En image seulement tu outrageras

« Y a plus aucun respect ». C’est pas moi qui le dit, mais un internaute qui n’a visiblement pas voté Ségolène, en commentaire d’une reproduction de la couverture sarkophobe du Nouvel Obs du 9 septembre 2010.

On ne saurait mieux caractériser le virage d’un grand nombre d’organes de presse français depuis le discours de Grenoble. C’est notamment le cas du Monde, qui a connu une évolution spectaculaire en l’espace de quelques mois, mais aussi du Nouvel Observateur ou du Point, qui avaient conservé jusqu’à récemment les marques les plus élémentaires du respect à l’égard du président, fut-il controversé.

La perte du respect s’exprime par le passage à l’insulte. Insultants, les rapprochements avec le nazisme, le pétainisme ou le lepénisme. Insultantes, les images grimaçantes, les emprunts à l’imagerie militante, les allusions au salut hitlérien (voir ci-dessus).

Toutes ces formes existaient depuis longtemps – et s’étaient notamment exprimées lors de la campagne de 2007 – mais elles étaient alors le fait d’une expression militante extrémiste, véhiculée par des supports confidentiels. Le tournant observable est celui de la propagation de cette opinion au-delà de ce cercle restreint.

Il faudra faire le travail de vérification systématique, sur un corpus de publications, de cette évolution. Mais il y a d’ores et déjà plusieurs moyens de le vérifier empiriquement.

Pendant tout l’été, j’ai attendu avec curiosité la translation sous forme de mèmes de l’affaire Woerth-Bettencourt ou des prises de position xénophobes du gouvernement. J’ai d’abord été surpris de constater que ces matériaux croustillants restaient sans postérité. Et puis je me suis rappelé la théorie que j’avais moi-même formulé en 2007, selon laquelle l’émergence d’une expression politique virale en ligne correspondait à un phénomène de compensation médiatique, la correction d’un traitement inadéquat par les grands médias.

La dernière expression marquante du genre en France a été le mème #sarkozypartout (voir ci-dessus), qui répondait vigoureusement à l’affirmation obstinée de la présence de Nicolas Sarkozy à Berlin le 9 novembre 1989, dont la plupart des grands médias ont très vite abandonné la discussion, close par les démentis élyséens (la photo antidatée est du reste toujours en ligne sur le compte Facebook présidentiel).

L’absence de réaction virale aujourd’hui est une preuve du changement du paysage médiatique. Il y a un an, la grande presse était encore habitée par le respect de la fonction présidentielle. On pourrait probablement en faire la vérification par l’image, en observant les choix illustratifs de l’époque.

Car la constatation intéressante que l’on peut retenir de cette séquence est que les marques d’irrespect, dans le cadre médiatique, se manifestent préférentiellement par l’image. On comprend bien que l’insulte n’est pas une pratique conforme à l’exigence d’objectivité traditionnellement exigée du journalisme, et que celui qui s’y laisse aller prouve ipso facto qu’il a quitté le terrain de l’argumentation et de la rationalité (d’où le fameux point Godwin).

Tous les organes ne sont pas dans la même position: les journaux étrangers (voir ci-contre), les journaux d’opinion ou à caractère satirique ont une marge de manœuvre plus importante. Mais pour les grands organes mainstream, le glissement vers l’opinion est plus étroitement contrôlé.

Le recours à l’image pour laisser filtrer des messages de l’ordre de l’insulte montre la plasticité du matériau visuel, mais aussi le haut degré d’ambiguïté du message iconographique, qui est rarement aussi univoque et précis qu’un énoncé textuel, et dont l’interprétation peut se modifier au gré du contexte.

La manipulation de cette ambiguïté n’est évidemment pas exempte d’hypocrisie, de la part des journaux qui s’aventurent sur ce terrain, tout en prétendant conserver les dehors respectables de l’objectivité.

Cette expression n’en reste pas moins significative à une échelle globale. Comparer deux traitements illustratifs comme ceux du Monde et du Figaro du dernier sommet européen ne laisse guère de doute sur leurs positionnements respectifs (voir ci-dessous). Il est également intéressant de noter que Libération (qui avait demandé la retouche d’un dessin de Killofer, l’un des premiers à exprimer le rapprochement Sarkozy-Le Pen) est resté très en retrait de ce mouvement de caricature.

(1) Le Monde: "La presse européenne craint que la brouille Sarkozy-Reding monopolise le sommet de l'UE" (AP/Michel Euler). (2) Le Figaro: "Roms: à Bruxelles Sarkozy maintient le cap" (AFP).

14 réflexions au sujet de « En image seulement tu outrageras »

  1. Excellent article où l’on voit bien, encore une fois, comment l’illustration visuelle des articles constitue la partie organique, vivante et impensée (ambiguïté sur ce point) du journalisme… Elle joue le rôle que joue le rêve et plus largement l’imaginaire dans le refoulement, le lieu un retour ambiguë du refoulé, qui, à défaut d’être formulé dans le texte ou condensé dans l’illustration, devient un symptôme répété, ailleurs, dans le mème…
    Ce qui est intéressant c’est ce que cela nous dit de la relation du lecteur au journal (site)… ce que dit le journal doit correspondre à ce que pense le lecteur, il ne l’informe pas tant que cela, il nourrit son expression, lui sert d’écran de projection… La comparaison Le Monde.fr et Le Figaro.fr est criante… l’une est violente (symboliquement) pour moi, mais pas pour celui qu’elle représente en capitaine au long court (mdr) l’autre l’est pour lui, mais correspond à ma vision des choses…une vision largement partagée au regard des règles les plus courantes du comportement politique rationnel de notre temps 😉
    Il y a une sorte de vérité moyenne du regard moyen qui est, en ce moment, en train de dénoncer visuellement le comportement pour le moins erratique de notre président… A l’exception du Figaro qui continue de s’extasier devant la tunique invisible du Roi !

  2. « On pourrait probablement en faire la vérification par l’image, en observant les choix illustratifs de l’époque. »
    Dont acte 😉

    En tout cas, en admettant ce point, je trouve l’argument tout à fait convaincant.
    Mais ta position est ambiguë (c’est peut-être à dessein).
    Est-ce qu’il faut lire dans cet article une vive critique de la manière dont les journalistes semblent avoir cédé à la facilité, en se contentant de critiquer par l’image pour ne pas avoir à approfondir une argumentation ?

  3. Une autre manière de voir serait de quantifier les expressions neutres de ce Président. Le visionnage de vidéo montre une proportion de plus en plus importante de mimiques agressives ou méprisantes, il faut désormais qu’un photojournaliste mette beaucoup de bonne volonté pour ne pas enregistrer des images « inconvenantes » !
    J’attire votre attention sr l’image remarquable qui illustre un article de Rue89 :
    http://www.rue89.com/2010/09/17/le-clan-sarkozy-en-lutte-contre-le-reste-du-monde-167032
    Cette attitude n’est pas une grimace saisie au vol, c’est une posture qui nécessite une certaine permanence.
    Finalement, on peut se demander si ce Président ne fait pas un usage excessif et involontaire de postures et de grimaces ?

  4. Votre post est surement une forme d’humour juif. Il est évident que ces journaux sont en fait en train de faire la pub pour sarkozy 2012, de la même manière qu’en 2007 Royal a fait la pub pour sarkozy en le faisant passer pour un type dangereux, ce qui a tapé dans l’oeil des gens qui l’ont élu.

  5. @Olivier: Merci! Parfaitement d’accord: la dimension du non-dit est fondamentale dans cet exercice. On peut même le transformer en définition: l’image EST le non-dit. D’où la construction partagée (et hésitante) du sens. On va creuser toutes ces pistes cette année en séminaire (et relire L’Interprétation des rêves!), je crois qu’elles peuvent mener loin…

    @Christophe: Le relevé ci-dessus est rigoureusement exempt de tout jugement de valeur. Ce n’est pas seulement par prudence méthodologique. Sur le fond, je crois que l’éditorialisation visuelle est un phénomène qui me laisse assez perplexe. A la différence de nos intellectuels tous-terrains, je ne suis pas capable de juger de tout dans l’instant, et là, je réserve mon jugement.

    @JLuk: Tout à fait d’accord, il faut élaborer une méthode comparative, qui intègre aussi les expressions « neutres » (ou positives) et en faire la statistique. L’image que vous signalez est celle qui a été reproduite le plus souvent, dans la presse nationale et internationale, et qui a l’air d’être considérée comme le résumé visuel le plus efficace du sommet. Si je trouve le temps, j’y reviendrai. Bonne remarque aussi sur le président-à-tics, il faudra en tenir compte…

    @aze: Dans le contexte actuel, je vous laisse l’entière responsabilité de la mention des juifs. Vous êtes prévenu: votre commentaire sera effacé à la première récrimination ministérielle 😉

  6. Il faut aussi prendre en compte que Sarkozy était la « vache à lait » de la presse, il le ménageait pour avoir un scoop. Mais il a eu la fâcheuse tendance a vouloir censurer. Mon avis c’est que les médias ont attendus le bon moment pour lui rendre la monnaie de sa pièce, mais tout en faisant un scoop. Cependant, il est vrai que les médias osent plus, sans doute causé par une déception que beaucoup partagent. Pour prendre un exemple et ne citer que lui (sans citer le nom), le rédacteur en chef du télégramme, journal que je lis, était a mon sens sarkozyste. J’ai remarqué depuis peu un changement d’attitude, sans doute plus détaché et critique. Mais cela va nous mener ? Favoriser les socialiste ? ou l’alliance Villepin/Bayrou ? …affaire à suivre !

  7. On peut relever une raison simple qui explique que l’éditorialisation visuelle a un champ plus ouvert que le texte: à de rares exceptions près (la couv. de l’Obs critiquée par un député UMP), ces choix illustratifs ne sont pas commentés. Dans l’espace médiatique, existe ce qui est repris, discuté, controversé. Une information, un titre peuvent faire l’objet de commentaires. Plus rarement une image, généralement de reportage (et qui devient immédiatement une icône du fait d’avoir été distinguée). Mais le traitement visuel de l’actualité est encore largement sous le radar du commentaire, ce qui justifie le sentiment d’impunité lié à sa pratique.

  8. Je trouve tout ça très juste. L’illustration photo semble, dans les rédactions, non sans enjeu, mais d’enjeu moindre, et donc représente un espace de liberté, ou du moins, de plus grande liberté. C’est assez séduisant, le texte comme espace du sur-moi, et l’image comme inconscient des journalistes…

    Entre parenthèse, si c’est ainsi, c’est assez grave, car cela indique un fort taux d’autocensure, et donne donc le là du niveau de la liberté de la presse…

  9. La diabolisation d’un personnage public est un procédé ancien mais qui a retrouvé une nouvelle fraicheur. Simplement, Hitler, est le Diable du 21éme siécle, l’iconographie et l’injure ont donc changé. Fini les dessins avec cornes et queue fourchue, pour faire le scoop, il faut saisir l’ennemi grimaçant et le bras tendu entrain de crier, si possible devant des militaires.

    Il n’y a plus qu’a illustrer l’iconographie de quelques épithètes bien sentis dans le titre et d’une laborieuse justification dans cette matiére verbale que personne ne lit plus en entier tellement elle est vide bien que courte et en grosse police.

    L’image et le titre choc ont envahie la presse. J’ai vu disparaitre les idéologies mais aussi le discours. Quand j’y penses, je me sens vieux.

  10. A la réflexion, l’exemple que je viens de commenter à propos des journées parlementaires de l’UMP :
    http://culturevisuelle.org/viesociale/1485
    d’une imagerie consensuelle démentie par la plupart des commentateurs, illustre une autre forme d’articulation entre le contenu du texte, dans les titres et articles de presse, et celui que laissent percevoir les photos retenues pour les illustrer. Dans le cas, abondamment examiné par André Gunthert, et fouillé depuis par Patrick Pécatte :
    http://culturevisuelle.org/dejavu/309,
    les photos viennent contredire, sans qu’il soit besoin d’en rien dire, le discours officiel, comme par exemple le fameux : « S’il y en a un qui a gardé son calme, c’est bien moi. » A la langue de bois et aux démentis les plus acrobatiques, que les journalistes sont tenus de répercuter dans leurs colonnes, répondent en sourdine des photos qui suggèrent au contraire toutes les nuances de la colère ou de la grimace.
    Mais il y a le cas inverse : c’est quand la langue de bois s’affiche dans les images que les responsables politiques s’efforcent à tout prix de composer pour les médias (« Vous voyez bien que nous sommes unis… »). C’est alors au texte, et en particulier aux titres, d’avertir le lecteur : « Ne vous y fiez pas ! Ils se détestent. »
    Au fond, tout se passe comme si les médias jouaient sur le double registre du texte et de l’image, constamment et étroitement combinés, pour afficher sans la formuler une distance critique vis-à-vis des discours officiels, sachant que ceux-ci peuvent s’exprimer aussi bien dans des mots que dans des images.

  11. @Sylvain: « Tout se passe comme si les médias jouaient sur le double registre du texte et de l’image, constamment et étroitement combinés » – C’est tout à fait ça! D’où l’idée fondamentale de refuser la décontextualisation des images (genre analyse sémio), et au contraire de toujours prendre en compte l’ensemble du dispositif texte/image/contexte pour élaborer l’analyse.

  12. “Tout se passe comme si les médias jouaient sur le double registre du texte et de l’image, constamment et étroitement combinés”
    Faut-il s’en réjouir? Les journalistes feraient de plus en plus appel à l’intelligence critique de leur lecteur.
    Faut-il s’en inquiéter? Les journalistes seraient obligés de s’autocensurer de plus en plus fréquemment et d’utiliser des ruses qui ne sont pas sans rappelées la presse dans les régimes autoritaires.

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