L'attente du cinéma, c'est déjà du cinéma

Sur le périphérique parisien, à proximité de la porte d’Italie, on peut voir cette publicité sous forme de peinture murale pour le prochain épisode de Harry Potter (Harry Potter et les reliques de la mort, 2e partie), assortie d’un afficheur qui annonce le décompte avant la sortie du film: – 40 jours, 6 heures, 23 minutes (photo prise le 3 juin).

On peut éprouver des émotions intenses au cinéma. Mais le meilleur film est toujours celui qu’on n’a pas encore vu, celui qu’on attend, celui qu’on rêve. L’installation de cette attente est devenue l’un des principaux volets de l’œuvre cinématographique, une œuvre parallèle parfois aussi importante que le film, du point de vue de son organisation, de son budget, mais aussi de son pouvoir imaginaire. On ne va pas voir le même film selon la qualité de l’attente qui a précédé sa sortie. L’attente du cinéma est déjà du cinéma. Il est regrettable que la recherche accorde si peu d’attention à cette dimension constitutive de la construction culturelle.

Le charme discret de la bourgeoisie

En se faisant le porte-voix des délires gouvernementaux, le Libération de Joffrin avait atteint son seuil d’incompétence avec la Une « L’ultra-gauche déraille« . On se souviendra que le Libé de Demorand a franchi aujourd’hui le mur du journalisme avec la page de titre: « Not guilty« .

« Not guilty« ? On dira qu’il ne s’agit que du relevé objectif de l’information de la veille: la décision des défenseurs de Strauss-Kahn de plaider non coupable. Mais il faut lire l’article consacré par Mediapart à l’invention de la soubrette, qui raconte comment cette fonction fut intégrée à la sexualité domestique, avec la bénédiction de la maîtresse de maison (( «La domestique n’a pas seulement une fonction sociale, elle occupe fréquemment une fonction sexuelle : elle est à disposition du père de famille et aussi du fils, qu’elle déniaise couramment. De ce fait, son corps appartient à la maisonnée. (…) Pour la maîtresse de maison, qui sait que ces pratiques existent, il s’agit de limiter les dégâts pour ce qui concerne les maladies vénériennes, plus fréquentes avec les prostituées. Cela peut aussi avoir l’avantage de la décharger du contrat sexuel vis-à-vis de son mari, à une époque où la grande majorité des mariages sont encore arrangés. En outre, la domestique n’est pas une figure inquiétante pour la maîtresse de maison, qui peut la renvoyer à tout moment. Elle ne peut lui prendre ni sa place, ni son mari, ni son fils, puisqu’on est dans la situation d’une domination à la fois sexuelle et sociale», Camille Favre, propos recueillis par Joseph Confavreux, « Comment la soubrette fut inventée », Mediapart, 06/06/2011.)), pour comprendre à quel point l’image matrimoniale qui illustre l’énoncé « non coupable » – Strauss-Kahn aux côtés d’Anne Sinclair, une ombre de sourire aux lèvres –, incarne jusqu’à la caricature l’inconscient de la bourgoisie.

Comme dans le lapsus de Jean-François Kahn, qui lève le voile sur un monde ou le « trousseur de domestique » ne fait qu’accomplir les prérogatives dues à son rang, le soutien de l’épouse légitime parachève la figure d’une innocence de classe que les strauss-kahniens brandissent depuis le 15 mai. Le Figaro ne s’y est pas trompé, en choisissant lui aussi une photo du couple – dans une frontalité plus combative. En resserrant le cadre sur l’image touchante du ménage réuni, derrière les sourires un peu peinés de la gentry malmenée, mais sûre de son bon droit, la Une de Libé a choisi son camp. « Not guilty« .

Le bruit de la vague

Lecture d’un billet érudit consacré au dernier album de Lady Gaga, par le critique musical Jody Rosen. J’admire le fait de pouvoir développer un véritable discours de critique d’art à propos de l’œuvre de Gaga, mais en même temps je me dis que dans l’univers de la pop, le rouleau compresseur de la starification produit tellement de bruit qu’une telle élaboration n’a plus grande importance.

Deux ans après le baptême médiatique de la Lady, est-il encore possible de faire entendre un signal élaboré? Ou cet article ne fait-il qu’ajouter un item de plus aux milliers de manifestations de la présence de la chanteuse, attestant par cette abondance même qu’elle est désormais une star, c’est à dire un personnage au-delà du bien et du mal, le point focal d’un bruit médiatique toujours renouvelé? Si tel était le cas, l’art ne serait qu’une composante secondaire, une unité parmi les multiples signaux de la construction médiatique, identique aux petites perceptions de Leibniz: le bruit de la vague dans le fracas de la mer…

L'énigme Hondelatte


A côté de Christophe Hondelatte, Justin Bieber, c’est du pipi de chat. Avec son dernier clip, qui approche les 100.000 vues sur YouTube, le présentateur allumé de la télé publique est en train de battre le record toutes catégories du dislike: une proportion de 91% de « j’aime pas », qui mérite inscription au Guinness.

Reste à deviner ce que les 71 pouces levés ont apprécié dans cette vidéo: la richesse de la rime entre « Dr House » et « Mickey Mouse », l’orchestration façon cover des Blues Brothers un soir de pluie à Lunéville, ou les grimaces pour faire chanteur (l’imaginaire lyrique de Hondelatte s’est visiblement arrêté à Plastic Bertrand)? Dans tout succès du web, il y a une énigme.

Quand la photo fait générique

Ce matin, deux exemples sur la Une du Monde.fr d’un usage non pas illustratif mais bel et bien signalétique de l’image. « Hollande et Aubry ont la cote après l’affaire DSK » commente le dernier sondage favorable aux deux leaders du PS. On devine que la photo qui décore le papier, issue des présidentielles de 2007, a été sélectionnée en réponse à la requête « Hollande », « Aubry », « DSK » sur le moteur de recherche de la banque d’images. Elle ne sert à rien, qu’à permettre d’identifier plus vite et plus efficacement les protagonistes mis en scène dans l’article. Même logique pour la sélection de l’image qui illustre « Ouverture de la succession de DSK à la tête du FMI« , qui montre les bobines de l’ancien directeur et de son successeur supposé, en la personne de Christine Lagarde (photo de juin 2010), ce qui résume élégamment la situation exposée dans l’article.

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Qui suis-je?

Un prénom, une liste de choses que j’aime bien en vue sur un T-shirt (ici de la chaîne KFC): une auto-définition sociale et culturelle, inspirée des informations affichées sur les sites de rencontre ou les réseaux sociaux.

Qu’est-ce qui me définit aux yeux des autres? Le mot important ici est: « j’aime ». Et la structure d’une liste de termes interchangeables, dont seule la totalité est originale. Deux indications simples, qui disent le déclin de la culture dominante au profit de l’acceptation de la polyculturalité, la valorisation de l’appropriation individuelle au détriment de la conformité à la norme, le caractère profondément identitaire de la revendication culturelle. Je suis mes cultures. Mes cultures, c’est moi.

Sarkozy contredit Chomsky

On s’en doute, la panique qui gagne la droite devant la perspective de la déroute aux prochaines présidentielles, obstinément confirmée par les sondages, n’est pas pour m’attrister. Mais cette circonstance électorale me pose un problème théorique. Selon la thèse naguère défendue par Noam Chomsky et Edward Herman dans La Fabrication du consentement (1988/2008, Agone), largement partagée à gauche, les puissants ont la capacité d’imposer au peuple les représentations qu’ils souhaitent par l’intermédiaire des institutions et des médias qu’ils contrôlent. Or, comme la chute du Mur ou les révolutions arabes, en cas de non-réélection, le cas Sarkozy apportera un sérieux démenti à cette thèse.

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Sois fan et tais-toi

Excellente dans Inglourious Basterds de Tarantino, nouvelle égérie de Dior, future maîtresse de cérémonie du festival de Cannes, Mélanie Laurent a décidé de se lancer aussi dans la chanson. Mais son album à paraître le 2 mai ne lui vaut pas que des louanges. Dans une interview au journal leberry.fr, la jeune femme se lâche: «Internet, c’est une ouverture sur la haine». Il n’en fallait pas plus pour assurer le buzz, et des commentaires pas sympa du tout des internautes, qui défendent à juste raison leur droit au dislike.

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Le monde est-il plus méchant depuis internet? Contrairement à ce que laisse entendre l’actrice, la critique n’a pas attendu le web pour jouer du pouce baissé. Je n’aurais pas aimé être à la place de Pontecorvo lorsque Rivette lui balance son « abjection », assassinat définitif du réalisateur.

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Le mariage de Kate et William n'a pas eu lieu

Selon une croyance répandue, l’exercice du journalisme est intimement lié à l’événement – phénomène qui peut prendre des contours variés, mais qui suppose à tout le moins d’avoir eu lieu pour qu’on le décrive.

La beauté de la croyance est que le démenti quotidien de la loi ne la contredit d’aucune manière. Soit le mariage de Kate et William, événement qui, à l’heure où j’écris ces lignes, n’a pas encore eu lieu. Ce détail n’a pas empêché notre bonne presse de délivrer à l’avance des kilomètres de teasing – articles, couvertures, dossiers spéciaux voire numéros entiers consacrés à cet épisode mondain de la culture britannique.

On dira qu’un événement de ce type est si prévisible qu’il n’est nul besoin de l’avoir constaté pour en parler. Cette réponse philosophique méconnait grandement l’économie médiatique, qui ne se borne pas à annoncer le rendez-vous, mais dont les efforts pour alimenter le filon peuvent se mesurer à l’inventivité débordante des angles imaginés pour en prolonger le récit. Toujours prompte à se recycler elle-même, la presse va jusqu’à faire de l’évocation de la « frénésie médiatique » une autre façon de rallonger la sauce.

Au contraire de la sémiologie, qui justifie l’affairement médiatique en apercevant au cœur de l’épisode princier quelques leçons de vie fondamentales, je crois que Kate et William nous montrent surtout comment la presse peut faire d’à peu près n’importe quoi un événement d’importance planétaire, par la simple mobilisation de l’appareil médiatique, la répétition et la survalorisation de l’annonce. C’est ce qui est finalement le plus intéressant dans la tradition de couverture de l’événementialité monarchique britannique: qu’elle démontre le fonctionnement « à blanc » de l’œuvre médiatique, machine à focaliser l’attention, pouponnière de l’événement – ou élevage de poussière

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La fourchette de Colette

Début célèbre de La Chambre Claire: «Un jour, il y a bien longtemps, je tombai sur une photographie du dernier frère de Napoléon, Jérôme (1852). Je me dis alors, avec un étonnement que depuis je n’ai jamais pu réduire: «Je vois les yeux qui ont vu l’Empereur» (Roland Barthes, Œuvres complètes, t. 3, p. 1111).

Ce matin, sur France-Inter, j’entends le journaliste Bernard Pivot, membre depuis 2004 de l’académie Goncourt, confier son émotion à l’idée de manger avec la fourchette et le couteau de Colette chez Drouant.

Que ces couverts soient en vermeil permet-il de croire à quelque lien mystérieux avec le photographique? Une fourchette peut-elle enregistrer l’émanation vitale de son usager? Y-a-t’il dans le portrait de Jérôme Bonaparte quelque trace que ce soit de la gloire de l’Empire? Ou bien doit-on plus simplement admettre que l’émoi de la relique n’existe que dans l’esprit de celui qui mobilise ce souvenir?