Des jambes de prostituées

La prostitution est un sujet complexe qui soulève les passions. Pour les magazines, il présente aussi l’avantage de pouvoir servir d’alibi à une iconographie attractive. Exemple avec la dernière tribune abolitionniste publiée par Jarod Barry, que Slate.fr intitule drôlement « Regardons la prostitution telle qu’elle est« . Une bien jolie photo décore cet article, de jambes nues sur un lit aux coussins rouges, sagement légendées: « Des prostituées roumaines en Allemagne, en 2009 » (Reuters, Hannibal Hanschke).

On peut se rincer l’oeil sans honte, puisque ces belles gambettes sont des jambes de prostituées – information visuelle issue d’un reportage précisément situé dont la nature documentaire garantie autorise un usage sans arrière-pensées. Accessoirement, cette illustration choisie pour exciter l’imagination contredit quelque peu le propos de l’article. Supprimer la prostitution? Mais que restera-t-il pour émoustiller légitimement le bon père de famille lecteur de Slate?

MàJ: Patrick Peccatte me signale que cette photo sexy a déjà servi à plusieurs reprises, notamment pour illustrer des articles sur les maisons closes, le sexe low cost, ou le porn business

12 réflexions au sujet de « Des jambes de prostituées »

  1. Boaf, cette photo a suscité de fortes réactions que l’on retrouve dans les réactions qu’elle a suscitées sur Slate.
    Sa prosécogénie me touche, mais je dois dire que j’ai beaucoup de mal à me « rincer » l’oeil sur ce genre d’images, et que j’ai encore plus de mal de mal à y voir une illustration de la prostitution. (Des collants, des talons, deux femmes allongées face à face, une couleur chaude, serait-ce parce que l’on peut supposer qu’elle se parle, ?)
    Ou alors est-ce que ce serait sa subtilité, son approche quasi subliminale du sexe vis à vis de n’importe quelle publicité produite dans ces 40 dernières années qui lui donnerait une dimension qui m’échappe totalement et qui la rendrait profondément sexuelle? Une prosécogénie qui s’inscrirait dans une société qui redécouvrirait l’interdit religieux? 🙂

  2. @Agnès Poirier: La photo de Courier international, qui n’a pas de connotations érotiques (ce n’est pas la bonne posture…), est utilisée comme une transposition figurative claire du sujet de l’article… La photo de Reuters est utilisée dans Slate pour attirer le chaland (ce qui est accessoirement en contradiction avec la position abolitionniste défendue par l’article). Dans le premier cas, l’absence du visage renforce le caractère générique et la fonction allégorique de l’image, dans le second, il renvoie plutôt à l’anonymat de la pratique de la prostitution et à l’ambiance lourde de reportages en caméra cachée…

    @Thierry: On est d’accord, ces jambes anonymes pourraient être celles de ma cousine et de ma nièce, ce n’est qu’à cause de la légende qu’on peut les regarder comme « des jambes de prostituées ». Qui ne sont par ailleurs pas différentes des jambes d’une ouvrière, d’une bourgeoise ou d’une femme mariée… J’appelle ça un pur artefact de légitimation, désolé, mais ça m’énerve…

  3. Il y a sans doute du fait social dans l’utilisation de cette image si j’en juge par le signalement de Patrick Peccatte.
    Est-ce un pur effet d’imitation? Ou la conséquence d’une recherche sur les mots sexe, maison close, porn business qui ne donnerait que des images trop crues ou trop spécifiques, collant à un référent, aux yeux de l’iconographe en charge de la recherche? A l’inverse celle-ci, à défaut de nous montrer quoique ce soit est bien jolie et est légitimée par sa légende.
    Cela justifie-t-il un tel énervement? 🙂

  4. @Thierry: Je n’ai pas besoin de justifier mes énervements 😉 ni toi de les partager… Ce qui en tout cas l’a provoqué, c’est justement ce que tu décris: « bien jolie et légitimée par sa légende ». On peut le dire autrement: c’est une image qui n’apporte aucune information nécessaire à l’article et qui n’a aucune justification journalistique. Dis-moi si elle a un autre rôle que d’appâter le client. Je sais qu’en tant que photographe publicitaire, tu ne vois rien à redire à ça. Mais je te rappelle qu’un média d’information est supposé préserver la distinction entre les genres, faute de quoi il ressortirait de dispositions légales et fiscales fort différentes…

  5. Bien vu André !

    Et merci pour cet exemple éloquent d' »image-fente »; une ouverture fortuite et présentée comme « réelle » de la finestra albertienne sur un autre espace où le désir fait intrusion en travaillant le bord, la séparation incarnée par le cadre. Cette image visiblement « volée » renforce sa dimension documentaire par le décadrage de l’embrasure de la porte et la présence même des montants de la porte qui rendent le regard du spectateur intrusif et dissimulé qui sent la menace de la honte planer sur lui dans le sujet même de l’article ; l’abolitionnisme… Du voyeurisme pur jus (de Lacan)…
    La contradiction que tu relèves est impressionnante et l’on peut même dire que l’illustration tue le texte puisqu’ici le journal fait commerce de l’image du corps d’une prostituée, ce que son article est censé condamner… C’est le point de vue du client potentiel qui est mis en oeuvre, pas celui de la personne prostituée dont on fait l’objet (et non le sujet) de l’illustration… belle condamnation !

    A moins qu’il s’agisse de tendre un piège au « spectateur » mâle, pour le culpabiliser ensuite, ce qui serait d’une perversité toute puritaine…

  6. Vous avez été élevé dans un pays où les femmes portent la burka ou quoi?
    Vous vous « rincez l’oeil » en regardant 2 paires de jambes ??? !!!
    Autant le pbl soulevé est bien réel, autant votre démonstration est nulle.

  7. Pourquoi cette agressivité? Vous l’avez pris personnellement? L’expression familière « se rincer l’oeil » renvoie à la perception érotisée d’une scène quelconque, et particulièrement à la situation du voyeur, qui n’a nul besoin d’être mis en face d’un spectacle obscène pour éprouver de la jouissance. Comme le décrypte ci-dessus Olivier Beuvelet, cette image comprend incontestablement une connotation voyeuriste. Si tel n’était pas le cas, on comprendrait mal la raison de son usage répété pour illustrer des articles évoquant le commerce sexuel. Votre ignorance des degrés de suggestion de l’image est sans doute la marque de la candeur et de l’innocence – mais les éditeurs de journaux, eux, sont moins naïfs que vous… 😉

  8. @Olivier « Cette image visiblement “volée” renforce sa dimension documentaire par le décadrage de l’embrasure de la porte et la présence même des montants de la porte qui rendent le regard du spectateur intrusif et dissimulé  »
    Pourquoi « volée »? Parce que sur la prostitution et donc nécessairement volée? Je n’ai pas vu les autres images de ce reportage, mais si j’avais l’opportunité de réaliser des photos chez Dédé la sardine, je réaliserais à coté des images montrant la vie des filles des images sans visage qui seraient faciles à commercialiser, d’une part parce qu’en en l’absence des visages, leur utilisation ne poserait pas de problèmes juridiques, et d’autre part parce que, moins une image en montre, moins elle colle à son référent, et plus son marché potentiel en tant qu’image d’illustration sera grand.
    « le décadrage de l’embrasure de la porte et la présence même des montants de la porte qui rendent le regard du spectateur intrusif et dissimulé », n’a rien de documentaire. C’est au contraire une construction que tu analyses très bien. Mais comparable au cache en forme de trou de serrure qui était parfois utilisé autrefois dans le cinéma de fiction. Le plus fascinant dans ce procédé, c’est qu’en ne montrant rien de plus que ce qui aurait pu être montré dans une soirée entre amis, le dispositif suscite tous les fantasmes, dès lors que la légende et l’article lui donne une signification.

  9. @ Thierry,

    Quand je dis image « volée » et « documentaire », je me place évidemment au niveau de son discours, de ce qu’elle donne à voir et non pas de sa fragile nature qui réside dans un contexte et une intention que chaque usage vient dénaturer…
    Mais cette image est bien visiblement « volée » (décadrage, embrasure, absence de relation intersubjective avec le modèle) même si tout le monde était d’accord. Comme tu le précises, ces images de femmes sans tête sont facilement commercialisables… voilà le mobile… (le relevé de Patrick le prouve)
    Ensuite elle est en effet « documentaire » puisque tel est son usage, mais cela ne veut pas dire qu’elle soit un pur document. En tout cas c’est pour moi une image-fente qui fait croire à son ouverture réelle sur le champ, reste à savoir si elle a une dimension métadiscursive (comme le trompe l’oeil baroque qui dénonce l’illusion de la vue comme étant une représentation) ou si elle est utilisée au premier degré pour créer cette illusion documentaire.
    Son rapport au titre laisse penser qu’il s’agit d’une image-fente utilisée comme simple dispositif visuel, dispositif non conscient de lui-même… c’est-à-dire que c’est plus un vrai trompe l’oeil (on pourrait même dire un trempe l’oeil 😉 qu’un détrompe l’oeil…
    Il s’agit d’un dispositif voyeuriste.
    Imaginons-là avec le titre suivant :
    « Comment la presse en ligne représente-t-elle la prostitution ? »
    Les montants de la porte deviennent soudain visibles, le dispositif se dévoile…

    Au fait c’est Dodo la saumure qui a des maisons closes en Belgique, il me semble que Dédé la sardine (André Guelfi) c’est l’affaire ELF… 😉

  10. Je suis un très mauvais pêcheur: sardine, saumure, maquereau, je mélange tout. 😉
    Ce qui me frappe dans ta question: “Comment la presse en ligne représente-t-elle la prostitution ?”, c’est précisément que la réponse c’est: en ne la montrant pas.
    Mais je pense que c’est toute la difficulté de l’illustration visuelle de ce sujet. Toute photo présentant des prostitués en situation (racolage ou action avec un client) aurait été trop spécifique. La prostitution a de multiples visages. Même cette photo est d’ailleurs critiquable dans la mesure où elle ne fait allusion qu’à la prostitution féminine. En même temps c’est assez fascinant que quatre jambes gaînées de soie, même prises au travers de l’encadrement d’une porte, associées à la bonne légende, évoquent immédiatement la prostitution chez le lecteur.

  11. « La prostitution est un sujet complexe qui soulève les passions. »
    — Qu’entendez-vous par « passions » ?
    — Oh, par là, je n’entends pas grand-chose, aurait rétorqué Pierre Dac.

Les commentaires sont fermés.