Steve Jobs, l'informatique comme un des beaux-arts

Son récent retrait le laissait craindre. Steve Jobs est mort à l’âge de 56 ans. Fascinant de voir à quel point cet entrepreneur, de la carrure d’Edison ou de Ford, laisse une empreinte profonde sur nos vies. Même ceux qui vomissent le Mac travaillent dans l’environnement graphique d’Apple, incarné par le bureau et la souris, par lequel Jobs a légué à la Terre entière son goût pour la typo. Du Macintosh, premier ordinateur qui faisait envie, à ses fameuses keynotes en passant par le secret hystérique imposé aux employés, Jobs a promu l’informatique comme une superproduction hollywoodienne, avec la même démesure.

Le match PC/Mac, le plug-and-play, les icônes, les polices, les imprimantes laser, l’OSX, l’iBook, la suite iLife avec GarageBand, iPhoto et iMovie, l’iPod et iTunes, l’iPhone et l’iPad sont autant d’étapes remémorées sans effort, qui ont scandé les vingt dernières années d’innovations toutes plus ébouriffantes les unes que les autres, et ont accompli la métamorphose de l’informatique, passée d’un triste outil de productivité bureautique au support naturel de toutes nos pratiques culturelles.

Après avoir redessiné l’ordinateur personnel, le commerce de la musique et la téléphonie, Steve jobs a fini par faire disparaître l’informatique dans les usages. De quoi se faire haïr à jamais par les puristes de l’outil. Plutôt que la religion de l’outil, Jobs pratiquait celle de l’usager. Plutôt qu’au geek barbu, il pensait à sa mère.

Quatre environnements ont changé nos vies: Apple, le web, Google et Facebook. Quatre environnements qui ont lié comme jamais industrie et culture, et sont chacun marqués par la vocation hégémonique qu’impose la logique industrielle. Des quatre, Apple est sans aucun doute celui qui est resté le plus lié à la signature de son fondateur. L’aventure de l’informatique comme un des beaux-arts est la dernière grande aventure américaine, à laquelle nous avons tous participé. Toutes les heures passées sur nos si belles machines à rêve sont des heures que nous lui devons.

30 réflexions au sujet de « Steve Jobs, l'informatique comme un des beaux-arts »

  1. J’aimais aussi (plus probablement, mais c’est moi) Bamby : deux disparitions de la culture américaines… Etazunienne… Notre culture, aussi, phagocytée, esclavagisée (?), soumise à cet impérieux impératif impérial de la consommation… Hein… Je pensais à la Porsche de James Dean, le crabe du pancréas et l’hépatite… L’image qu’on découvre partout (le geek-barbu, comme tu dis, regard face caméra, le petit sourire, les lunettes sans monture, un petit air de Méphistophélès, enfin tout le kit) serait avantageusement remplacée, en effet, par une photo avec sa mère. J’aime ça. On est peu de choses…

  2. A lire comme autant de manifestations de l’incapacité profonde du monde lettré à envisager l’interaction culture-industrie:
    http://www.article11.info/spip/Fetichisme-de-la-marchandise
    http://www.mediapart.fr/journal/economie/061011/mort-comme-jobs
    http://www.arretsurimages.net/vite.php?id=12204

    Toutes les pseudos « contradictions » listées par Schneidermann, qui évidemment n’y comprend rien, étaient déjà reprochées à Edison ou à Daguerre – qui eux aussi avaient eu le tort de se mettre en avant, plutôt que leurs produits… L’industrie ne pose pas de problèmes tant qu’elle reste dans l’ombre et la discrétion… La signature est réservée à l’art et la science. Fascinant de voir qu’on n’a pas avancé d’un pouce dans la compréhension de cet ovni si familier, l’objet technique, qui reste aussi étranger que du temps de Simondon. Seul constat qui demeure: sa présence insistante, juste à côté de nous…

  3. et le mouvement du logiciel libre ????!!!!

    sans linux, pas de google, pas de facebook
    vive l’ingratitude des bobos

  4. Le temps du trajet en métro, je vois que j’ai été devancé par Luc. Je me permets quand même de renchérir (mais sans aucune agressivité, les deux aspects me semblant indispensables). L’opposition Geeks fétichistes de l’outil VS Jobs visionnaire de l’usage est absolument vraie, mais elle ne doit pas mener à oublier que les deux « visions » sont complétement liées : dans la liste des bouleversements qui ont structurés notre environnement « informatique » vous oubliez Richard Stallman et le mouvement des logiciels libres ; en effet quand vous surfez sur le web avec votre Mac, c’est avec Safari (basé sur KDE, logiciel libre), les sites étant hébergés à 70% sur Apache (logiciel libre), et tout ça depuis OSX (OS basé sur BSD, logiciel libre). Sans barbus communistes, pas d’industriels visionnaires !

  5. Je suis plutôt un barbu communiste qu’un industriel visionnaire… 😉 Mais le billet ci-dessus ne concerne pas la technique (c’est la même erreur que fait Schneidermann ou Truffy), mais l’apport d’un personnage, qui est un industriel. L’industrie, ce n’est pas que de la technique, c’est aussi du commerce, et c’est cela qui est tellement insupportable, pas seulement aux barbus communistes, mais à tout ce qui fait profession de penser. Nous ne savons pas intégrer la dimension du commerce à notre compréhension de la culture, et nous avons naturellement tendance à penser que marchandise et culture sont deux ennemis jurés. Or, le commerce, c’est nous – c’est un miroir qui nous est tendu, un truc que Jobs avait bien compris, comme la pub, comme Hollywood, comme les Beatles… 😉

  6. mouais
    si on enleve les trolls, votre réponse n’est pas claire.

    bref
    vous avez élu quatres environnements qui ont changé nos vies, vous choisissez trois réussites industrielles et économiques.
    personnellement je pense que les idées de stallman et lessig ont eu plus d’impact que steve jobs.
    Peut etre est ce parce que je n’ai pas de MAC
    bref cet hystérie MAC passera comme est passé la décennie windowsienne.

  7. Troll, c’est le mot pour tout ce que vous ne comprenez pas? J’ai bien peur que, sur Totem, même les billets vous semblent des trolls! 😉

    Eh oui, tout passe… Qui se souvient de l’engouement pour le gramophone, du succès de la DS ou de la vogue du Walkman? Je pense aussi que la mort de Jobs marque la fin d’un chapitre de l’histoire de l’informatique. Mais comme je suis historien de la culture, ce n’est pas parce que quelque chose meurt que ça cesse de m’intéresser. Je m’intéresse aussi beaucoup aux hystéries – même à celle des libristes, dont votre réaction fournit un (modeste) échantillon…

  8. Pour info, ce n’est pas Apple qui a inventé l’interface graphique avec souris etc. mais Xerox. Ce n’est pas non plus Jobs qui a est l’origine du Macintosh mais Jef Raskin, qui a ensuite été limogé par Jobs. Enfin le premier ordinateur Apple qui faisait envie ce n’est pas non plus le Mac mais bien l’Apple II, qui s’est plus vendu que le Mac premier du nom, et qui a laissé une marque importante dans la mémoire de tout le monde. Et l’Apple II, qui a fait le succès d’Apple, vient de Steve Wozniak.

    Bref Jobs est un excellent marketeux, mais de là à lui ré-attribuer toute l’histoire de l’informatique, il y a un pas quand même.

  9. Juste une remarque, pendant l’absence de Steve Jobs de son entreprise entre 1985 et 1997, Apple a lancé le Powerbop en 1993, un portable révolutionnaire qui pouvait se connecter au réseau visionnaire du Bi-Bop de France Telecom pour envoyer des fax… 😉

    Lui, de son côté, il montait Pixar qui a tout simplement ringardisé Disney en quelques films…

    C’est un grand artiste qui est célebré aujourd’hui, un esprit vif qui a su, comme le montre André d’une façon limpide, donner de l’esprit à la technologie, c’est-à-dire faire oeuvre de culture…

    Je ne suis pas d’accord avec l’idée de technolâtrie pour les fans d’Apple, l’objet est second dans le rapport des fans à la marque, c’est plus un style, un esprit, une démarche intuitive où le geste de l’usager a une importance plus grande que la commande indirecte… Cet esprit est bien sûr une forme de branding et l’on a raison de s’interroger sur les conditions de fabrication qui obéissent aux lois d’un marché impitoyable, mais c’est aussi un phénomène culturel qui change nos vies et nos relations…

  10. Come on, c’est pas Karl Marx quand même. On devrait s’en remettre. Il n’y a eu aucune révolution ici. Faut arrêter. Les Mac sont consommés par les classes moy/sup comme des mouchoirs aujourd’hui, certes. Mais comme beaucoup disent ce n’était qu’un très bon communiquant et créateur d’entreprise. Le fondateur de Mc do à plus de mérite que Steve Jobs pour ce qui est d’avoir changé notre rapport au monde, nous sommes chamboulé physiquement par ces nouvelles nourritures qui mettent nos vies directement en péril. L’Ipad n’est guère plus qu’un objet masturbatoire en sus pour l’être humain. Il ne remet pas en cause sa manière de voir le monde. Ce qui est beau chez Jobs, c’est justement d’avoir réussi à faire croire à une multitude de petites révolutions, là où il ne nous vendait que de nouveaux jouets technologiques chaque années améliorés. Alors révolution de marketteur peut être, mais à mon avis c’est tout (et encore, depuis le vendeur de pilules miracles du siècle dernier, seul l’échelle de grandeur sur laquelle la com agit à vraiment changé, le discours lui est strictement resté le même).

  11. Ben voyons…

    Steve Jobs Michel-Ange de l’informatique ? Michel-ange a lui même peint le plafond de la chapelle sixtine, Steve Jobs n’a jamais rien « fabriqué » ou « inventé ». Tout comme son alter ego, Bill Gates, c’est juste un marketeux de génie.
    Autre chose : derrière l’objet, ces objets, il y a nécessairement une lourde technique bien poisseuse avec tout son cortège de larmes et de sang. Il y a les suicides à Foxconn et les centaines de milliers de morts au Kivu (Coltan), prix à payer pour ces si belles machines à rêves pleines d’exploitation et de destructions.

  12. Un tweet de TomRoud: « Le contraste entre ma TL US hier soir (Jobs = génie, etc..) et ma TL Fr ce matin (en gros, Jobs = Pol Pot capitaliste) est assez saisissant. »

    Bref, ce que documentent nombre des comm ci-dessus, c’est encore et tout bonnement la classique détestation de la culture populaire… C’est fatigant comme les Frenchies sont prévisibles… 🙁

  13. Ah bon !

    Pour la télé je ne sais pas, mais pour france-inter à 13H, c’était carrément dithyrambique. Alors, per favor, un peu de mesure (Pol Pot ?!) et d’honnêteté intellectuelle. Danke.
    Par ailleurs j’ai émargé pendant plus de 25 ans à France Télécom et participé à ce titre et sans gloire à maints conseils de direction. Vous n’avez pas idée à quel point la « culture populaire » y était glorifiée, surtout quand elle assurait une rapidité de retour sur investissement jamais vue et une rétribution actionnariale fort conséquente.

  14. @ plusieurs posteurs : réduire Jobs a du marketing, franchement c’est de la mauvaise foi caractérisée. Qui croyait aux téléphones à interface tactile et à l’interface tactile en général avant l’iPhone ? Personne. Jobs a ringardisé d’un coup Nokia, n°1 du secteur. Qui a compris que les ordinateurs allaient passer du bureau au salon et que cela impliquait qu’ils soient « esthétiques » ? Jobs. Maintenant même les ordinateurs de bureau ne sont plus des boites beiges. Qui a compris que plus que des histoires de format c’est l’ergonomie qui ferait le succès des baladeurs MP3 ? Jobs. Etc. C’était quand même dans son domaine un gars qui a venu venir pas mal de choses, non ?
    Après c’est sûr que c’était AUSSI le président-directeur général d’une des plus grosses capitalisations boursières américaines, avec tout ce que cela implique.

    @ André Gunthert : une remarque sur Apple et la culture populaire : il y a quand même chez de nombreux possesseurs de Mac (surtout les ordinateurs) une volonté de se singulariser, de se différencier de la « masse », justement. Les Macs, c’est les ordinateurs « design » qui sont exposés à Pompidou et qu’on voit dans les ‘white cube » des galeries du Marais, c’est les ordinateurs « arty » (probablement que le fait qu’Apple ait régné en maitre dans les domaines de la PAO, de la musique et de la vidéo pendant très longtemps n’est pas également étranger à ce phénomène). Peut-être que Jobs pensait à sa mère pour ses produits, mais ma mère à achetée son ordinateur à Carrefour, comme 90% des français je pense (Apple à 5% de part de marché dans ce domaine). Après pour l’iPod c’est une autre histoire : là c’est un vrai succès populaire, je suis bien d’accord. Pour l’iPone aussi peut-être, je ne sais pas, il faudrait voir les chiffres.
    Et concernant les succès industriels informatiques qui ont façonnés notre quotidien, en y réfléchissant à nouveau il est tout à fait impossible d’oublier quelqu’un qui a permis à l’informatique de se massifier « planétairement » (et qui est encore plus détesté qu’Apple et Jobs) : Microsoft et Bill Gates. Le côté « populaire » et les éventuelles réactions épidermiques qu’il suscite serait peut-être plutôt à chercher de ce côté.

  15. Consternantes toutes ces réactions affligées, comme si un grand philanthrope et bienfaiteur de l’humanité venait de nous quitter alors qu’il ne s’agit que d’un habile entrepreneur opportuniste qui nous a rejoué le coup du mythe américain mâtiné d’une dose de religion consumériste de substitution. L’éclatante démonstration de la misère d’une époque qui a les héros qu’elle mérite. A me faire douter une fois de plus du genre humain.

  16. Ma chérie, qui fait des petits boulots, a constaté le refus presque systématique de nos concitoyens à accepter un tract d’information de la fondation abbé Pierre qui incitait à signer une pétition pour le droit au logement, par contre aucun problème pour distribuer des tracts pour une marque de voiture (celle au losange). La raison (l’astuce)pour obtenir un tel succès de distribution, d’après elle, tient dans la figuration d’un Iphone bien visible sur le « flyer ». Les gens se sentent bien plus concerné alors.
    L’esprit du moment ?

  17. Et si on lui attribuait vraiment ses succès (d’investisseur) plutôt que des créations imaginaires ?

    1. Jobs n’a jamais monté Pixar, il est venu racheter une part du capital à LucasArts quelques années après sa création…

    2. C’est vrai qu’il n’existait aucun téléphone à interface tactile avant l’iPhone… Et Palm et Sony n’ont jamais vendu des millions de PDA à interface tactile 15 ans avant l’iPhone (mais après le Newton oui, qui était lui une vraie innovation). Et d’ailleurs c’est pas comme si Nokia avait déjà sorti des téléphones tactiles dès 2004… C’est pas parce que ça n’a pas bien marché que ça n’existait pas avant…

    3. Les ordinateurs Apple sont tous des grosses boîtes beiges (ou noires), c’est terminé les couleurs depuis quelques années. Hélas, car les iMac/iBook premiers du nom étaient vraiment sympas et innovants pour le coup. Mais avec le temps Apple à tendance à se conformer à des standards esthétiques qu’il dénigrait pourtant chez ses concurrents.

    4. Rappelez-vous : l’iPod a été un gros flop à son lancement et pendant quelques temps personne n’aurait pensé que ça aurait fonctionné un jour : gros, fragile, lourd, cher et ne fonctionnant qu’avec MacOS en Firewire (autrement dit un marché minuscule). Ce n’est que quelques années plus tard avec l’ouverture à Windows et à l’USB (et avec l’iPod Mini, qui n’existe plus aujourd’hui) que l’iPod devint un vrai succès. Ce n’est pas Apple qui du jour au lendemain inventa « le » baladeur MP3 à succès, mais tâtonna, comme d’autres, avant de parvenir à une combinaison qui remporte du succès.

    Sinon, sur le côté « les français c’est rien que des méchants », il faut quand même remettre les choses dans leur contexte : il y a eu des PDG bien plus talentueux et visionnaires que Jobs (cf. les gens de Be Inc. notamment), mais pas sûr qu’ils feraient 12 pages dans un journal français, comme tiens, Libération demain matin. Mais il est toujours utile de replacer Jobs et Apple à la place qu’ils méritent, entre autre celle d’une informatique propriétaire et fermée, combattant main dans la main avec Microsoft contre la liberté individuelle et le logiciel libre.

  18. De nombreux commentaires ci-dessus réagissent au buzz plutôt qu’à mon billet. Celui-ci a été écrit hier matin tôt, alors que je venais d’apprendre la mort de Jobs, avant que j’ai pris connaissance d’aucune réaction, et sans user d’aucun outil documentaire. Comme d’autres, il m’est arrivé d’être agacé par l’ampleur prise par la réaction médiatique à tel ou tel phénomène, je peux donc comprendre l’énervement épidermique de certains, en particulier à la fin de la journée du jeudi – sans pour autant me sentir concerné par cet agacement générique. J’observe moi aussi non sans étonnement l’avalanche de réactions, devenue un phénomène en soi.

    Les énervés ci-dessus n’ont visiblement qu’une connaissance sommaire de l’histoire des techniques, limitée à l’informatique grand public récente. Pourtant, comme je l’indique dès mon premier commentaire, l’évaluation des mérites d’un entrepreneur sous la forme d’une relativisation de son rôle dans l’invention technique et de dénonciation de la dimension commerciale est un classique du genre, qui a accompagné notamment la disparition d’Edison en 1931. Cette dénonciation de la figure de l’industriel est également un lieu commun de l’histoire de la photographie, qui s’applique au personnage de Daguerre avant même son décès, à partir de 1841 (je précise que je tiens Daguerre, et non Niépce, pour le véritable inventeur de la photographie, précisément parce qu’il en avait perçu les enjeux industriels). Toutes les dénégations ci-dessus de l’influence surévaluée de Jobs rentrent à mes yeux dans une appréciation réflexe, qui n’est pas liée spécifiquement à sa personne, mais qui traduit l’incapacité à faire rentrer dans les cases la figure de l’industriel, qui n’est ni un artiste, ni un savant – personnages légitimes du récit historique traditionnel (la comparaison avec Michel-Ange esquissée ci-dessus par un commentateur est évidemment à pisser de rire).

    Pour ma part, c’est justement la figure de l’industriel qui m’intéresse, à cause et non pas en dépit de sa dimension commerciale, et de sa relation complexe à la culture. Jusque dans la démesure de la réaction à sa disparition, Jobs incarne à la perfection ce personnage, qu’il aura volontairement mis en scène et joué jusqu’au bout. Au-delà de la construction d’un récit, ce qui me frappe est la dimension de proximité qui ressort de cette réception. Il y a d’un côté le storytelling d’Apple, mais il y a aussi l’expérience que chacun a pu avoir de ces outils. Tout cela fait au final beaucoup d’informations – c’est cela qui est pour moi l’aspect le plus intéressant de cette affaire: le fait que nous en sachions si long sur cette histoire industrielle, qui pour beaucoup a accompagné nos vies. Il s’agit encore une fois de culture populaire, non pas au sens de je ne sais quel folklore ouvrier, mais au sens d’une grande mythologie de la période contemporaine, d’un récit spectaculaire qui engage aussi des choix de vie. Jobs, Hollywood et les Beatles incarnent une même histoire qui, je regrette de le signifier aux aigris de tout poil, est aussi la nôtre.

  19. Quelques petites choses qui vont te faire plaisir André : le Dit de Steve Jobs, sur les Beatles et sur le triptyque maudit artiste/scientifique/ingénieur…

    « Mon modèle d’affaires s’incarne dans les Beatles. C’était quatre gars qui se contrôlaient les uns les autres en quelque sorte, et tenaient en échec les tendances négatives. Ils s’équilibraient les uns les autres, et le total était supérieur à la somme des parties. Voilà comment je vois les affaires. Vous savez, de grandes choses dans le business ne sont jamais réalisées par une personne. Elles sont effectuées par une équipe. »
    Interview dans l’émission 60 Minutes en 2003

    « En fait, je pense qu’il y a vraiment peu de différences entre un artiste et un scientifique ou un ingénieur de haut calibre… Même s’ils poursuivent des chemins différents, fondamentalement ils atteignent le même but : exprimer ce qu’ils perçoivent autour d’eux comme étant la vérité afin que d’autres en tirent avantage. »
    Entretin au Smithsonian Institution, en avril 1995

    Le reste de ses petites phrases est visible ici : http://www.zdnet.fr/actualites/steve-jobs-dans-le-texte-ce-qu-il-disait-ce-qu-il-pensait-39764598.htm
    Cela étant, je ne commente pas son parcours d’industriel mais son personnage était pour moi hautement rédhibitoire… comme une star dont on ne nierait pas le talent mais dont on irait pas voir les films pour autant!

  20. Dernière remarque dans le prolongement des citations fort à propos de Pier-Alexis… Si Steve Jobs n’est pas un artiste, c’est parce qu’aucun artiste n’est lui-même vraiment un artiste… dans la mesure où l’artiste est d’abord une figure culturelle qui synthétise bien souvent l’activité créatrice de plusieurs personnes ou s’éloigne tout bonnement de l’être réel quotidien auquel on l’identifie… Le besoin de cette figure correspond plus, il me semble, à l’avènement symbolique de l’individu et du sujet réflexif au XV ème et XVI ème siècle, c’est un emblème culturel de la créativité subjective plus que la désignation de tel auteur de telle pratique individuelle… Vinci représente aujourd’hui la figure même de l’artiste, mais qu’était-il réellement ? Un inventeur ? un peintre ? un savant ? un théoricien ? Tout à la fois… C’était un être humain très intelligent et puissamment mu par sa pulsion d’investigation… Et Michel-Ange est-il plus artiste lorsqu’il tient le pinceau sous la voûte de la chapelle Sixtine, lorsqu’il guide un peintre de son atelier, lorsqu’il dirige le chantier de St Pierre ou lorsqu’il écrit des poèmes ?
    Et Godard qui réalise « A bout de souffle » sur un projet succinct de Truffaut et bénéficie du talent de Coutard à l’image… est-il un artiste ou un chef de projet ? Il incarne par excellence l’artiste en cinéaste et pourtant il ne fait pas tout tout seul et il n’est pas toujours l’auteur de l’idée de départ…
    L’artiste, c’est la figure humaine derrière l’oeuvre et si cette oeuvre est un appareil, ou plus exactement un dispositif d’interaction qui modifie notre rapport au monde (ce qui est le propre des oeuvres d’art), alors la figure de l’industriel peut tout à fait rejoindre celle de l’artiste sous la définition de créateur…
    Steve Jobs me semble incarner ce que tu pointes dans cet éclairant portrait de l’artiste en Industriel… il a assumé d’être cette figure de créateur derrière l’I-Pad que je trouvais profondément mal conçu à l’origine (pas facile à tenir) et que j’aime beaucoup utiliser maintenant pour lire CV par exemple ou la presse en ligne… faire glisser le magazine de haut en bas d’un geste du doigt, élargir une image en écartant le pouce et l’index, la faire tourner sur elle-même et feuilleter un album numérique comme s’il avait une consistance matérielle, voilà une création qui ouvre un champ de possibilités au regard humain (finestra aperta) et mériterait d’ailleurs une analyse esthétique approfondie… On pourrait faire une esthétique du rapport que l’ergonomie des Mac instaure avec l’appareil…
    Enfin, hier, au fil de la journée, j’ai pu constater chez des adolescents une certaine tristesse ou tout au moins une vraie mise en scène de la tristesse, manifestation d’appartenance certes, mais aussi crainte réelle de voir une oeuvre familière se tarir rapidement… Je n’avais pas vu cela depuis la mort de Michael Jackson… 😉

  21. Je trouve qu’il y a une idée vraiment importante exprimée ici, rien que dans le titre, et dans certains commentaires, et il faudrait de plus longues analyses pour pouvoir l’analyser, l’informatique comme un des beaux-arts. Je vois deux développements possibles:
    – celui d’André, Olivier et quelques autres qui consiste à ramener ce qu’on appelait « art » ou « beaux-arts » à ce qu’on appelle « culture » ou « industrie culturelle » – et toute la question est de savoir si c’est effectivement, historiquement et objectivement la même chose (me revient en tête la phrase de Godard : « La culture, c’est la règle ; l’art, c’est l’exception ») ; et je pense aussi aux travaux de Heinich ou de fr. benamou ; et ceci entraîne de nombreux paradoxes, comme celui souligné par André (la plupart des artistes et galeristes ont un mac alors que c’est l’objet culturel par excellence) ; et pour ma part je ne pense pas que l’art « dilué » dans la culture soit une mauvaise chose (tout dépend à quels fins, si c’est pour améliorer la vie ou l’aliéner, si c’est pour la libérer ou la libéraliser – de ce point de vue, je ne suis pas sûr que le protectionnisme d’apple soit à marquer à son crédit – http://culturevisuelle.org/visionaute/archives/461 ; de beaucoup je préfère les petits génies beaucoup moins connus qui ont inventé internet, même si, paraît-il, à l’origine c’était un projet militaire. Apple c’est l’envers, un projet libertaire qui devient libéral).
    – soit, considérer l’informatique comme un médium et étudier l’histoire de ce médium avec les catégories de l’ancienne histoire de l’art (par exemple, faire une histoire des jeux vidéo comme on faisait une histoire de la représentation narrative en peinture ; d’art mineur, comme la photographie ou la bande dessinée à leurs débuts, le jeu vidéo deviendra peut-être un art majeur, comme le cinéma avec qui il partage le côté industriel. Existe-t-il un Godard du jeu vidéo ?) A quand Mortal Kombat exposé à Beaubourg ?

  22. @thomas : il y a bien eu une tentative de musée du jeu vidéo, qui jouxtait d’ailleurs le musée de l’informatique à la Défense : http://culturevisuelle.org/visionaute/archives/11 Mais tout cela a sombré pour d’obscures raisons politiciennes.
    Reste que dans la foulée est née le Muséogames : http://museogames.com/?p=2902 au Musée des Arts et Métiers,expo qui a tellement connu le succès qu’elle va voyager dans toute la France. Enfin je dirais que pour ma part, que dans le jeu vidéo actuel, il y a bien des Jean-Luc Godard mais aussi des Michael Bay… 😉

  23. J’ai assisté à des présentations de Steve Jobs à Paris. C’était impressionnant : il scotchait un palais des congrès rempli à craquer.

    C’était, entre autres, pour la présentation de NeXT. Et à ce sujet, ce qui me frappe, c’est bien la dimension « beaux-arts » qu’évoque André. Peut-être que sa mère était sa source d’inspiration, mais pas seulement : en même temps que NeXT, S. Jobs a présenté l’une de ses applications : Lotus Improv http://en.wikipedia.org/wiki/Lotus_Improv

    C’était un produit « magique », qui sortait de la routine des tableurs d’alors. S. Jobs s’était enthousiasmé pour lui (cf. l’article de Wikipédia). Il en a fait la présentation à sa façon, à la fois passionné et désinvolte. S’il y en avait eu des boîtes à vendre à la sortie, la moitié de la salle en achetait…

    Même si Improv fut un échec, et qui parle d’Improv aujourd’hui !, je retiens de la prestation de S. Jobs sa capacité à détecter des produits atypiques et beaux et à mettre ses talents personnels au service de cet engagement. Et cela, jusqu’au bout.

    Quand ça marche, quelque part, « ça n’a pas de mérite », tellement l’évidence, a posteriori, du succès s’impose. Mais il avait mis la même passion et la même énergie là où le succès n’était pas au bout du chemin.

  24. Je suis étonné de retrouver ici les mêmes controverses que dans les forums de Télérama, ou des sites mac, avec la même veine critique.
    Jobs était une icône populaire, et pour cela entouré d’une mythologie qui s’ancre peu dans les faits.

    Mais le fait qu’il ait changé l’informatique grand public est indéniable. Bien sûr, il n’a rien inventé; mais il a changé l’appréhension de tous les objets auquel il a porté attention. Les téléphones à interface tactile existaient avant l’iphone, mais ils n’étaient pas multitouch, et n’avait pas l’interface logicielle correspondante. Depuis, ils le sont tous, et ce pas a été décisif dans l’industrie.
    L’ordinateur personnel n’a eu d’existence qu’à partir de l’Apple II. La couleur et l’attrait de l’ordinateur personnel, la féminisation de l’usage d’un ordinateur est arrivée avec l’iMac acidulé et l’iBook qui a suivi.
    Les tablettes existaient bien avant l’iPad, mais étaient d’un usage ultra confidentiel, et avaient des fonctionnalités basiques (et technologiquement, disposaient d’une interface monopoint, comme le Palm, ce qui obligeait à l’usage d’un stylet, et ne permettait pas l’usage des gestures, glisser, tourner, zoomer, qui sont l’apanage des interfaces multitouch).
    Le baladeur mp3 existait avant l’iPod, mais il n’avait pas la clic-wheel, ni de disque dur permettant de transporter 1000 chansons.

    La force de Jobs, c’était, à mon sens, de réunir les éléments technologiques nécessaires, de leur donner une interface pratique et esthétique, et de montrer leur usage potentiel dès leur sortie.
    Ça a produit des objets utilisables par ma mère, ma fille (3 ans et demi), et pensé pour le plaisir de l’usager.

    Cela, il fallait arriver à le faire, il fallait être capable de réunir tous les talents qui étaient capables de le fabriquer et de le mettre en forme (à ce titre, derrière les systèmes d’exploitation des smartphones, Android, PalmOS devenu WebOS, il y a un ancien d’Apple), et ce n’est pas rien: en lisant les anecdotes de http://www.folklore.org/ on se rend compte à quel point Jobs était un animateur passionné et capable de tirer le maximum du talent de ses collaborateurs.
    Mais on peut dire qu’il était capable d’enchanter un monde technologique difficilement accessible: certes, les ordinateurs sont redevenus gris ou noir, mais ils ont passé par une période colorée, ronde, qui en a popularisé l’usage. On peut dire que si Bill Gates a démocratisé l’informatique domestique, Steve Jobs l’a rendu populaire…

    Quant aux libristes, bien que je respecte les idées fondatrices de Stallman, je trouve le personnage tout aussi bouffi d’orgueil que celui qu’on attribuait à Steve Jobs. Le libre est une bonne idée, mais n’aurait aucune marge de manœuvre sans le reste de l’industrie logicielle (ce sont quand même les grands groupes informatiques qui alimentent les fondations des gros projets libres), et longtemps, le libre était tout simplement techniquement inaccessible au vulgum pecus (qui a tapé des lignes de codes dans le terminal comprend ce que je veux dire).

  25. Dans le prolongement de notre discussion, lire l’indispensable point de vue de Milad Doueihi, publié aujourd’hui sur LeMonde.fr:
    « L’esthète du numérique« .

    «Pour Steve Jobs, le décor avait toujours raison. Il fut le premier à pressentir que le numérique n’était ni une simple technique de calcul ni un outil réservé exclusivement au travail, mais bien une activité humaine à part entière, un espace que les hommes, les femmes et les enfants habitent, traversent et, qu’à ce titre, ils façonnent à leur gré.»

Les commentaires sont fermés.