Qui a besoin de la tronche à Trichet?

Pendant qu’au festival Visa pour l’image, Jean-François Leroy s’élève contre l’overphotoshopping, Slate.fr nous donne un bel exemple d’éditorialisation par l’image. On peut essayer de deviner ce que fait réellement Jean-Claude Trichet au moment de la prise de vue (Thierry Roge/Reuters). Un éclat de rire retenu? Un début d’éternuement? Quoiqu’il en soit de l’occasion que le photographe a su saisir, un tel portrait, étrange et amusant, attire l’attention.

Répondez franchement: auriez-vous lu un article intitulé: « Bonne rentrée, Monsieur Trichet!« , avec pour sous-titre: « Les divergences au sein de la zone euro sont presque ingérables par patron de la BCE« ? (l’appel de Une, plus réussi, évoque: « Le casse-tête de Trichet« ). Avec cette photo, il est presque impossible de ne pas jeter au moins un coup d’oeil au billet, tant la promesse de l’image est forte.

Photoshopper, c’est tricher, nous dit Leroy, attenter à la vérité de l’image. Mais peut-on m’expliquer quelle « vérité » est censée nous transmettre la photo (non retouchée) de Slate? Une information sur la physionomie du président de la banque centrale européenne? Qui a besoin de la tronche à Trichet pour comprendre un article sur la conjoncture économique européenne? A l’exception peut-être d’un ou deux graphiques, le papier de Marie-Laure Cittanova ne nécessite aucun support visuel. La vision du visage de Jean-Claude Trichet ne peut apporter aucune information utile au lecteur – à plus forte raison saisi en pleine grimace circonstancielle, deux mois et demi avant l’événement qu’annonce l’article, puisqu’il s’agit de la conférence de presse donnée aujourd’hui par le banquier. Cette photo qui n’a par définition aucun rapport pertinent avec le texte du billet n’est qu’une attrape, un truc pour attirer le chaland, un procédé rhétorique, exactement comme un titre suggestif. En un mot, du journalisme.

Les photographes professionnels ont désormais coutume, lors d’événements publics, d’enregistrer des « gueules », des grimaces ou des attitudes cocasses ou suggestives – des lapsus visuels la plupart du temps sans signification au moment de la prise de vue, mais qui fourniront un matériel de choix au moment de l’éditorialisation. Quoi de plus ennuyeux que la vision répétée du visage sérieux d’un politicien, à plus forte raison si celui-ci revient souvent au premier plan de l’actualité? La presse a besoin d’ingrédients plus relevés, et excelle a souligner l’angle du texte par le choix d’un portrait approprié – souriant si l’article est positif, soucieux si la matière est grave.

Mais, dira-t-on, il n’y a guère de rapport entre la banale pratique du portrait de notabilité et le « vrai » reportage (généralement reconnaissable à ce qu’il nous rapporte de très loin l’image exotique d’une misère navrante). Voire. Car le photoreporter qui ôte tel détail ou rehausse la couleur de son cliché grâce à Photoshop n’a pas non plus envie de faire mentir l’image. Il souhaite simplement la rendre un peu plus attractive – autrement dit, en termes crus, plus vendable.

Cher Jean-François, sais-tu que les images les moins photoshoppées sont les photos d’amateur? Et que le seul moyen pour que les professionnels cessent d’utiliser la retouche, c’est de rendre gratuit l’usage des photos? Je ne crois pas cette option souhaitable. Je crois plutôt que tant qu’on achètera la presse, nous continuerons à voir des images qui font le spectacle, comme Life nous l’a enseigné. Avec ou sans Photoshop, qui n’est qu’un outil de plus dans la gamme des merveilleux instruments de création de récit que nous offre la photographie.

13 réflexions au sujet de « Qui a besoin de la tronche à Trichet? »

  1. La proposition est intéressante, mais la conclusion est discutable.

    Soit, photographier, c’est choisir, choisir un angle, choisir un moment, choisir un cadrage, mais c’est aussi un acte instinctif, le seul mode d’expression réellement surréaliste comme nous l’a démontré Susan Sontag. D’ailleurs, pourquoi un visage neutre, fermé serait-il plus objectif qu’une grimace ? Celles de notre Président sont sans conteste représentatives du personnage. Ne choisir que des images lisses, contrôlées est aussi un choix et pourquoi les auteurs de textes peuvent s’autoriser des libertés qui serait interdites aux photographes ?

    À l’opposé, le traficotage des images nous amène loin de la représentation objective, je suppose que vous avait pris connaissance des images avant et après retouche, on est assurément dans la tromperie. Et ne croyait pas que les amateurs ne savent pas se servir des outils de retouche, il suffit de visiter les expositions des clubs amateurs depuis de nombreuses années pour être assuré que l’exagération ne fait pas peur à certains.

    Si les images doivent être gratuites, alors pourquoi pas les écrits, tous les écrits, pourquoi les chercheurs ne travailleraient-ils pas gratuitement, et de même pour toutes les activités rémunérées ? Certes, il y a eu et il y a encore des exagérations, c’est un autre sujet, mais toute activité menée de manière professionnelle, avec toutes les contraintes que cela suppose, doit pouvoir être rémunérée comme telle.

  2. Be happy: dans les faits, la photo est déjà gratuite ou presque.
    Par ailleurs, ce n’est pas pour vendre plus cher leurs images que les photographes font du photoshoping (la qualification d’over reste à définir), c’est parce qu’ils aiment ça! Comme à chaque fois qu’une nouvelle technique apparait, son utilisation modifie en profondeur l’expression.
    J’ai eu la chance de suivre pendant plusieurs années les cours d’Henri Langlois. Bon, pour lui le cinéma avait cessé d’être un art avec l’apparition du parlant. (Et personne n’avait osé lui dire que depuis, il y avait eu la couleur.) 🙂
    Ca n’empêche que ses cours restent un de mes meilleurs souvenirs de Nanterre. Il nous a fait découvrir des films incroyables.
    Alors Jean-François Leroy n’est pas Henri Langlois, mais il se trouve face à une évolution qu’il a du mal à assimiler et pour laquelle son appareil critique est semble-t-il inopérant.
    http://blog.dehesdin.com/2010/08/29/jean-francois-leroy-photo-journalisme-et-overphotoshoping/
    Pour en revenir au sujet du billet:
    « Cette photo qui n’a par définition aucun rapport pertinent avec le texte du billet n’est qu’une attrape, un truc pour attirer le chaland, un procédé rhétorique, exactement comme un titre suggestif. En un mot, du journalisme. »
    Du journalisme ou de la com?
    Non pas que je reproche à Slate d’appartenir désormais à l’axe du mal, mais internet c’est une concurrence effrénée. La devise d’Hubert Beuve Mery « Messieurs faites chiants » lorsqu’il s’adressait aux journalistes du Monde semble particulièrement peu adaptée à Internet.
    Alors la photographie qui chapeaute l’article n’est-elle pas en train de devenir l’argument commercial qui fera venir le lecteur et peu importe si sa relation au sujet traité est réel ou non? Une créativité particulière se développe en ce domaine, et Slate fait souvent preuve d’imagination.

  3. @Patrick: Merci pour les réfs. J’ai cité la première occurrence, celle de l’Express, dans le billet. Celle-ci est intéressante car, quoique synchrone du point de vue temporel (image du 22 juin publiée le 22 juin), elle n’est pas moins décalée narrativement que la version de Slate.

    @Jean-Luc Kokel & Thierry: Je me doutais que l’emploi du mot « gratuit » allait ouvrir la voie aux malentendus, c’est pourquoi j’ai pris la précaution d’ajouter: « Je ne crois pas cette option souhaitable ». Peine perdue! Pour les sourds et malentendants, précisons que cette formule est un paradoxe destiné à faire réfléchir (et à faire sourire) à propos de la position de Leroy, qui, je le rappelle, défend (ou plutôt croit défendre) les intérêts des photographes professionnels. Avec sous-titrage, ça veut dire: je n’y crois pas…

    @Thierry: Merci pour le lien, bien intéressant! Cela dit, permet-moi de penser que ton évocation des mânes de Beuve-Méry est un magnifique lapsus 😉 Rappelons aux plus jeunes que Le Monde de saint Hubert, en vertu précisément du « faire chiant », ne publiait pas de photos! Pour Beuve-Méry, en effet, ce que tu appelles la com (et qu’on appelait chez Life le « pictorial journalism »), ça commence avec la séduction de l’image…

    Beuve-Méry vs internet? C’est un peu gros, non? Libé, qui vient de publier fièrement un volume des ses « Unes », n’a pas eu besoin d’attendre Photoshop ni le web pour explorer les ressources de l’éditorialisation visuelle. On sera d’accord tous les deux que la pratique du journalisme suppose une certaine dose d’éthique pour ne pas virer à la com. Cela posé, il y a visiblement des pratiques diverses en la matière, et c’est tant mieux. Au-delà même du recours à l’image, j’avoue que j’ai du mal à comprendre pourquoi on considère comme normal de jouer avec les mots dans un titre, alors qu’il faudrait s’interdire toute fantaisie dans l’emploi de l’image – sinon en vertu d’une croyance à la « vérité » de la photographie. Cette croyance est mythologique. Il n’y a pas plus (mais pas moins non plus) de vérité dans une photo que dans un titre ou dans un article. Le journalisme, ce n’est pas de la vérité, c’est du récit. Et la photo, comme le texte, est un récit du réel, voilà tout.

  4. Monsieur Gunthert,

    Vous vous focalisez sur mon troisième paragraphe, alors que l’essentiel se trouve dans le premier ?
    « Pourquoi un visage neutre, fermé serait-il plus objectif qu’une grimace ? », d’autan plus si la personne représentée est habituée à ce genre de mimique ?
    Pourquoi faut-il lisser une photo, la rendre insipide pour qu’elle soit légitime ?
    Évidemment, le choix de « La » photo n’est pas le fit du photojournaliste, mais de la rédaction de Slate, comme de nombreux journaux font des choix tout aussi significatifs pour les titres de leurs articles.

    P.-S. Malheureusement, je ne serais pas en Bretagne la semaine prochaine, je ne pourrais pas vous rencontrer, d’autant que le sujet de ces conférences m’intéresse, j’ai un livre pour lequel je cherche un éditeur…

  5. @Jean-Luc Kokel: Ben la réponse, c’est que je n’ai jamais dit qu’un visage neutre serait plus « objectif »… 😉 Jetez un coup d’oeil sur le tag « illustration » sur Culture Visuelle, vous verrez que ça fait longtemps que la notion d’objectivité n’est plus mobilisée par ici…

  6. @André J’ai toujours pensé que Beuve-Méry était dans l’économie du signe cher à Baudrillard. (Un autre de mes enseignants, mais le pire de toute mon expérience universitaire!). Faire chiant, et ne pas mettre de photos c’était un moyen de signifier que Le Monde était un journal « sérieux » par opposition au reste de la presse. Ceci étant mon article se voulait plus ou moins factuel et ne s’inscrit pas dans ma longue plainte habituelle. 🙂

  7. Je pense qu’il commence à rire. La photographie a ceci de traître qu’elle fige les mouvements. Ce que nous voyons c’est un visage dans sa continuité, les différentes expressions qu’il prend dans les 1, 2 ou 3 secondes que nous le regardons. Une photographie peut figer un mouvement à 1/4000e de seconde. Ne serait-ce que là, il y aurait matière à réflexion…

  8. Support ou photographie ?
    Si le support gouverne effectivement les images, s’il leur assigne des fonctions précises d’illustration, d’information ou de message commercial, c’est bien de cela dont parle André Gunthert et non de photographie, ou plus précisément des Photographies. La « tronche de Trichet », obtenue par un procédé photosensible s’éloigne de ses fonctions d’empreinte ou d’icône et devient l’illustration d’un signe, un symbole au rapport arbitraire avec son référent, par les choix éditoriaux successif de l’opérateur et de l’éditeur. Un dessin de Plantu contiendra la même dose de vérité et de symbole, mais il est sans doute plus cher.
    De ce point de vue, « l’éditorialisation » ne peut être mise sur le même plan que « l’ overphotoshopping ». La retouche à outrance critiquée cette année par Jean-François Leroy (chaque Visa à son thème de polémique) n’ayant pas pour fonction de couper les liens avec l’objet référent, mais de le rendre compatible avec le bon goût du moment. L’art pompier, le pictoralisme en photographie, ont déjà expérimenté cette voie à la fin du XIXe.
    Dans un autre contexte historique qu’aujourd’hui, c’est bien le retour dans les années 20 à l’objectivité qui fut la réponse à ces dérives. Cette « nouvelle objectivité » allemande ou la « straight photography » américaine n’ont pas eu comme principe de redécouvrir une vérité sérieuse, originelle et mythologique, mais d’être au plus près du médium photographique : l’enregistrement mécanique de l’altérité, la fabrique de la mélancolie par l’empreinte photosensible. Une objectivité bien loin de celle que suppose le journalisme ou le photojournalisme, soumis à leurs supports.
    Hervé Dez

  9. @Hervé La comparaison avec la « nouvelle objectivité » allemande ou la « straight photography » américaine est pertinente, mais ma conclusion diamétralement opposée. 🙂
    A sa naissance, la photographie par ce qu’elle est un mode de reproduction mécanique, s’opposait dans son essence à l’idée dominante que l’on se faisait de l’art. Le pictorialisme triomphait parce que le flou dissimulait le caractère mécanique de la reproduction photographique. Pour être reconnu en tant qu’artiste, les photographes de l’époque vont tout faire pour dissimuler ce péché originel. C’est le pictorialisme. La photographie doit feindre d’être de la peinture pour être reconnue par les mouvements artistiques de l’époque. Puis de nouveaux mouvements vont apparaître qui vont revendiquer ce qui distingue la photographie de la peinture au lieu de chercher à le dissimuler.
    Alors attention à ne pas considérer que toute photographie numérique qui ne ferait pas semblant d’être une photo argentique, serait de l’overphotoshopping.

  10. Oula, l’histoire de la photo à la serpe, on va garder ça pour Wikipédia. Ici on est sur Culture Visuelle, mes lapins 😉

    Ceux qui s’intéressent à la construction complexe de l’esthétique photographique peuvent consulter notamment mon article: « L’institution d’une culture photographique », celui de Michel Poivert, « La volonté d’art », ainsi que « L’esthétique du document » d’Olivier Lugon, à lire dans L’Art de la photographie, des origines à nos jours (Citadelles & Mazenod), 2007.

    Pour revenir à nos moutons, mon rapprochement, évidemment paradoxal, de l’overphotoshopping leroyien avec la photo d’illustration vise simplement à souligner que la défense de la « vérité » photographique fait peu de cas des pratiques réelles de l’image dans la presse, qui remplissent de tout autres fonctions que de « montrer la vérité ». Taper sur la retouche est un moyen bien pratique pour glisser toutes les autres manipulations de l’image sous le tapis, et faire semblant qu’il suffirait de régler ce problème pour revenir à la virginité de la mythologie. Qu’un non-spécialiste anônne ces fadaises est excusable. Mais de la part d’un représentant de l’institution photo, c’est irresponsable.

  11. @Thierry
    Oui, il ne faut pas considérer que toute photographie numérique qui ne ferait pas semblant d’être une photo argentique serait de l’overphotoshopping. Si j’ai comparé la retouche excessive au pictoralisme, c’est avant tout parce que l’on leur reproche la même chose : une volonté de s’approcher de la peinture (pour faire court : JF Leroy parle de peinture Flamande) . Les photographes interrogés dans l’article du Monde tente d’expliquer cette manie par l’absence de frontière chez les jeunes photographes entre la photographie plasticienne et la photographie documentaire ou informative. Ironie du sort, l’explosion de cette frontière est en parti dû à la volonté des photojournalistes d’exposer dans les galeries et dans des festivals comme Visa (et inversement à l’utilisation du style documentaire par des photographes plasticiens, en dehors de tout contexte social ou historique). Quant au style documentaire théorisé par les Allemands et les Américains, il ne s’embarrassait guère, effectivement, de la vérité définitive du négatif. August Sander coupait sans remords ses négatifs pour qu’une photographie puisse « entrer » dans une série cohérente.
    @ André Gun-thert
    C’est vrai que tous les ans au moment des vendanges, on peut démontrer que Jean-François Leroy est cynique et/ou légèrement naïf. Maintenir le grand écart entre le petit mensonge sur la vérité du reportage tout en démontrant que les photojournalistes sont des « auteurs », des quasi-artistes est souvent trop grand, même pour les longues guiboles de Leroy qui se retrouve ainsi le nez dans le…par terre. Démonter les mécanismes de l’utilisation des ambiguïtés originelles de la photographie par l’industrie des médias sans ânonner et un effort que nous sommes tous reconnaissants de voir accomplir. Les non-initiés étant déjà archi-convaincus des manipulations multiples de la presse (retouche, mise en scène et story telling), les rapprochements paradoxaux apportent un éclairage nouveau sur ces évidences qui resteraient, sans eux, des armes triviales, des pétards mouillés.

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