Frankenstein au pays des images

Pilote de l’excellent blog Devant les images, et un des visualistes les plus sagaces de la blogosphère, Olivier Beuvelet a trouvé matière à exercer sa verve avec l’enquête iconographique du Petit Journal de Canal +, qui révélait mardi dernier qu’un clip de propagande de l’UMP était composé d’images américaines issues de l’agence Getty Images. Chevauchant l’antithèse d’un parti féru d’identité nationale et de l’origine étrangère des séquences, Olivier dénonce « cette vision Disneyenne de la France » et prend un malin plaisir à moquer un lapsus qui révèle la confusion d’un pouvoir incapable de distinguer la réalité de ses projections imaginaires.

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N’éprouvant aucune tendresse pour le parti présidentiel, je devrais partager la bonne humeur de mon camarade. Au moment où la condamnation de la retouche refait surface, au sein même de l’UMP, il y a évidemment un paradoxe assez savoureux dans ce retour de boomerang de la manipulation des images. Tel est pris qui croyait prendre.

Ce n’est pourtant pas la morale que je retiendrai pour cette histoire. Le plus frappant dans le processus pointé du doigt par le Petit Journal, est moins l’origine géographique des images que le principe d’assemblage proprement monstrueux qui leur est appliqué. Au-delà du contexte politique immédiat, cet usage révèle de façon beaucoup plus globale la manière dont on se sert du matériel visuel, et comment on peut faire dire ce que l’on veut à une image, fut-elle une image d’enregistrement.

Il faut se promener dans les allées de GettyImages, aux alentours de la séquence utilisée par le clip de l’UMP, pour comprendre comment sont agencées ces bribes d’une imagerie prête à l’emploi. Comme la chimère de Mary Shelley, constituée de morceaux épars récupérés dans les morgues et les cimetières, ce que l’on fabrique avec ces cœurs et ces reins extraits de leur organisme, ces sourires et ces gestes si artificiels d’avoir été séparés de tout contexte, c’est une créature du docteur Frankenstein, un corps dont la vie n’est qu’apparence, animé de soubresauts plus effrayants que réels.

Mais le plus effrayant est de constater combien cette composition chimérique est parfaitement acceptable, compatible avec notre imaginaire – combien nous sommes accoutumés à aller chercher dans l’imagerie le support le plus élémentaire de nos rêves les plus grossiers. Le clip de l’UMP fonctionne comme un discours de Sarkozy rédigé par Guaino: une enfilade de clichés confondants de morgue, de bêtise et de vulgarité. Toutes les images ne sont-elles pas enfilées ainsi comme des perles, cliché après cliché? N’est-ce pas vraiment ce que nous attendons du visuel, dans son usage public le plus répandu: non pas la révélation du vrai, pas même une information, mais juste la confirmation de notre sottise et de nos préjugés, sous la forme d’un monstre de pacotille?

10 réflexions au sujet de « Frankenstein au pays des images »

  1. Très bonne analyse : le fait que les images soient américaines est ironique, mais l’emploi d’images de ce genre (et leur succès : c’est avec ce genre de clips que l’actuel président a été élu) est bel et bien la question préoccupante : de même que nous sommes souvent amenés à penser par clichés littéraires, nous imaginons par le biais de poncifs iconiques. Peut-être bien qu’il faudra que chacun devienne lui-même écrivain et/ou fabricant d’images (s’approprie le droit à l’originalité de ce genre de production) pour espérer échapper au vide et à la bêtise ?
    On peut aussi tenter une autre expérience en poussant les clichés dans leurs retranchements, en espérant qu’ils finiront par apparaître comme ce qu’ils sont, des raccourcis de la pensée et de l’imagination, rarement utiles et presque toujours néfastes. Je m’amuse à ça de temps en temps : des formules journalistiques et une iconographie de banques d’images permettent de dire tout ce qu’on veut, par ex. cet article au hasard.

  2. Cher André,
    d’abord merci pour le compliment, venant du grand rabbi de la yeshiva visuelle, il me flatte…
    Je ne pense pas que le fait que ces images d’emprunt soient américaines constitue un simple trait ironique vis-à-vis du détestable débat actuel, comme le dit Jean-No, mais c’est aussi l’expression involontaire (lapsus) d’une vérité sur le désir d’une partie de la droite française… se rapprocher du modèle américain… c’est à dire du goût standard libéral international que dénonce très bien un américain génial comme Jonathan Nossiter dans Mondovino…
    En même temps ce n’est pas un scoop, c’est sûr…
    Je partage aussi ton analyse de notre imaginaire monstrueux qui se nourrit plus des schèmes structurels devenus communs et normatifs sous l’effet de leur répétition dans l’imagerie populaire, et qu’on peut décomposer en « bribes d’une imagerie prête à l’emploi », c’est même sur ces « clichés » que les démagogues appuient leur discours séducteur, l’imagerie sarkozyenne est à elle seule le catalogue de la redoute des postures et situations types… l’homme au portable, l’homme bronzé, l’homme qui court, l’homme qui dirige… Cette comparaison à Frankenstein est très éclairante, car ce sont effectivement des cadavres d’images, des images atteintes de rigidité cadavérique, qui deviennent des icônes auxquelles nos propres postures se conforment parfois (sans parler de nos imaginaires) Cela pose le problème de la subjectivité, je pense bien sûr au poids du conformisme mais aussi au plagiat devenu extrêmement facile et dissimulable (mais aussi repérable) avec les moyens informatiques, dans le meilleur des cas l’enseignant voit apparaître un commentaire-Frankenstein, dans le pire c’est le cadavre entier et en un seul morceau. Comme Jean-No, je crois qu’il faut avoir l’ambition de faire de chacun un écrivain (à son niveau) et un photographe, et un cinéaste… bref, un énonciateur… c’est en manipulant les supports qu’on peut acquérir l’aisance rhétorique permettant de prendre de la distance… et d’inventer ses propres visions… C’est peut-être ça la grande école (empirique) de l’image dont tu parlais sur Arte…

  3. Oui, ces commentaires ne s’annulent pas, mais se complètent. C’est moins l’origine US des images (un décalage qui permet cependant, comme le lapsus de Walter Benjamin, de mettre le doigt sur l’essentiel) que le caractère mondialisé de l’imagerie qui forme ici le symptôme le plus marquant. Le fait même qu’on ne puisse distinguer aucune différence significative qui permette d’assigner une localisation aux images du clip est la démonstration la plus éclatante de l’inanité du prétendu débat sur « l’identité nationale ». Sur le plan visuel, ce qu’établit l’UMP, c’est qu’il n’y a aucune « identité » (mais plus exactement une conformité au modèle WASP décliné façon Benetton – un processus largement engagé depuis l’après-guerre). On devrait les remercier pour ça!

  4. Ping : uberVU
  5. J’y pense au passage : mon frère est marchand de bandes dessinées de collection et dans son milieu, un « Frankenstein », c’est un album qui a l’air d’être authentique et en excellent état apparent mais qui s’avère composés d’éléments d’origines disparates. Par exemple le cahier intérieur d’une première édition mais la couverture provenant d’une édition plus récente, le dos discrètement refait, la patine artificielle, etc.

  6. Oui, c’est aussi ce principe du recours aux « banques d’images » qui pose problème : vaste mémoire où l’on trouve ce qu’on veut, sans devoir faire l’effort soi-même d’avoir à en inventer ou à en créer.

    Le phénomène est d’ailleurs patent sur certains blogs qui s’alimentent sans vergogne – et sans, la plupart du temps, indiquer même leur provenance ou les auteurs de telle ou telle photo – de ces images toutes faites, pouvant servir en toutes circonstances, prêtes à l’emploi ou au détournement.

    Certes, dans le domaine politique, je ne possède aucune photo personnelle de Sarkozy, mais si j’en utilise une, j’indique systématiquement le nom de celui qui l’a signée, cela me semble la moindre des politesses.

    Le système du montage a déjà produit aussi ses effets négatifs dans des séquences du journal télévisé de telle ou telle chaîne : on pare au plus pressé en allant chercher des images d’archives sensées illustrer un sujet pour lequel on n’a pas la matière sous la main, et ainsi le tour est joué, avant qu’il ne soit déjoué par un observateur attentif !

    L’image frankensteinienne, fort bien rappelée, est loin du montage einsensteinien, où chaque plan faisait partie d’une vision créatrice et politique et non d’un bricolage à partir de séquences « exhumées » ici ou là.

    L’UMP est à l’image – si l’on peut dire- de cet assemblage : libéralisme à tous crins + étatisme revisité + Front national + lois tous azimuts… un patchwork qui donne le tournis jusqu’au vomi.

  7. « Au-delà du contexte politique immédiat, cet usage révèle de façon beaucoup plus globale la manière dont on se sert du matériel visuel, et comment on peut faire dire ce que l’on veut à une image, fut-elle une image d’enregistrement. »

    Mais pourquoi est-ce que le sort de l’image devrait être différent de celui du verbe ? Après tout, Sarkozy ne cesse d’utiliser les mots pour dire une chose et son contraire.

    L’intérêt des images c’est qu’en voulant faire des économies, on se fait prendre avec la main dans le pot de confiture, car les banques d’images ne sont pas si nombreuses que celà. Mais avec un peu plus de budget, et un peu plus de professionnalisme (l’agence de com n’a pas considéré la spécificité du clip politique et a utilisé les mêmes sources que pour un fromage ou une voiture), l’UMP aurait tourné en France des images dont l’origine aurait certes été locale, mais la réalisation toute aussi disneyenne !

    La question devant ces images, c’est surtout, me semble-t-il, qui sont elles censées convaincre ? Les militants de l’UMP ou les français ?
    « Mais le plus effrayant est de constater combien cette composition chimérique est parfaitement acceptable, compatible avec notre imaginaire – combien nous sommes accoutumés à aller chercher dans l’imagerie le support le plus élémentaire de nos rêves les plus grossiers. »
    Ca pourrait être une définition de l’image publicitaire et c’est surement la vision des français qu’ont nombre de militants de l’UMP . On est dans l’opposition entre le « nous », les militants de l’UMP et le « eux » les français dont on veut faire le bonheur et que le clip est supposé représenter. Mais il ne s’agit là que de la vision « grossière » que les militants de l’UMP ont de l’autre, « le français ».
    Est-ce pour autant la vision que les français ont d’eux-mêmes ? Autrement dit, des français qui ne sont pas militants de l’UMP, vont-ils se projeter dans cette image, se sentir valorisés par cette vison, y voir le « support élémentaire de leur rêves les plus grossiers », au point de voter UMP aux prochaines élections ?

    Je pense que l’UMP a bien fait de faire des économies sur la réalisation de son clip, même si maintenant ils ont l’air un peu ridicule. Le retour sur investissement aurait été de toutes les façons dérisoire: rassurer les militants en leur permettant de retrouver dans le clip financé par le parti la confirmation du discours de Sarkozy rédigé par Guaino ne justifie pas de gros frais.
    Mais on est au niveau zéro (heureusement d’ailleurs) de l’utilisation de l’image dans un projet politique. Quels français pourraient se projeter dans cette image d’eux-mêmes que s’en font Sarkozy et l’UMP ? Quel indécis serait convaincu de la justesse de la démarche politique de Sarkozy après avoir vu ce clip ?

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