Pour une archéologie de la conversation visuelle

L’observation des pratiques sur les réseaux sociaux a mis en exergue la capacité des images à générer la conversation. On peut trouver des précédents photographiques à ces usages, par exemple avec la carte postale, qui développe dès les années 1910 des formes de représentations prêtes-à-l’emploi, ancêtres de l’imagerie des banques d’illustrations, destinées à provoquer l’expression épistolaire (ci-dessus quelques exemples datant des années 1930, voir ici les rectos).

Les spécialistes de la carte postale ne se sont guère intéressés à ces supports de conversation, pourtant assez intrigants, car ils supposent, pour être utilisés, une capacité de projection et d’identification à des fictions standardisées qui ne va nullement de soi, et dont on observe le développement contemporain sur le terrain de la publicité (cf. Roland Marchand, Advertising The American Dream, 1920-1940, Berkeley, University of California Press, 1985).

Les cartes postales usagées fournissent des exemples précieux d’archéologie de la conversation visuelle. A première vue, on remarque le caractère relativement flottant ou ouvert des propositions iconographiques, mais aussi la grande variabilité ou plasticité de leurs appropriations, qui peuvent n’avoir qu’un rapport éloigné avec le support. Reste qu’il s’agit bien d’une iconographie du lien affectif, qui est au coeur des dynamiques de la communication privée.

Garçons et filles, partage vs intériorité

Dans son intervention lundi au séminaire des Rencontres d’Arles, Dominique Pasquier a discuté le fait social récent, confirmé par toutes les statistiques, qui montre que les filles obtiennent globalement de meilleurs résultats scolaires que les garçons. Il semble que cet avantage repose sur le maintien d’un lien plus fort aux humanités, et notamment à la pratique de la lecture, alors que les garçons montrent un décrochage plus important par rapport à ce modèle, et privilégient des formes culturelles plus récentes.

En extrapolant à partir de ce constat, on pourrait interpréter l’avantage scolaire féminin comme la preuve de la persistance d’une hiérarchie datée, et donc un symptôme de l’inadaptation de l’école au monde contemporain. La forte composante de culture technique chez les garçons correspond à un goût pour les pratiques partagées, que l’école ne sait visiblement pas valoriser. L’exercice plus individuel de la lecture correspond mieux au modèle pascalien du développement de l’intériorité, hérité de la culture religieuse. En actualisant des modèles culturels différents, garçons et filles témoignent de la bataille des valeurs dont notre société est le théâtre.

Actor's studio

Une image, un jeu. Pas trop difficile: le titre est donné, la citation visuelle aussi – mais il est vrai que la référence ne doit pas être trop lointaine pour être efficace, et le film de Scorsese de 1990 est peut-être déjà à la limite du champ mémoriel d’un lectorat assoupi par les premiers jours de l’été.

Et une leçon de narratologie journalistique. Pendant que certains tentent de décrire «l’action collective consistant à fabriquer une information jugée « objective »», le jeu de la référence dévoile surtout le biais narratif retenu dans les rédactions pour rendre plus intéressante la guéguerre de succession à droite. Le match Copé-Fillon risquant d’être soporifique, il faut une bonne louche de feuilleton pour redonner un peu d’allure au produit à l’étal.

L'image vient-elle d'ailleurs?

Je n’ai jamais entendu personne dire que nous soyons envahis par le(s) texte(s). En revanche, l’envahissement par les images est une idée que l’on croise très souvent, largement alimentée par les pratiques numériques.

Rédigé par des historiens d’art, le Livre blanc sur l’enseignement de l’histoire des arts estime que nous vivons dans «un monde où la jeunesse est assaillie d’images». Un journaliste m’écrit: «Je vous contacte car je produis un webdocumentaire sur l’impact sur nos sociétés de la recrudescence d’images numériques dans le monde».

« Recrudescence » s’emploie habituellement dans un contexte médical ou judiciaire, où ce terme désigne des maux dont on veut se débarrasser. On ne peut être envahi que par un corps étranger. Tous ces réflexes langagiers disent chacun à leur manière que l’image est une menace venue d’ailleurs.

Il n’y a pas à se demander quelle balance permettrait de mesurer la quantité des contenus informationnels auxquels nous sommes exposés. Si personne ne pense que nous sommes menacés par le texte, c’est que celui-ci nous semble familier. Le logos appartient à notre univers, il est légitime, il n’est pas immigré: comment pourrait-il nous faire du mal? Il n’est qu’un outil à notre disposition, dont nous avons tous appris le maniement à l’école.

Je n’ai pas le sentiment que la jeune génération se sente agressée par les images, et je me sens moi-même parfaitement à l’aise dans notre monde visuel, dont je comprends les dynamiques. Il est vrai que je me suis penché avec attention sur ce paysage.

On n’a peur que de ce qu’on ne connait pas. L’énoncé de « l’invasion des images » n’est pas l’expression d’une analyse objective, mais plus simplement un aveu d’impuissance. Ceux qui se sentent agressés par les images contemporaines, qui croient qu’elles viennent d’une autre planète (ce sont souvent les mêmes qui disent avec fierté: « Je ne regarde pas la télévision »), sont les nouveaux illettrés prédits par Moholy-Nagy («L’analphabète de demain ne sera pas celui qui ignore l’écriture, mais celui qui ignore la photographie»).

Fiction et hypothèse (notes)

Dimanche matin, théorie.

Le récit de Théramène (Phèdre) est donné comme un exemple typique de narration, qui a pour fonction de décrire un événement (la mort d’Hippolyte) à ceux qui n’y ont pas assisté («J’ai vu, Seigneur, j’ai vu votre malheureux fils»). Cet événement est le référent du récit, qui produit une représentation qui s’y substitue.

Une manière simple de décrire la fiction, d’un point de vue sémiotique, est de considérer qu’il s’agit d’un exercice qui a les mêmes aspects formels que la description, mais que celle-ci est déliée de toute obligation référentielle. La fiction est aréférentielle: elle se déclare pour telle par convention (selon la formule rituelle: «Les personnages et les situations de ce récit étant purement fictifs, toute ressemblance avec des personnes ou des situations existantes ou ayant existé ne saurait être que fortuite»). C’est sa nature aréférentielle qui permet de qualifier la fiction de « création » (ou de « poétique »). Continuer la lecture de Fiction et hypothèse (notes)

Album "Mythes, images, monstres"

Album du séminaire « Mythes, images, monstres », 2009-2012, INHA. Dinosaures, conquête spatiale, évolution de l’homme, soucoupes volantes, Beatles, peinture d’histoire, superhéros, mèmes…: résumé de 3 ans d’exploration en culture populaire, en 160 diapos (blog, icono).

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Owni soluble dans le journalisme

Bye Bye, la soucoupe! Owni.fr, le laboratoire génial et foutraque inventé en 2009 par Nicolas Voisin vient d’annoncer, avec sa séparation de sa maison-mère, 22mars, qu’il rentrait dans le rang du journalisme traditionnel.

Depuis l’été 2011, cette évolution semblait inéluctable. Dans la foulée du succès médiatique apporté par la collaboration avec Wikileaks et la croissance incontrôlée d’une équipe brutalement surdimensionnée, l’équation économique n’était plus tenable. Le retour aux fondamentaux, sous la direction du journaliste d’investigation Guillaume Dasquié, paraissait réunir les conditions du sauvetage.

Pourtant Owni, au printemps 2009, ça n’était pas un pure player de plus, créé à l’imitation d’un modèle américain par de riches investisseurs, mais un projet original et brillant, appuyé sur une vraie ambition technique et graphique, et sur la rencontre de rédacteurs, de développeurs associés à l’éditorial et du concours actif des principaux blogueurs français. Un espace de liberté propice à l’analyse de la nouvelle économie numérique, où l’on pouvait croiser aussi les énervements du Monolecte ou le mauvais esprit de nombreux contributeurs bénévoles, illustré de bonhommes Star Wars en Lego. Un bouillonnement fidèle à l’énergie chaotique du web, plein de scories et de faux-pas, mais cent fois plus intéressant et éclairant sur le monde contemporain que le journalisme conforme qu’on lit sur les sites fabriqués, dirigés et contrôlés par des professionnels blanchis sous le harnais de Libé et du Monde.

Je souhaite le meilleur au nouveau pure player, qui reste quoiqu’il en soit un des lieux où il se passe quelque chose en ligne. Mais je ne peux que regretter l’explosion en vol du média social collaboratif, où s’écrivait l’avenir d’une nouvelle conversation. C’est d’un peu de cet ADN qu’a hérité la plate-forme Culture Visuelle, élaborée avec l’aide des magiciens de la soucoupe. Le poids économique du journalisme est peut-être ce qui rend impossible sa refondation par le web, raison pour laquelle celle-ci s’écrit aujourd’hui – bénévolement – sur les réseaux sociaux. Owni première manière restera comme la tentative de faire se rencontrer les deux mondes, une expérimentation unique en son genre, un moment de l’histoire du web francophone. Merci Nicolas, Tom, Loguy, Aurélien, Guillaume et les autres. Je suis fier d’avoir pu participer à cette aventure.


Lire notamment:

Je ne sais plus lire le journal

Je ne lis plus la presse papier qu’en prenant le train ou l’avion – qui sont parmi les derniers environnements qui interdisent la connexion internet, et perpétuent le système aujourd’hui bien étrange d’une offre culturelle limitée et présélectionnée. Je me suis donc retrouvé récemment à feuilleter un exemplaire papier du Monde (donné gratuitement par la compagnie aérienne, mais néanmoins compté parmi les ventes).

Comme de coutume, lors de la confrontation avec ces dinosaures, je saute les pages et les articles, cherchant désespérément un contenu qui intéresse les moins de soixante ans parmi les pubs de montres tape-à-l’oeil ou de voitures diesel. Jusqu’à croiser un intitulé qui me cligne de l’oeil (« Un nouveau discours politique a émergé », par Henri Pena Ruiz – que j’avais en fait déjà lu en ligne…).

Au moment de commencer ma lecture, je suis interrompu par l’interposition d’un écran mental tout droit sorti de Twitter: mais qui donc m’a recommandé cette lecture? Désemparé par l’absence de réponse à ce nouveau réflexe cognitif, j’ai un moment de flottement – et passe à la page suivante… La dynamique si puissante et si claire de la recommandation est devenue mon premier filtre médiatique. Je ne sais plus lire un journal papier.

Lire les épisodes précédents

La preuve par les Télétubbies

Hier soir, au moment de se coucher, j’évoque je ne sais plus pourquoi le dessin animé Le manège enchanté. On se retrouve évidemment avec Charles et Louis devant YouTube, à surfer d’Aglaé (et Sidonie) à Zébulon en passant par Chapi Chapo (apapo). Et puis, en se laissant porter par le marabout-de-ficelle de la plate-forme, voilà que surgissent les Télétubbies. Ce n’est plus mon enfance qui s’anime à l’écran, mais la leur. Leur premier programme télé, consommé en VHS (qui doivent encore traîner dans la cave), vers l’âge de deux ans.

On les a aimé, en famille, Tinky Winky, Dipsy, Laa-Laa et Po, sautillantes peluches toujours ravies, qui ont fait partie des premiers mots articulés par nos bambins. Et puis nous les avons oubliées. Une douzaine d’années plus tard, c’était la première fois que nous rouvrions ensemble la boîte à souvenirs.

Chatouillés par le générique, un peu émus, Charles et Louis s’esclaffent rapidement. Ils ne dansent même pas en rythme! Louis dit: maintenant, je ne vois plus que des gens dans un costume, qui s’agitent de façon ridicule. Et moi aussi, à côté de lui, je ne vois en fait que ça: les marques qui trahissent les défauts des rembourrages, et qui désignent les acteurs engoncés dans leur déguisement. Ils doivent avoir chaud! dit Charles. Continuer la lecture de La preuve par les Télétubbies