Le deuil de Lady Di, preuve de l'œuvre médiatique

Dans son livre Media Crisis, le cinéaste critique Peter Watkins fait de la douleur réelle éprouvée par une large partie du public à l’annonce de la mort de Diana un outil de mesure de la puissance effective des médias. Extraits:

«L’ampleur de la réaction publique à la mort de Diana fut tellement disproportionnée qu’elle dépassa en intensité la plupart des exemples récents d’hystérie collective alimentée par les médias.

«Je peux comprendre l’émotion de ce jeune Anglais, venu assister aux funérailles de la princesse Diana pour lui rendre un hommage personnel, et qui parlait avec émotion de la visite qu’elle lui avait rendue à l’hôpital où il était soigné. Il s’agit là d’une réaction personnelle à une expérience personnelle. Beaucoup plus inquiétante fut l’immense émotion collective de ces milliers de personnes qui n’avaient jamais rencontré Diana et qui ne la connaissaient qu’à travers la médiatisation de l’écran et de la presse. (…)

«De très nombreuses personnes affectées par ce deuil déclarèrent qu’elles avaient été elles-mêmes impressionnées par l’intensité de leur chagrin. L’une d’entre elles affirma: « J’étais vraiment bouleversée et j’en fus surprise. Elle était tellement présente dans la presse qu’on se disait qu’elle serait toujours là. » (…)

«Une institutrice qui assistait aux funérailles confia: « C’est un des évenements les plus tragiques de toute mon existence. Je me rappelle les détails de son mariage comme si c’était hier, elle comptait beaucoup pour moi. Elle était si humaine. (…) C’est bizarre qu’on ressente tous ça, sans même l’avoir rencontrée, on a le sentiment qu’elle nous a personnellement touché. »

«Il se dégage de ces témoignages une impression palpable d’étrangeté dans le sens où ils émanent de personnes qui semblent aussi surprises de l’intensité de leur douleur qu’incapables de comprendre d’où cette émotion provient réellement. Ce que j’essaie de souligner ici, c’est précisément le rôle souterrain que les mass média ont joué dans le façonnage de l’émotion publique.

«Pour l’énorme majorité des gens, le contact entre Diana et le public s’est opéré à travers l’imagerie des mass média. Si ces derniers n’avaient pas hissé Diana sur un piédestal, une telle réaction collective n’aurait jamais eu lieu.»

Peter Watkins, Media Crisis (trad. De l’anglais par Patrick Watkins), Homnisphères, 2e ed., 2007, p. 155-157.

11 réflexions au sujet de « Le deuil de Lady Di, preuve de l'œuvre médiatique »

  1. Having had the chance to go to the exhibit “Exposed”, on show now at the Tate Modern, I saw this newspaper: http://www.flickr.com/photos/corazonadadavid/4659436435/in/photostream/ , where paparazzis were impeached to have being those who killed Lady Di.

    However, knowing the story that was not what popped into my eyes, but what is next to the article: an ad where one sees a photo of cell phone under the title of “Lowest”. As if already promoting a lower culture, the cell phone, which at that moment had no camera embedded, was already being constructed under the tag low and amalgamated to privacy stealing.

    all this has had, and still has to do with the event mediations.

  2. Le point auquel fait réfléchir l’exemple développé par Watkins est l’idée que l’espace médiatique peut créer, par la régularité ou l’intensité avec lesquelles il nous tient informé de l’activité de certaines personnalités, une forme de connaissance similaire à celle que nous avons de nos proches. Cette sorte d’effet d' »album de famille élargi » crée avec elles une proximité certes artificielle, mais qu’il est difficile de distinguer d’une véritable intimité. De fait, tout dans l’espace médiatique, plutôt que de nous permettre d’établir des frontières nettes entre les images et nous, contribue à rendre les frontières poreuses et à mettre en scène une fausse familiarité avec les grands de ce monde.

  3. Cette fausse familiarité a sans doute commencé avec le cinéma. La mort de Rudolf Valentino et les scènes d’hystérie qu’elle a suscitées ont sans doute plus marqué les contemporains de cet évènement que la mort de Lady Diana.
    http://cinema.encyclopedie.personnalites.bifi.fr/index.php?pk=39101
    Cependant, je pense que la mort de Staline et les torrents de larmes qui ont été versés à cette occasion dans le monde entier restent pour l’instant la manifestation la plus stupéfiante de cette fausse familiarité avec les grands de ce monde.

  4. @ Thierry et Patrick: Merci pour ces pistes! Ces manifestations d’affliction publiques paraissent une bonne entrée pour tester la thématique à la mode de l’agency des images. Toutefois, je pense que l’application aux stars du cinéma ou de la chanson de cet effet de familiarité n’est qu’un déplacement de mécanismes plus anciens qu’on a pu observer dans le registre politique. Pour le deuil d’Henri IV, « les boutiques se ferment, chacun crie, pleure et se lamente, grands et petits, jeunes et vieux, les femmes et filles s’en prennent aux cheveux », raconte Pierre de l’Estoile. La figure du roi-père dont la disparition laisse son peuple orphelin est un lieu commun du genre. Mais ce sont bien les mêmes causes qui produisent les mêmes effets, les chefs politiques ou religieux ayant été les premiers sujets de l’oeuvre médiatique.

  5. Lors des élections présidentielles de 2001, Silvio Berlusconi envoie à tous les foyers italiens (12 millions), par la poste, un volume de 125 pages couleur, papier lucide, riche de textes et de photos introuvables qui s’appelle « Una storia italiana » (Une histoire italienne) : sa biographie illustrée. Sont narrées les gestes du Cavaliere des entreprises immoblières, à la télévision, des triomphes sportifs avec le Milan jusqu’à son débarquement dans la politique. Le livre, édité par Mondadori Printing commence avec « Le caractère et les passions : la vie de S.B., l’enfance, l’adolescence, les copains d’école ». Puis : « Petits secrets de Silvio »; « Le style de vie : comment il s’habille et qu’est-ce qu’il aime, le leader de Forza Italia »; « Les amis d’autrefois »; « Ceux de toujours »; ceux qui « l’ont accompagné dans le temps »; « Comment construire un empire » [!]; « La passion sportive »; »La traversée dans le désert »; »La longue lutte pour la liberté »; « Les succès du bateau de la liberté »; « Pour une Italie plus juste, plus moderne, plus compétitive ».

    Cf. article sur :
    http://www.repubblica.it/online/politica/campagnacinque/libro/libro.html

    Les photos sont étonnantes. On a Silvio en Humphrey Bogart, Rodolfo Valentino…
    Exhilarant

  6. Salut, je trouve pas ça drôle (Berlusconi) dans la mesure où il est au pouvoir avec les effets que l’on peut constater !
    Et je trouve une légère différence entre les « people » et les politiques, à la mesure du rôle qu’ils ont concrètement dans nos vie : si les gens ont pleurés Henry IV, c’est moins à cause des journalistes ou de la télé que des améliorations dans la vie des gens, quand à Staline, on peut dire aussi qu’il changeait la vie (!) des gens, que pour le cas de Lady Di, ça m’en soulève une sans toucher à l’autre, pour citer notre (ex) de + en + regretté Président JC.

  7. « le façonnage de l’émotion publique »…
    J’ajoute cette perle à mon collier !

  8. Je rejoins PA sur le fond : ce qui fait du cas de Lady Diana un cas intéressant au plan de l’étude de l’effet des médias, c’est qu’au-delà de son implication humanitaire, elle n’était ni une femme de pouvoir au plan politique, ni une artiste, ni même une journaliste ou encore une animatrice de télévision. Rien de marquant ne me vient à l’esprit : une œuvre, un talent ou une même action ponctuelle qui serait liée à elle ? Peut-être son rôle phare dans son mariage avec le prince Charles.

  9. @PA et Erwan : c’est justement en raison de l’étendue de ses effets destructeurs en Italie, que l’opération de Berlusconi-publicitaire faisant la publicité de lui-même en mobilisant tout son empire mass-médiatique, révèle tout son poids statégique. Cette opération commence, avec Berlusconi, dès le début des années 1980′, lorsqu’il fonde son empire télévisuel, puis éditorial et publicitaire. C’est par l’envoi de l’album biographique en 2001 que se fixe, néanmoins, dans la sphère publique, le culte de sa personne. C’était simplement pour souligner l’importance des mass-médias dans la construction identitaire médiatique : icône médiatique et icône politique sont ici la même chose, comme dans tous les fascismes. La différence entre l’icône Berlusconi et l’icône Diana est la valeur ajoutée immatérielle de leur produit : l’un vend le projet capitaliste de l’entreprise-pays, l’autre est un produit fabriqué par les entreprises véhiculant l’illusion populiste de Cendrillon (« la bonne et belle du chateau, détestée et enviée par sa famille d’adoption, qui, comble de son malheur, meurt fatalement alors qu’elle commençait juste à être heureuse »). Ce sont des stratégies affectives qui poursuivent le but des entreprises de s’enrichir sur les illusions des pauvres en vendant la même illusion de bonheur. Il est sûr que l’icône-Berlusconi fait plus de mal que l’icône-Diana, car les entreprises qui produisent les gadgets avec le buste de Diana sûrement appartiennent aussi à Berlusconi, qui écrit les lois exprès.

  10. @Francesca: Berlusconi a acheté puis utilisé les medias pour construire le mythe qui lui permettrait de conquérir le pouvoir.
    Diana est un mythe qui a été fabriqué par les médias pour vendre du papier.

    Ensuite la réaction collective, c’est autre chose. Il y a une double complicité, une complicité avec la victime, cette « fausse familiarité avec les grands de ce monde », et une complicité avec tous ceux qui comme nous ont ressenti cette fausse familiarité. Je pense qu’il y a une certaine jouissance dans le fait de savoir que l’on est des millions à être tristes en même temps. On fait partie de quelque chose de « plus grand » que soi. Ca n’est pas suffisant pour parler de fachisme, mais le fachisme a toujours joué sur ce sentiment

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