Morceaux choisis

J’apprends l’autre jour par un signalement d’Alexis Hyaumet la préparation d’une nouvelle adaptation de Blanche-Neige, version blockbuster (Snow White and the Huntsman, dir.: Rupert Sanders, 2012). La discussion sur Facebook moque, à partir du trailer, les stéréotypes issus de la tradition récente du cinéma à effets: méga-bataille à la Robin des bois de Ridley Scott, monstre et effets spéciaux façon Harry Potter, guerrier costaud «qui agite des haches en faisant des moulinets avec ses bras et en criant: « raaaaaaaaaaaaah! »», et autres citations plus ou moins appuyées.

[youtube width= »500″ height= »300 »]http://www.youtube.com/watch?v=55Dq2psogSw[/youtube]

Est-ce parce que l’histoire de Blanche-neige fait partie du patrimoine commun que cette série d’emprunts ou d’allusions, pas vraiment raccord avec le scénario des frères Grimm, apparaît comme autant de pièces rapportées? Est-ce parce que n’importe quel film à gros budget d’Hollywood comporte maintenant le passage obligé par un certain nombre de gimmicks comme une liste de courses? Toujours est-il que le projet n’a pas l’air de convaincre le petit groupe de cinéphiles, pourtant amateurs de films d’action.

On sait le désarroi qui frappe Hollywood et contraint à la surenchère de scènes à effets, qui dénature aujourd’hui n’importe quel projet cinématographique grand public. Mais ce qui me frappe, c’est la vitesse de constitution de ce répertoire de syntagmes, tous issus de productions récentes, et d’autant plus identifiables. Ne faudrait-il pas essayer de fixer les points de repère et la chronologie de ce vocabulaire? Par exemple la scène de baston, qui ne devient un must qu’après Matrix (1999), qui en réécrit profondément les codes, sous la forme d’impossibles chorégraphies, à partir du modèle des jeux vidéos.

Accessoirement (et question à Alexis), n’est-ce pas précisément cette narrativité de répertoire, caractérisée par le collage de morceaux choisis, qui constitue l’emprunt le plus significatif à la forme du jeu vidéo au cinéma?

17 réflexions au sujet de « Morceaux choisis »

  1. Sauf votre respect, les codes doivent en effet être cherchés plus loin: la scène de baston est probablement aussi vieille que la peinture d’histoire, et dans sa version kungfu au cinéma (et par suite dans les jeux vidéos) est un must au moins depuis Bruce Lee fin des années 1960.
    Mais en effet, il est tout à fait vrai que les blockbusters conçoivent leurs jeux de référence à très court terme (Shrek faisant référence à Matrix…), c’est probablement la conséquence du choix d’un public dont la mémoire cinématographique (et visuelle) ne va pas au-delà d’une dizaine d’années, et c’est aussi (selon mon point de vue) ce qui fait leur superficialité. Au moins Tim Burton, quand il fait Mars Attacks, déploie une esthétique visuelle qui remonte quelques décennies en arrière…

  2. Mais après vous avoir relu: oui, tout à fait, Matrix réécrit les codes de la scène de baston sur un modèle de jeu vidéo (Street Fighter, etc.), mais aussi sur celui du dessin animé (Dragon Ball Z), qui est loin d’être une forme mineure.

  3. @François: « la scène de baston est probablement aussi vieille que la peinture d’histoire. » Il y a 2 façons de travailler la question de la référence. Celle de l’érudition, qui va nécessairement rechercher une origine perdue dans la nuit des temps. Malheureusement, cette course à reculons conduit souvent à aplatir l’histoire, au seul profit de l’érudit, qui puise dans la révélation de la trouvaille le secret de son pouvoir (qu’on appelle en termes spécialisés le « connoisseurship« ).

    L’autre façon est d’essayer de comprendre quels sont les caractères véritablement actifs mis en œuvre par le travail de la référence, qui sont toujours très précis – et là on fait de l’histoire culturelle. Il y a des scènes de baston « à la Matrix » dans Le Secret de la Licorne de Spielberg, alors que le Tintin de Hergé ne fait jamais guère plus que donner (ou recevoir) un coup de poing. Il y a donc baston et baston: Matrix produit un avant et un après de la scène de baston, et c’est ce nouveau référent qui se trouvera mobilisé dans les œuvres aval. La question importante est donc de comprendre ce qui fait la différence entre Bruce Lee et Matrix – et vous et moi sommes d’accord pour situer cette différence dans la thématisation par le jeu vidéo.

    Cette identification peut ouvrir dans un second temps à une archéologie des modèles de baston dans les jeux vidéo, ce qui serait sans conteste passionnant, mais avant de se lancer dans cette thèse d’histoire de l’art, la question qui m’intéresse est effectivement celle du temps court, c’est-à-dire du moment où la référence est encore identifiable, non par l’érudition, mais par le public concerné, car elle constitue un facteur actif de l’attractivité du produit.

  4. Ce n’est pas moi, mais la prod qui fait jouer cette fonctionnalité de YT 😉 Il suffit de cliquer sur le lien proposé (ou une 2e fois sur la vidéo) pour voir Charlize Théron jouer avec les produits laitiers…

  5. Je me doutais bien que les producteurs se cachaient derrière cette entrave à la fluidité de la circulation de leur bande annonce et je savais bien que j’avais déjà vu cette actrice quelque part…
    Pour revenir au sujet, du haut de mes 30 ans, je fais partie de la génération Disney classique, celle des Bambis, Robin des Bois, Taram et le chaudron magique et autres Aristochats, dévorés au cinéma puis en livres pour enfants et enfin en VHS. Autant dire que le contraste entre les images que j’ai de Blanche Neige et la BO que je viens de voir est…saisissant !

  6. Tintin pratique aussi la savate (L’île noire) qu’il a certainement appris auprès du professeur Tournesol (Vol 714 pour Sydney).

  7. @ André Gunthert: Vous avez cent fois raison de distinguer entre les références explicites destinées à appâter le spectateur/lecteur/auditeur, etc., et les « références » qui tiennent plus en réalité de la reprise de codes narratifs ou visuels véhiculés dans un temps long, et dont l’origine se perd « dans la nuit des temps ».
    En revanche je ne suis pas d’accord avec vous quand vous dites que la recherche des secondes aboutit à un aplatissement de l’histoire dont la seule jouissance serait celle du « connoiseur ». C’est vrai quand vous passez directement du début de la chaîne à sa fin, mais pas quand vous vous acharnez à la reconstituer du mieux que vous le pouvez. Exemple: l’image de l’arbre tortueux dans ce film trouve l’un de ses ancêtres dans l’imagerie gothique du roman noir de la fin du 18e siècle. Si on s’arrête là on aplatit l’histoire, ok. Mais si ensuite on insiste sur la reprise de ces motifs par les peintres et illustrateurs romantiques français (Delacroix, Johannot, Granville, mais aussi un peu plus tard Doré), puis par Arthur Rackham au début du XXe siècle, puis par Disney (celui de Blanche Neige et de Fantasia, pas celui de Rox et Rouky, bien sûr), puis par le Tim Burton (qui a bossé aux studios Disney en tant qu’animateur…) de Sleepy Hollow, puis par la reprise du même type d’arbres dans Le Labyrinthe de Pan de Guillermo del Toro, là on n’aplatit pas l’histoire, mais au contraire on la met en perspective (ou alors je ne connais plus le métier d’historien de l’art, qui a le droit de ne pas se limiter aux temps courts ou aux approches synchroniques). Certes en faisant ça on fait un peu preuve de « connoiseurship », mais surtout on met en valeur la circulation des images indépendamment de toute hiérarchie des médias étudiés (ce qui devrait pour le moins satisfaire votre approche d' »histoire visuelle » dans sa distinctiond ‘avec l' »histoire de l’art »).
    Mais ceci dit, encore une fois, étudier les codes implicites et la circulation pour ainsi dire « inconsciente » des images (ou de ce qu’on appelle fort justement les « clichés ») est en effet très différent de s’intéresser aux références explicites destinées à être directement perçues comme telles par les consommateurs de produits culturels. Et vous avez tout à fait le droit de vous intéresser aux unes plutôt qu’aux autres.

  8. Mais bon, on est d’accord, ce genre de travail archéologique a l’ampleur d’un travail de thèse. Je crois que je n’ai pas réussi à décrocher depuis la mienne 🙂

  9. Sur la référence à Matrix, je comprends ce que veut dire André, mais je ne suis pas tout à fait d’accord non plus, sans pour autant faire le travail d’archéo-iconologue de François; très précisément, Matrix emprunte au jeu vidéo avec le bullet time – qui a été mis en œuvre dans un jeu dont il était le principal élément de gameplay: Max Payne. Mais Matrix empruntait aussi aux chorégraphie des films hong-kongais de John Woo. Pour les aficionados, ces films marquent l’avènement du ralenti dans la chorégraphie des scènes de combat (à main nue ou à l’arme blanche), ralenti qui n’existait pas auparavant (dans les films de Bruce Lee, notamment, qui sont, rétrospectivement, beaucoup plus brutaux, notamment du fait de leurs bruitages plus cassants).

    Qu’ensuite, Matrix ait eu sur Hollywood une influence notoire, c’est indéniable. Mais les cinéphiles nouvelle manière que sont les jeunes adultes d’aujourd’hui ont aussi leur jeux de référence, qui ne s’embarrasse pas de respecter le nôtre, et qui demanderait vérification – tout ça pour dire: je ne suis pas sûr que les spectateurs voient en Matrix LA référence, ils peuvent aussi le voir comme une itération.

    En ce qui concerne la « vitesse de constitution de ce répertoire de syntagmes », s’il y a une accélération certaine, elle est sans doute, en première hypothèse, dûe à la capacité de reproduction des effets numériques (et à la facilité de reproduction sous-jacente, consubstantielle du numérique); Disney reprend ses propres effets spéciaux d’un dessin animé à l’autre (La charge du troupeau du Roi Lion reprise dans Mulan), et chaque nouvelle représentation devient un challenge pour la suivante, avec quelques films seuils (le Seigneur des anneaux, où les effets numériques se mêlent à un soin artisanal maniaque des costumes et des décors – difficile encore aujourd’hui à reproduire); mais le challenge est d’autant plus facilement atteint que le réflexe de production est d’aller voir la même boite d’effets spéciaux numériques pour obtenir quelque chose de similaire.
    En somme, il me semble que les effets spéciaux sont acceptables s’ils servent un propos, s’ils sont intégrés à l’économie diégétique d’ensemble. C’est là, au vu de la bande annonce, que le Snow White pèche par avance.
    Mais il est clair, très clair, que ce Blanche-Neige pousse le bouchon beaucoup trop loin – là où Les frères Grimm de Terry Gilliam jouait beaucoup plus finement avec les références aux contes populaires.
    Il aurait sans doute été beaucoup plus recevable s’il s’en était tenu à la lettre du conte, en développant par exemple des scènes n’ayant aucune incidence sur la trame narrative d’ensemble; manifestement, les scènes de bataille et de combat à l’arme blanche sont loin de remplir ces conditions.

  10. @Patrick Mpondo-Dicka : je suis désolé, mais le geek que je suis se doit de réagir! 🙂 Matrix n’a pas pu s’inspirer de Max Payne pour une bonne raison : Le film est sorti en 1999, tandis que le jeu date… de 2001! A l’époque, et il serait certainement possible de le retrouver dans des revues de jeu vidéo, on disait que c’était le jeu qui proposait le plus proche des sensations provoqués par le film Matrix, qui était donc la référence principale.
    La paternité du Bullet-time a d’ailleurs un long débat, puisque qu’une marque de vodka a revendiqué l’avoir utilisé en premier dans une de ses publicités.

    Je pense de plus qu’il n’y a pas de films références de toute éternité. Dans ma génération, nous sommes nombreux à avoir vu une dizaine de fois Matrix en VHS, mais 5 ans plus tard, nous étions tous passés à autre chose. Mais en tout état de cause, en 99, c’était bien LA référence de la cour de récré, parce qu’on ne parlait que de ça. Finalement, l’importance est moins dans l’œuvre que dans la façon dont les groupes se les approprient, mais cette dispersion de l’intérêt rend très difficile effectivement la réalisation d’une archéo-iconologie.

  11. @ Pier-Alexis Vial
    Tu as raison, et pourtant j’étais tellement persuadé du contraire, je n’ai même pas pris le temps de vérifier tant j’étais sûr de ma chronologie. Et ce n’est pas faute d’avoir vu le film et joué au jeu… Je me méfierais donc de mes propres reconstructions, qui peuvent être trompeuses.

    Je suis d’accord sur le fait qu’il n’y a pas de film de référence de toute éternité, mais aussi sur le fait que l’empan temporel se réduise, notamment parce que la diffusion des films de référence est fortement modifiée, du fait de différents facteurs (perte d’influence de la télévision, notamment « patrimoniale », augmentation de la pression financière sur les sorties sur support DVD/BlueRay, qui réduit les possibles pour les sorties confidentielles, difficultés des salles d’art et d’essai). Mon impression est qu’en matière de cinéma, on a tout simplement changé de paradigme cinéphilique (ce qui rejoint des approches diverses, comme celle de Jean-Paul Aubert, dans son articleDu cinéphile au vidéophage,naissance d’un nouveau spectateur).

    Il me semble comme toi que l’archéo-iconologie est de plus en plus difficile, et, si elle reste pertinente, perd quand même de son pouvoir explicatif, tant les systèmes d’interprétation sont aujourd’hui complexifiés par l’accès à la parole de groupes d’interprétation diversifiés.

Les commentaires sont fermés.