par définition subjective. Par contre, »Journalisme » et « Art » sont bien deux catégories distinctes, si ce n’est par nature, au moins par les modalités mêmes de leurs fonctionnements spécifiques (économie, diffusion, temporalité, etc.)
    J’ai le sentiment que le coeur de la polémique se situe beaucoup dans cette « désynchronisation » entre l’envie (le besoin?) de catégoriser d’une part et la part donnée au goût et à la sensibilité de chacun (un continuum d’ordre esthétique). On voit combien ces 2 modes d’évaluation se « superposent » mal.
    Mais à la lecture de ta conclusion, j’en viens à me demander si en réalité l’évolution majeure n’est pas tout simplement la disparition (la destruction?) de la catégorisation Journalisme/Art. Nous voyons bien depuis plusieurs années le photojournalisme chercher — et trouver — de plus en plus sa place sur les cimaises des Musées/galeries… Les cloisonnements se « ramolissent ». Alors, à terme, y-aura-t-il encore un sens à avoir des « compétitions » professionnelles (corporatistes???)comme le World Press? Sommes nous déjà entrés dans l’ère du « Photojourn-ART-lisme »?

  2. Je suppose que lorsque tu conclus ton billet par « Mais plutôt: pourquoi le WPP, qui se veut un reflet du photojournalisme, a-t-il choisi cette photo si manifestement peu réaliste? » tu fais référence au traitement numérique de l’image qui l’aurait rendue peu réaliste?

    Dans ces deux versions, cette image me semble tout autant réaliste ou tout aussi peu réaliste. Certes le traitement numérique est plus perceptible sur la seconde, essentiellement parce qu’il est maladroit (et de ce fait plus visible), mais je ne trouve pas que cela rende la première plus réaliste pour autant.
    Et si je la regarde avec l’oeil du photographe qui passe ses journées devant son ordi à traiter ses images, je n’arrive pas à imaginer de 3ème version (ou d’état « d’innocence » qui aurait correspondu à un Jpeg à la prise de vue) qui la rendrait plus « manifestement » réaliste.

    Ce n’est donc pas tant le traitement de l’image que l’esthétisme lié à la situation et au cadrage qui pose problème.
    D’habitude ça ne gêne pas le monde du photojournalisme, bien au contraire, comme le montrent les photos qui ont remporté les deux derniers WPP.
    Le WPP 2011 http://s3-ec.buzzfed.com/static/enhanced/terminal05/2012/2/10/13/enhanced-buzz-wide-26330-1328898711-138.jpg
    Le WPP 2010 http://s3-ec.buzzfed.com/static/enhanced/web03/2012/2/10/13/enhanced-buzz-2560-1328898627-35.jpg

    Alors est-ce que ce qui rend cette esthétisation contestable cette fois-ci ce ne serait pas que cette image ne s’inscrive pas dans une tradition picturale comme les différentes variantes du thème de la Pieta par exemple, mais plutôt dans une tradition cinématographique plus récente?

    Ou est-ce que désormais, on brûle ce que l’on a adoré? Un grand nombre de ceux qui dénoncent la dérive esthétique de l’image numérique aiment le travail de photographes dont les images sont reconnues et appartiennent à l’histoire de la photographie en raison de leurs qualités esthétiques.
    La mystique de l’instant décisif légitimait, sanctifiait l’esthétique. L’oeil du photographe avait su capter l’instant décisif, celui où l’évènement était esthétique. Le « bon » photographe ramenait des images qui témoignaient d’un évènement, d’une réalité. Le « grand » photographe également, mais son image en plus tendait vers l’universel en raison de sa dimension esthétique.
    Le monde du reportage est en train de se diviser en deux courants, ceux pour qui toute esthétique trop évidente est devenue suspecte parce que cette esthétisation est susceptible d’être issue du post-traitement et non plus de l’instant décisif, et ceux pour qui rien n’a changé.
    Bon, si j’étais photo-journaliste et que je devais concourir à un prix organisé par Jean-François Leroy, j’utiliserais le post-traitement pour « salir » un peu ma photo, réduire sa dynamique etc. 🙂

  3. Je ne crois pas à la fin de catégorisation entre art et journalisme tout simplement parce que leur finalité n’ont rien à voir. Au départ ce rapprochement est d’ordre financier. Avec la numérisation le marché de l’image, des iconothèques et du photojournalisme fut radicalement chamboulé dans les années 2000 et les photo-journalistes, cherchant de nouveaux moyens de gagner leur vie, se sont tournés vers la scène artistique. Il suffit d’aller voir les expos qui ont fleuries dans les musées de toute l’Europe : les reporters utilisent depuis tous les moyens développés auparavant par les plasticiens et les artistes (cadrage différents, mélange de techniques, multiplicités de format, accrochage sur tous les plans se rapprochant de l’installation, vidéo…). Parallèlement à cela, le débat esthétique qui s’est concentré sur une (nécessaire) redéfinition du “documentaire“ ainsi que l’influence des curateurs et des scénographie (souvent mode et passagère) n’ont fait que donner l’impression d’un mélange des genres. Or tout cela fait-il du photo-reportage un art pour autant ? Je ne le crois pas du tout car ces photographes n’ont pas généré de nouvelles façon de voir mais on plutot repris des recette connues en histoire de l’art comme vous le remarquez dans certains de vos articles. Ce rapprochement entre art et journalisme est pour moi une preuve de plus de la confusion actuelle entre l’art et la culture (comme on a confondu à un moment culture populaire et culture de masse). Il me semble plus nécessaire de redéfinir ce qu’est un art et si cela peut se faire de le redéfinir, non pas en fonction de ses retouches (car toute image est partielle et mise en scène), mais en contraire en fonction de ces enjeux.

  4. MàJ du 13/03: Grâce aux bons soins de Valentina Grossi, et avec l’autorisation de Michele Smargiassi, voici une traduction française de son billet: « Attention, cet article est trop saturé »

    @ Jean Daubas, tatiana goulut: Bien sûr qu’art et journalisme restent deux catégories différentes. Mais d’un autre côté, on ne peut pas nier, comme le dit Korkos qu' »une photo est, par définition, un objet esthétique ». L’articulation de ces deux domaines reste visiblement problématique. C’est tout le problème du WPP, concours professionnel qui sélectionne des travaux de photojournalisme sur des critères qui relevent au moins partiellement de l’esthétique. La manière qu’a le WPP de gérer cette difficulté est bien celle décrite par Smargiassi ou Korkos: il s’agit de « ne pas en faire trop », de proposer une sélection qui, tout en soulignant les qualités formelles des images, reste compatible avec les canons du journalisme. La discussion qui accueille chaque année ce choix montre que cette négociation reste un exercice difficile et contesté.

    @ Thierry Dehesdin: « Dans ces deux versions, cette image me semble tout autant réaliste ou tout aussi peu réaliste » Comme tu l’auras peut-être noté, je n’énonce aucun jugement personnel dans aucun de mes 3 billets consacrés à la photo de Hansen, je me borne à commenter des éléments du débat, qui me sert d’outil d’objectivation de la réception. Je n’ai pas à juger si la photo de Hansen est ou non réaliste, ce sont les caractéristiques du débat qui montrent qu’elle est majoritairement perçue comme peu réaliste (y compris d’ailleurs par ceux qui l’apprécient).

    Tu as bien sûr tout à fait raison: la pseudo-madone de Bentalha n’est pas moins esthétisante que l’enterrement à Gaza. Mais outre qu’elle est interprétée comme une référence à la peinture religieuse, ses options de figuration restent à l’intérieur du cadre conventionnellement identifié comme  » réaliste ». On pourrait dire que, conformément à l’esthétique de l’instant décisif, l’art lui vient par surcroît, de manière involontaire: elle n’exprime pas de revendication esthétique ouverte, de « Kunstwollen » de la part de l’auteur. Tel n’est pas le cas de Hansen, car encore une fois, le filtre n’est pas la retouche, et l’irréalisme perçu de cette image a été compris comme un geste volontaire. C’est à cet endroit précis que Hansen sort du cadre de l’instant décisif, et c’est pour cette raison que les tenants d’un journalisme naturaliste strict reprochent à Hansen son esthétisme.

    La doxa du journalisme produit des contradictions et des acrobaties mentales. En résumé, l’esthétique ne peut y être qu’involontaire. Une esthétique revendiquée devient de l’art, et sort du cadre. Mais les lignes bougent, et les professionnels sont les premiers à pousser pour que s’affiche un formalisme plus assumé (qui les distingue de la production amateur). Il suffit de feuilleter Polka ou de surfer sur Photographie.com pour s’apercevoir que l’exercice professionnel n’a jamais été aussi léché, travaillé, sublimé. 

  5. Bonjour. Tout à fait d’accord avec l’incrimination de « l’esthétisme lié à la situation et au cadrage » ; le jeu sur les couleurs et le contraste en découle et en deviendrait presque secondaire. La version la plus réaliste c’est l’autre photo, celle de Mohammed Salem, en vertu du fait qu’un amateur aurait pu obtenir un rendu très proche avec son petit appareil numérique. Toute la question est celle du but visé par le photojournalisme de guerre. S’il est de nous plonger au cœur des événements pour nous faire prendre conscience du fait qu’ils se sont produits, alors c’est celle qui y parvient le mieux, par sa nudité et sa crudité, précisément, par son manque de joliesse.

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