La barbe est-elle un signe de barbarie?

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A partir de quand se manifeste « l’horreur du poil » qui marque aujourd’hui de façon si nette l’identité visuelle occidentale? La tendance est d’aller chercher la réponse dans l’imagerie féminine ou pornographique, qui ont promu le glabre et le lisse comme autant de promesses d’un plaisir hygiénique et survisualisé. Je soupçonne toutefois ce symptôme d’entretenir un rapport à la fois plus profond et plus ambigu avec l’antithèse qui structure notre imaginaire, opposant la modernité civilisatrice d’un occident rationnel et maître de ses émotions à la horde fanatique qui dissimule dans les poils de la barbe du prophète la menace d’un déferlement d’animale barbarie.

Si l’hypothèse n’est pas complètement idiote, on devrait pouvoir observer une montée de l’antipilosité à partir de la première guerre du Golfe, suivie d’une accentuation sensible après le 11 septembre. A défaut d’un test global, il doit être envisageable de réaliser et de croiser des vérifications partielles.

25 réflexions au sujet de « La barbe est-elle un signe de barbarie? »

  1. Il y a plusieurs genres de barbes ceci dit, depuis le bouc tressé du musicien vingt-cinquenaire jusqu’à la barbe salafiste, et je pense qu’elles ne sont pas considérées de la même manière – il faudrait faire passer des barbus de tout poil devant des policiers pour voir lesquels se font fouiller pour chercher du hashish, lesquels se font réclamer des papiers d’identités et lesquels ne sont pas inquiétés.
    Le mouvement me semble contradictoire, car à côté d’un grand retour de la tête rasée (Bruce Willis, Jason Statham, les soldats de la guerre yougoslave, etc. : refus de se faire tirer les cheveux ou volonté de masquer la calvitie partielle ?) et d’une étonnante chasse au poil corporel (comme si la pré-adolescence était l’âge de de référence ?), on peut voir des acteurs hollywoodiens, référence populaire s’il en est, paraître entre deux tournages avec une barbe de deux mois. Rarement une barbe taillée cependant.
    Il y a sûrement un sujet d’iconologie et de sociologie passionnant mais sans doute aussi très complexe.

  2. Je pense comme Jean-no que ce n’est pas si simple de tracer cette frontière glabre/civilisé vs poilu/barbare. Il me semble voir fréquemment à la télévision nombre de sémillants jeunes hommes, stars de quelque chose, affublés d’une barbe de quelques jours. Et la barbe du sage, version occidentale, se porte toujours bien, de Yves Coppens à Philippe Séguin (qui je crois est apparu barbu pour la première fois au moment de sa nomination comme président de la Cour des Comptes). Même du côté mili/viril et porteurs des valeurs occidentales, ce n’est pas si clair, voir les pionniers de la légion étrangère ou la tradition de la barbe chez les sous-mariniers du IIIème Reich reprise par certains groupes fafs. Quant à l’imagerie féminine ou pornographique dont tu parles, je distinguerai soigneusement la première, effectivement toujours lisse, de la seconde (il suffit de trainer là où il ne faut pas sur Internet pour s’apercevoir que la catégorie « hairy » est très vivace).

  3. Le culte du glabre va peut-être aussi dans le sens d’une réification du corps humain qui devient soumis, à l’ère du tout voir, aux critères de netteté, de brillance et d’uniformité auxquels sont soumis les objets qui s’échangent.

  4. Alors, je pensais au Père Noël, si barbu.

    Parmi les plusieurs représentations (googlons en images), on trouve toujours une barbe volumineuse, pas soignée au niveau de la taille, mais de texture très douce et soyeuse. Le blanc aussi c’est apaisant. Mais c’est une barbe sans coupe, c’est-à-dire, que papa noël ne la taille jamais. (il la lave juste avec du bon shampooing). Ce serait un signe mixte entre barbarie (de ne pas apprivoiser son corps, lâcher, laisser la nature dominer son soi) et la domestication (par la texture affable et image candide)?

    Bon, en tout cas, il vient de la Laponie, il faut pas oublier. Il doit être sans doute descendent des vikings (les barbares nordiques!)…

    …Il doit courir dans les veines du bon vieux un instinct animal, enragé et érotique, voir pédophile!!!

  5. Il manque aussi la distinction importante entre barbe et moustache, cette dernière demeurant toujours valorisée dans les cultures latines et bien présente dans l’identité visuelle occidentale. Mais elle est peut-être en perte de vitesse depuis plus longtemps puisque l’American Mustache Institute (sic) situe la discrimination envers les moustachus à la fin des années 1970, cf. son groupe Facebook http://www.facebook.com/AmericanMustacheInstitute

  6. Pour apporter une petite précision, je peux observer que la disparition du duvet et des poils au coeur de la presse féminine (illustration d’articles) apparait au même moment (ou plutôt un tout petit peu après) que la tendance « porno-chic » dans la publicité et dans la mode de cette même presse.
    La tendance initiée entre autres par Vogue dans les années 90 entraîne avec elle un lot d’images où le poil disparait faisant écho à une pratique majoritaire dans l’imagerie pornographique.

  7. @Alexie: Merci pour cette indication précieuse! Tes capteurs ont-ils enregistré une secousse après 2001?

    @garçons: ne vous laissez pas abuser par le jeu de mots du titre, la question est plutôt du poil que de la barbe (dans ma frise, le Christ est barbu, mais a le corps lisse, et King Kong n’a pas de barbe, mais le corps poilu). Précisons: il n’y a aucune raison de maudire le poil a priori. Comme le rappelle Thiago avec l’exemple du père Noël, le poil peut très bien être gentil et sympa. Il a indiscutablement connoté de façon positive la virilité martiale (dont la moustache de nos pandores est un souvenir discret). Il pourrait aussi figurer un espace protecteur et maternel, à l’image de la fourrure animale.

    Ce n’est pas le poil qui bouge, mais son image, et les associations qui vont avec. En ce début de XXe siècle, le poil est perçu comme sale, animal et dissimulateur. Et l’impression qui se précise, c’est que le poil est de plus en plus arabo-musulman.

    Mais il ne faut pas penser le poil isolément. Le poil fait partie d’un paradigme plus étendu, qui l’associe par antithèse au glabre (nu, dévoilé, exposé, hygiénique, franc). Si le poil est masculin, le glabre aurait dû rester un apanage féminin, mais il est intéressant de noter que nous avons toute une tradition visuelle, de la statuaire antique au Christ en croix, qui promeut une image très valorisée de la peau lisse, comme un attribut de classe. To be continued…

  8. Je n’avais jamais pensé à cette analyse et plus elle se développe, plus je la pense pertinente, car en effet, il me semble qu’une secousse a bien lieu, autour des débuts 2000’… et elle concerne surtout les hommes ! Je vais aller regarder ça de plus près !

  9. Si le poil arabo-musulman est perçu comme dissimulateur, cette analyse peut être rapprochée de la perception du « voile islamique ». La burqa serait le versant féminin de la pilosité, toutes deux ostentatoires et hostiles.

  10. Je suis d’accord pour dire que le poil est de plus en plus un attribut qui ne s’accorde pas avec les idéaux de l’hygiène et de la perfection esthétique qui marquent notre culture, mais un élément qui est aussi à prendre en considération est à mon avis le côté « jeune » que l’absence de barbe comporte.
    Les enfants en effet n’ont pas de barbe. On pourrait peut-être voir cette tendance comme un signe de cette survalorisation de la jeunesse qu’on peut très bien constater aujourd’hui.

  11. Pour rebondir sur les moustaches dans les cultures latines [mentionné par patrick], cars c’est tout frais:

    Silvia Capanema a soutenu sa thèse en histoire [EHESS] le 1er décembre et elle en parlait justement sur la question au Brésil, début du XIX siècle. Le contexte: c’est une revolte de noirs-marins juste après l’abolition de l’esclavage. [il y a un chapitre dédié au sujet: « être moustachu au Brésil dans le XIX siècle »]

    La moustache était une symbole de status social et de virilité, les « hommes de bien » en avaient une toujours bien accentuée sur la figure. Mais les noirs ont voulu aussi laisser pousser leurs moustaches, un signe de la revendication de leur citoyenneté, et de ne vouloir être plus vu/traité comme esclave dans la marine …

    Même si le principal acteur de la revolte était moustachu, la presse à l’époque retraitait les marins-noirs dans les caricatures toujours… sans moustache!

    Les dessins se rassemblaient plus à celle faite pour illustrer les esclaves: sans aucun poil, pieds nus, peu de vêtements, etc…

    enfin, c’est un contexte à parte…

    – – –

    Bien rappelé de Saddam, et du coup il y a ‘image de Radovan Karadzic dans un cas très similaire qui est apparu dans la meme époque…

    Avec bin Laden, on a trois « démons » du XXIe. siècle, entièrement barbus, sans aucun controle de la pilosité!

    C’est drôle, cars les images diabolisées du XXe étaient plutôt moustachus! Stalin, Hitler, Saddam (en tant qu’homme d’État) . Là c’est une pilosité rigoureusement manipulée…

  12. Question pilosité, en Turquie, porter la moustache la pointe vers le bas indique qu’on est « de gauche ». Vers le haut, c’est l’inverse.

  13. « La barbe à papa »

    L’exemple de Thiago est très vrai, mais il semble que l’on puisse rattacher la barbe (et la pilosité en général) à un autre contexte, beaucoup moins diabolique, mais tout aussi médiatique : celui du rugby, à travers l’exemple de Sébastien Chabal.
    Figure de la virilité par excellence, il est passé en quelques années du statut de remplaçant de luxe en équipe de France (et relativement inconnu) à celui d’icône de la mode et de la publicité devenant ainsi LE représentant aux yeux du monde du rugby « à la française ».
    Mais pourquoi? Comment? En soi le joueur Chabal est plutôt bon, mais pas assez pour être indiscutablement un titulaire en équipe de France. Son palmarès est honorable (en club un championnat d’Angleterre et un titre européen, en équipe nationale un Tournoi des 6 Nations pour les plus importants) mais pas exceptionnelle. Alors qu’est- ce qu’il lui vaut l’invention de chansons, d’un cri, d’un imaginaire populaire qui s’étend au delà du rugby même? Assurément, son look.
    Et par look, j’entends son apparence mais aussi son attitude. On pense à ses plaquages monstrueux sur le terrain, et ses tacles en dehors, comme par exemple lors d’une interview pendant la Coupe du Monde ou un journaliste lui demandait l’autorisation de poser une question en anglais. Réponse de l’intéressé : « No. We are in France, we speak french » (videos.nouvelobs.com).

    On connaît la suite. La France a perdu son match contre l’Angleterre, mais a gagné une idole. Symbole du gaulois jusque dans les Guignols de l’Info (ou sa marionnette reprend parfois quelques caractéristiques d’Obélix) sa « cro-magon attitude » est en quelque sorte une réponse visuelle au monde lisse et mesuré qui gravite en dehors du jeu : de l’entraîneur jusqu’aux dirigeants, des médias, voire même peut être jusq’au monde politique, l’exemple de Chabal, c’est l’exemple de celui « qui rentre-dedans » sans se soucier du reste.

    Au fond, c’est la catharsis que tout le monde attendait. L’image qui a fait la joie d’un certain humour anglais rendue enfin visible : celle d’un français bagarreur, tête de mule (et de mêlée!), chauvin. Oui, mais pour le meilleur, car cette France là peut battre des géants comme les All-Blacks de Nouvelle-Zélande, ou se laisser piéger par des « petits », comme l’Argentine. En réalité ce qui se passe, c’est que Chabal c’est le rugby à taille humaine. Loin des statues de marbre du football, il incarne une radicalité qui fédère derrière lui les « enfants » de 7 à 77 ans.
    Ce n’est plus seulement l’homme primaire, c’est l’homme du peuple.

    L’image qu’il incarne d’ailleurs est faite pour rassembler : il représente l’homme de fer dans un costume de velours (voir la publicité pour Caron ; un petit tour sur google images ne manquera pas non plus de compléter le panel…) et tente d’insuffler cette joie simple du jeu qui fait parfois défaut au sport de haut niveau à cause de ses enjeux ; ici, c’est le laisser-aller de cette capillarité très apparente qui crée le contexte, et pas l’inverse : l’aspect violent du rugby ne provoque pas l’apparition du « look » guerrier (tous les rugbymen ne ressemblent pas à Chabal, loin de là!) c’est une initiative personnelle qui le propulse au niveau symbolique. En quelque sorte avec Chabal le rugby français accède au niveau du mythe, du combat de gladiateur dans l’arène surchauffée, bref le joueur ne devient pas une icône parce qu’il combat superbement mais parce qu’il incarne le combat.
    A un autre niveau on peut aussi penser à Rafael Nadal, qui loin de jouer un « beau tennis » (par rapport à l’esthète Fédérer par exemple, il est même assez brouillon) en revanche pratique un art du combat (chercher toutes les balles, frapper au plus fort et le plus loin) destiné à « détruire » son adversaire par la supériorité physique. A noter que Nadal cultive aussi la mode des cheveux longs emplis de sueur, ce qui en fait la coiffure la plus sauvage du top ten (mais il est encore un peu jeune pour la barbe…)

    Ainsi, c’est la revanche de la rage de vaincre sur l’esthétisme froid. Celle de la passion sur la pure technicité. Chabal, c’est le soldat qui part au front pour gagner « mano a mano ». Ce poil là est bien plus que du poil, c’est une fonction, un signe. Peut-être est-ce d’ailleurs pour cela que Chabal plait aussi aux femmes : loin de vouloir signifier une quelconque masculinité exacerbée il s’agit ici de revendiquer son combat en créant une histoire, une fiction. Il permet à l’imagination de s’exercer librement : cro-magnon, gladiateur, homme des cavernes etc. Il devient objet d’un fantasme collectif et national. De là à dire que Chabal est un élément de l’identité nationale…

    Enfin, si Sébastien Chabal est un objet si vivace de la culture populaire, c’est aussi parce qu’il s’oppose aux statues de marbres du football, si souvent entachés de scandales concernant les avantages et les salaires versé aux footballeurs, ou même à cette sorte de mépris émanant non seulement de ses stars (cet éloignement par rapport au supporter de base) mais aussi de son sélectionneur Raymond Domenech qui paradoxalement, étant au centre du dispositif de jeu de son équipe, est celui qui en parle le moins, du jeu, justement. Que peut-il donc bien dire que la France des bistrots (chaque français est sélectionneur de l’EDF…) puisse reprendre à son compte? Pas grand chose, justement. Et pour reprendre en revanche l’interview de Chabal citée plus haut, quand on est français et que l’on dit non à une question en anglais, même si l’on a rien dit, pour l’homme de la rue c’est déjà presque une déclaration solennelle.

    Alors l’on aurait envie de dire, maintenant que Thierry Henry se met à jouer avec les mains, qu’il n’a plus qu’à se laisser pousser la barbe…

  14. André Gunthert Says:
    … »nous avons toute une tradition visuelle, de la statuaire antique au Christ en croix, qui promeut une image très valorisée de la peau lisse, comme un attribut de classe. »
    Bien sûr…mais d’un autre côté je vois mal comment sculpter les poils des membres sur un marbre par exemple,alors que pour la barbe cela parait plus simple!

  15. Valentina Says:

    //Les enfants en effet n’ont pas de barbe. On pourrait peut-être voir cette tendance comme un signe de cette survalorisation de la jeunesse qu’on peut très bien constater aujourd’hui.//

    J’irais même plus loin, et oserai parler de crypto-pédophillie. Que l’on retrouve dans l’utilisation, abondante jusqu’à il y a peu, du corps de l’enfant dans la publicité pour des produits n’ayant aucun rapport avec les enfants.

    (A part ça, votre serviteur est barbu, et rappelle qu’au XIX° siècle, il y a eu une période où cet ornement était quasi-obligatoire dans les fonctions à respectabilité comme l’enseignement !)

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