"Mitterrand est à la une de Match"

« Mitterrand est à la Une de Match« , énonce le journaliste d’une émission radiophonique matinale, sur le ton de l’évidence, pour faire réagir son invité. Pour le 15e anniversaire de sa mort, le magazine consacre en effet un dossier fourni à l’ancien président.

Pourtant, dans la façon dont ce choix est décrit, on a l’impression qu’il s’agit d’un fait objectif plutôt que d’une option éditoriale. « Mitterrand est à la Une de Match« , plutôt que « Match met Mitterrand à la Une ». L’implicite que recouvre cette tournure impersonnelle est la conviction que les choix éditoriaux ont en effet vocation à s’imposer comme des faits objectifs.

Si Match est Match, c’est parce que sa rédaction s’efforce de rendre compte de manière impartiale des affaires du monde. Les options retenues au terme du processus éditorial, mystérieuse alchimie collective dont le public ne connaît que le résultat, l’ont été en raison même de leur caractère de généralité et de leur représentativité supposés. En d’autres termes, quand une image s’élève jusqu’à ce sommet de l’énonciation qu’est la Une, l’ensemble du système médiatique la désigne comme dotée d’une valeur éminente et d’une signification supérieure.

Fait aussi indéniable que le constat d’un phénomène naturel, « Mitterrand est à la Une de Match » est un énoncé d’un registre équivalent à « il a neigé » ou « Il y a eu une éclipse de soleil ». Puissance du dispositif (et non de l’image), parfaite circularité du système (où le journalisme entérine ce que le journalisme a produit), génie de l’objectivation.

Téléphobie

Je rebondis sur un billet que Rémy Besson consacre au petit ouvrage de Pierre Bourdieu sur la télévision, qui avait suscité chez moi une grande déception. J’avais rapidement rangé Sur la télévision, opuscule rapide et pas à la hauteur de la réflexion acérée de Bourdieu sur les mécanismes culturels, parmi les symptômes du désintérêt des lettrés pour le petit écran.

Ce désintérêt renvoie selon moi à un contexte plus global. Pour le dire à mon tour de façon excessivement rapide, mon impression est que la télévision n’a jamais réussi à créer une culture – au sens d’un ensemble identifié d’œuvres ou de référents partagés, unis dans une réception valorisée, disons une culture construite.

Signifiés par les expressions de « cinéphilie » ou de « discophilie », le film ou la musique enregistrée ont été des créations technologiques qui ont été très tôt accompagnées de systèmes de valorisation de leurs contenus par une sociabilité spécialisée, l’organisation de clubs, de publications, et l’émergence d’une critique des contenus. La photographie est probablement la plus ancienne des activités techniques à avoir généré spontanément, dès 1851, une activité culturelle sur le modèle du connoisseurship des œuvres d’art.

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Ecologie du cinéma, vérification par l'échec

Quelqu’un à la rédaction de Studio Ciné Live a l’œil vif et l’esprit avisé. Le magazine est le premier à avoir pensé à gratifier Culture Visuelle d’un abonnement gratuit (adresse: André Gunthert, Culture Visuelle, INHA, 2 rue Vivienne, 75002 Paris). Ce qui, compte tenu du nombre d’étudiants qui se consacrent cette année aux études cinématographiques, est une excellente idée. Ces exemplaires seront mis à leur disposition dans la bibliothèque du Lhivic.

Je ne lis pas régulièrement les magazines de cinéma. C’est un tort. Ces objets passionnants participent depuis le début du XXe siècle à l’écriture d’une de nos principales mythologies, celle de l’homme imaginaire – pour reprendre la formule par laquelle Edgar Morin caractérisait le cinéma. Feuilleter SCL fournit à chaque page la démonstration que cette mythologie est plus vivace que jamais.

On reviendra sur le prochain Harry Potter, auquel SCL consacre sa couverture. Un article a particulièrement attiré mon attention, qui tente d’expliquer pourquoi le film Scott Pilgrim (Edgar Wright, 2010), qui aurait dû faire un carton cet été, a finalement été un bide. Alors que l’attention se concentre habituellement sur les films à succès, la question de l’échec est une excellente façon de tester les présupposés de la fabrique de blockbusters.

Denis Rossano retient plusieurs motifs. En premier lieu, un rôle titre confié à un comédien « doué mais peu charismatique » (Michael Cera). Mais aussi la surévaluation par le studio du succès de la BD de Bryan Lee O’Malley à l’origine du film, une publicité qui n’a pas réussi à « refléter le concept et l’univers visuel du film », ou encore la concurrence d’Expandables. Soit un ensemble de traits qui concernent moins les qualités intrinsèques du film que le système de valorisation dont il est partie prenante. En quelques mots se dessinent les ressorts réels de la construction de l’imaginaire cinématographique, qui font regretter d’avoir consacré tant de pages aux films eux-mêmes, et si peu à leur écologie.

Le calendrier ou la place de l'image

Au supermarché ou dans les papeteries, comme chaque année, en même temps que les présentoirs de fêtes, les calendriers illustrés sont de retour. Tradition séculaire du saut de l’an qui voyait arriver les colporteurs pour mettre à jour ces discrets outils de décompte du temps, et avec eux, la présence des images au cœur des foyers.

La préoccupation pour l’imagerie populaire s’est volontiers focalisée sur le palmarès des « icônes », photos célébrées par l’univers médiatique, promues au rang de visions d’une prétendue « mémoire collective« . Rien de plus facile que de reconnaître, derrière ces succédanés d’œuvres et leurs héroïques auteurs, la grille fatiguée de l’histoire de l’art. Pendant ce temps, des millions de produits d’édition peuplent notre univers de façon modeste, cachés dans les replis du quotidien, et font l’ordinaire oublié de l’industrie des images.

N’en déplaise aux étudiants qui s’acharnent à me proposer des mémoires consacrés à l’œuvre de Jeff Wall, le calendrier illustré est un objet mille fois plus intéressant, plus mystérieux et plus significatif que les exercices rhétoriques de l’artiste canadien.

Ce support d’image la mobilise à la façon du gadget, qui associe une fonction décorative à un accessoire utile (A. Moles, Psychologie du kitsch. L’art du bonheur). Si l’on se dit que l’image fixe, en dehors du marché de l’art, n’a jamais réussi à s’imposer comme produit consommable autonome, à la manière du disque pour la chanson, mais toujours comme une fonction ajoutée à d’autres, peut-être le calendrier nous livre-t-il le cas exemplaire de la place qu’occupe en réalité l’image dans la culture populaire.

Une place dont la modestie explique des évolutions qui restent sinon largement incompréhensibles. Et qui permet d’installer les images dans un rapport de familiarité qui est leur véritable atout.

Les blogs du Monde.fr en panne pendant 3 jours

Imagine-t-on un quotidien national qui fermerait boutique durant trois jours sans la moindre explication? Alors que la plupart des sites de presse tirent désormais une bonne partie de leur audience du complément gratuit fourni par les blogueurs hébergés, la plate-forme de blogs du Monde.fr, qui accueille quelque 815 blogs actifs, a été mise en panne entre le mercredi 10 novembre à 12h et le vendredi 12 novembre vers 18h, suite à une erreur de manipulation d’un informaticien. Mis à part une vignette de signalement (voir ci-contre), aucune explication n’a été fournie, ni aux lecteurs, ni aux blogueurs, durant cet intervalle  d’une durée exceptionnelle.

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Investissement visuel

On avait déjà pu observer que l’affaire Bettencourt donnait lieu à un travail iconographique inhabituel. Dans son numéro du 4 novembre 2010, Le Point, qui consacre à nouveau sa Une à l’affaire, réunit en un photomontage les principaux protagonistes de la saga (montage Christophe Thognard à partir de: Hurn/Magnum, Bureau/AFP, Warrin/Sipa; Stevens/Sipa, Witt/Sipa, SAget/AFP, Medina/AFP, voir ci-dessus, cliquer pour agrandir). Plus courant dans la publicité (ou dans les colonnes du journal à sensations Détective), le recours au photomontage pour traiter un événement d’actualité me semble plutôt rare.

Contrairement au collage ambigu de Christine Lagarde, celui-ci, clairement identifié en légende, ne pose aucun problème de légitimité. Il n’en reste pas moins un symptôme intéressant. J’avais évoqué au début de l’affaire un problème de rareté du matériel iconographique. Dans le cas présent, la recherche manifestée me semble indiquer une dimension supplémentaire. Outre la reconstitution d’une impossible réunion de famille, le photomontage (composé de pas moins de 7 photographies) rend visible l’investissement de l’hebdomadaire dans cet événement. A affaire exceptionnelle, traitement sensationnel (et budget en conséquence), semble nous dire cette image.

Une remarque au passage. Pourrait-on observer semblable investissement en ligne? J’en doute. La spatialité de la double-page est nécessaire à la lisibilité du montage. Et on n’a pas l’impression que les moyens alloués à l’iconographie par les rédactions web soit susceptible de faire face à une telle dépense. Le papier reste pour l’instant l’espace privilégié d’un travail visuel approfondi.

Nicolas 1er au Congo

La dernière couv’ de L’Express (3 novembre 2010) apporte un cas simple mais flagrant de métamorphose illustrative d’une photographie de reportage. Ayant obtenu les bonnes feuilles du nouveau livre de Dominique de Villepin, L’Esprit de cour (Perrin), l’hebdo met en avant cette exclusivité sous le titre « Sarkozy et sa cour ». Pour figurer ce récit, la rédaction recourt à une photographie d’Eric Feferberg (AFP) réalisée le 26 mars 2009 à Brazzaville, au parlement congolais, alors que le président français attend de prononcer son discours (ci-dessus, source: ImageForum).

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Un montage qui ne se voit pas est une retouche

Buzz appréciable pour la couverture représentant une photo de Christine Lagarde collée sur fond d’arcades de l’avenue Daumesnil, dans la feuille locale UMPiste Les Nouvelles du 12e, manipulation dénoncée sur son blog par le conseiller municipal du Parti de Gauche Alexis Corbière. Au-delà du succès toujours garanti de l’effet « jeu des 7 erreurs », sorte de degré zéro du décryptage visuel, plusieurs points me paraissent dignes d’être relevés.

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Iron Man, homo faber

Mes fils m’ont prêté hier le DVD Iron Man 2. Fascinante introduction de Vanko en forgeron. IM organise la confrontation de deux technologies fondamentales et opposées. Celle de la machine, à l’ancienne, qui se voit et se martèle, celle de l’homme fort: la technologie de l’armure, qui a besoin d’énergie (un cœur), et qui se rattache par l’imagerie à la bagnole (montage/démontage par les robots assembleurs). Celle de l’ordinateur, moderniste, fluide et évanescente, qui se résume à de l’imagerie 3D manipulable, technologie assez évidemment féminine (même si mise en voix par un masculin « Jarvis »), en son service essentiellement auxiliaire. L’homme de fer vs l’image servante, la fusée vs l’ordinateur, l’Audi vs l’iPhone, autrefois vs demain. Je vais me faire écharper par les Ironophiles si je parle d’une ode zemmourienne à la nostalgie de la bagnole (et à la puissance perdue du Stars and Stripes). Pourtant, comme le montre le papa de Tony Stark, le mot « technologie » ne peut se prononcer qu’au passé. L’enjeu du contemporain, c’est sa disparition.