Le charme discret de la bourgeoisie

En se faisant le porte-voix des délires gouvernementaux, le Libération de Joffrin avait atteint son seuil d’incompétence avec la Une « L’ultra-gauche déraille« . On se souviendra que le Libé de Demorand a franchi aujourd’hui le mur du journalisme avec la page de titre: « Not guilty« .

« Not guilty« ? On dira qu’il ne s’agit que du relevé objectif de l’information de la veille: la décision des défenseurs de Strauss-Kahn de plaider non coupable. Mais il faut lire l’article consacré par Mediapart à l’invention de la soubrette, qui raconte comment cette fonction fut intégrée à la sexualité domestique, avec la bénédiction de la maîtresse de maison (( «La domestique n’a pas seulement une fonction sociale, elle occupe fréquemment une fonction sexuelle : elle est à disposition du père de famille et aussi du fils, qu’elle déniaise couramment. De ce fait, son corps appartient à la maisonnée. (…) Pour la maîtresse de maison, qui sait que ces pratiques existent, il s’agit de limiter les dégâts pour ce qui concerne les maladies vénériennes, plus fréquentes avec les prostituées. Cela peut aussi avoir l’avantage de la décharger du contrat sexuel vis-à-vis de son mari, à une époque où la grande majorité des mariages sont encore arrangés. En outre, la domestique n’est pas une figure inquiétante pour la maîtresse de maison, qui peut la renvoyer à tout moment. Elle ne peut lui prendre ni sa place, ni son mari, ni son fils, puisqu’on est dans la situation d’une domination à la fois sexuelle et sociale», Camille Favre, propos recueillis par Joseph Confavreux, « Comment la soubrette fut inventée », Mediapart, 06/06/2011.)), pour comprendre à quel point l’image matrimoniale qui illustre l’énoncé « non coupable » – Strauss-Kahn aux côtés d’Anne Sinclair, une ombre de sourire aux lèvres –, incarne jusqu’à la caricature l’inconscient de la bourgoisie.

Comme dans le lapsus de Jean-François Kahn, qui lève le voile sur un monde ou le « trousseur de domestique » ne fait qu’accomplir les prérogatives dues à son rang, le soutien de l’épouse légitime parachève la figure d’une innocence de classe que les strauss-kahniens brandissent depuis le 15 mai. Le Figaro ne s’y est pas trompé, en choisissant lui aussi une photo du couple – dans une frontalité plus combative. En resserrant le cadre sur l’image touchante du ménage réuni, derrière les sourires un peu peinés de la gentry malmenée, mais sûre de son bon droit, la Une de Libé a choisi son camp. « Not guilty« .

17 réflexions au sujet de « Le charme discret de la bourgeoisie »

  1. Alex Hervaud, journaliste à Libé, me répond par tweet interposé: « La preuve qu’on peut faire dire tout et n’importe quoi aux Unes : http://culturevisuelle.org/totem/1310 Surtout n’importe quoi. »

    On peut faire dire tout et n’importe quoi à la Une du 7 juin, sauf qu’elle présente une vision anti-strauss-kahnienne de l’événement (à comparer avec la Une du Parisien). Il suffit de la regarder en se plaçant dans l’hypothèse d’un procès perdu par l’accusé pour comprendre qu’elle suppose la tranquille certitude de sa non-culpabilité. Un journal d’opinion a parfaitement le droit d’avoir un parti pris. Ce faisant, il s’expose au jugement de ses lecteurs et de l’histoire. La moindre des choses serait de l’admettre, plutôt que de faire mine de respecter une objectivité de façade, comme le fait l’édito de Demorand (on sait que l’invocation de l’impartialité dans une affaire de viol revient à épouser la position de l’agresseur, soit la négation de l’agression).

    Lire également sur Acrimed: « Affaire DSK (7), Demorand découvre Bourdieu et fait diversion », http://bit.ly/iM0MPB

  2. Bonne analyse… s’il n’y avait les guillemets qui mettent à distance le « not guilty » en question, et l’ombre d’un sourire qui n’est… qu’une ombre, et pourrait aussi bien être vue comme son contraire, c’est-à-dire une mine maussade et en tout cas pour le moins tendue. Du coup, même en admettant « l’ombre du sourire » d’Anne Sinclair, la photo du couple placide peut aussi bien apparaître comme celle d’accusés possédant toute leur bonne conscience, dans le pire sens de l’expression: l’image peut dans ce cas aussi bien être lue comme celle d’un couple uni et « heureux dans le crime ».

    => je ne veux pas me faire l’avocat du diable, mais peut-être ne faut-il pas non plus le voir partout. Je crois que sur ce coup-là vous surinterprétez en effet les intentions de la « une ».

    Quant à l’idée que Demorand aurait choisi le camp de DSK en choisissant de ne pas choisir entre le parti de l’accusé et celui de la plaignante, c’est de la rhétorique de qui est déjà convaincu de la culpabilité de DSK. Je m’attendais à davantage de recul de votre part, M. Gunthert: évoquer l’inconciliabilité juridique des deux points de vue ne veut pas dire que l’on nie le viol… ni, certes, qu’on considère qu’il ait réellement eu lieu.

    Je précise que je n’ai personnellement pas d’opinion sur la question.

  3. «On peut faire dire tout et n’importe quoi à la Une du 7 juin, sauf qu’elle présente une vision anti-strauss-kahnienne de l’événement (…). Il suffit de la regarder en se plaçant dans l’hypothèse d’un procès perdu par l’accusé pour comprendre qu’elle suppose la tranquille certitude de sa non-culpabilité.»

    Ou, imaginons pire encore, la tranquille certitude que, malgré sa culpabilité, le bulldozer que le couple a engagé saura écraser la partie adverse. Penser qu’il suffira d’un seul juré acceptant le point de vue de la machine à broyer…

    Le site libe.fr a mis en ligne un patchwork de photos prises de la même scène au même moment, qui constitue un savoureux recensement de choix éditoriaux pour le moins opposés : le même couple est, selon qui publie : abattu, noble, humilié, sarcastique, résigné, combatif. Faites vos jeux rien ne va plus !

  4. @François: J’essaie en général d’être précis, ce n’est pas très sport de me faire dire n’importe quoi. Je n’ai jamais dit que le couple DSK avait l’air « placide », si j’ai pris la peine de décrire « l’ombre d’un sourire », c’est bien pour qu’on ne puisse pas m’accuser de confondre ce rictus avec un sourire Gibbs. Mais malgré cette nuance, il s’agit bien d’un sourire, on peut vérifier sur les autres images de la série sur le site ImageForum que DSK est bel et bien souriant à ce moment-là (un sourire certes forcé, de même qu’Anne Sinclair, qui arbore toujours le même sourire figé en public) ou bien faire la comparaison avec d’autres photos récentes de DSK, pour constater qu’on ne peut pas confondre ce portrait avec ceux où il fait la gueule. Dans la guerre de communication que se livrent les avocats, cette expression à la sortie du tribunal ne doit évidemment rien au hasard, et est tout aussi calculée que l’image de DSK menotté.

    Mais la question n’est pas de savoir si les Strauss-Kahn sourient, mais pourquoi cette image a été retenue plutôt qu’une autre, dans ce contexte éditorial. Contrairement à ce que dit Alex Hervaud, on ne peut pas donner à une image n’importe quel sens. Si je m’intéresse aux Unes, c’est parce qu’ils s’agit d’images valorisées par le dispositif médiatique: tout comme le titre, elles font l’objet d’un soin attentif, on peut donc valablement discuter leur composition. En second lieu, j’appuie toujours mon commentaire sur le lien établi entre l’image et le titre ou le texte présent. Ainsi que j’ai eu maintes fois l’occasion de l’expliquer, c’est ce couple texte-image qui objective le sens perçu et permet de discuter de l’intention éditoriale. C’est donc bien le couple « not guilty »/sourires esquissés qui fait sens et peut faire l’objet de la discussion. Quant à l’usage des guillemets, je les utilise systématiquement pour les citations.

    De nombreux articles consacrés au viol ont été publiés ces dernières semaines. Les spécificités psychologiques et sociales de cette situation de domination ont été largement exposées. Il est parfaitement hypocrite de vouloir faire accroire qu’une seule et même personne peut simultanément respecter la présomption d’innocence et la parole de la victime, car il y tout simplement impossibilité logique. La parole du violeur nie celle de la victime, qui elle accuse l’agresseur, elles sont donc exclusives l’une de l’autre. Désolé, en matière de viol, il n’y a pas de gris, mais seulement du blanc ou du noir, et je ne crois pas une seconde qu’on puisse « ne pas avoir d’opinion sur la question » DSK. Selon les droits garantis par la Constitution, chacun est heureusement libre d’avoir et de défendre en privé son opinion. Seule l’expression publique en est règlementée (avis aux commentateurs: un blog n’est pas considéré comme un espace privé).

  5. @ André Gunthert:
    Je suis désolé si vous avez pu croire que j’ai voulu vous faire dire que le couple en question était placide. Si je puis vous rassurer sur un point c’est sur celui-là: je développais juste votre hypothèse, sans doute dans une direction que vous n’avez pas voulu lui donner, veuillez m’en excuser.
    Ceci étant dit, concernant les sourires, je veux bien vous croire, mais je précisais juste que comme le sourire n’était qu’à l’état d' »ombre », il était difficile d’imputer à Demorand l’idée de développer la ligne d’une bourgeoisie triomphante, dans la mesure justement où 1/ ce sourire n’est pas franc, et donc peut aussi bien être interprété par un spectateur lambda comme l’amorce de son contraire, à savoir une mine (presque) déconfite ; 2/ ce sourire est tendu, comme vous le dites vous-même, ce qui permet une autre lecture possible de l’image, celle qui représenterait au moins une « ombre » de malaise intérieur (=> le mensonge? le simple malaise social d’être hué? un mélange des deux?). En gros nous sommes ici dans un entre-deux, certainement causé par une auto-censure de Libé qui empêcherait de montrer un couple souriant au grand jour dans toute sa bonne conscience, mais qui du coup empêche de considérer que le journal a « franchi aujourd’hui le mur de la honte ».
    Concernant le texte maintenant, ne faites pas comme si vous ne m’avez pas compris: je parlais bien entendu du texte présent dans la une, pas de vos propres citations. Très justement, s’il y a des guillemets (français qui plus est, et donc qui prennent beaucoup de place dans la page, qui sont très visibles), la une ne fait que rapporter des propos tenus par un tiers, ici DSK. A partir de là, deux interprétations: soit on estime tout simplement que Libé a fait sa une sur la proclamation d’innocence de DSK, et dans ce cas celle-ci correspond à un dispositif de mise à distance de la parole de l’ex-directeur du FMI. Soit, comme vous le faites, on estime que Libé a voulu subrepticement transformer cette citation en affirmation (et donc, présenter DSK à côté de « not guilty » permettrait de donner l’idée au quidam que DSK est not guilty, sans guillemets), et c’est là que je ne vous suis plus: la présence des guillemets, contrairement, par exemple, à une italique de citation qui aurait pu être plus ambiguë, me semble faire pencher la balance en faveur de la première interprétation.
    Sur le fait qu’il y ait impossibilité logique entre la parole de l’agresseur et celle de l’agressé, je ne le nie pas, cela va de soi, c’est même cette incompatibilité qui fait la teneur de l’éditorial de Demorand. En revanche, juridiquement (mais je ne suis pas juriste ni psychologue, aussi me trompé-je peut-être sur ce point), je ne vois pas en quoi la présomption d’innocence est en contradiction avec la parole de la victime: l’une est un droit et l’autre un fait, et donc ne se situent pas sur le même plan. Que ce soit une parole contre l’autre, soit, mais je ne vois pas en quoi l’une serait plus « légitime » que l’autre sous prétexte qu’elle serait celle du dominé, et vice-versa. Ici on a une personne qui ment, mais pour l’instant personne, il me semble, ne peut a priori savoir en toute certitude qui elle est. Si présomption d’innocence il y a, il faut l’appliquer à l’un comme à l’autre (même s’il est « gros comme une maison » que l’un semble mentir plus que l’autre, le droit n’a que faire des évidences, il lui faut des preuves).

    Concernant mon opinion, j’estime que la culpabilité de DSK est la plus probable, mais je n’en fais pas une certitude qui me permettrait de trancher. Ce qui revient à dire que je n’ai pas d’opinion, ou si vous préférez, et pour être en effet plus précis, que mon opinion est incertaine, ce qui n’a a priori rien à voir avec la possibilité ou non de l’exprimer.

    Sur un point, donc, nous sommes d’accord, le dispositif texte-image des « unes » est signifiant. Mais là où je ne vous suis pas, c’est dans la certitude avec laquelle vous lui attribuez une seule signification. Comme je le disais dans mon précédent message, une « une » aussi ambiguë peut aussi bien être lue comme une accusation voilée de la bonne conscience bourgeoise, c’est-à-dire comme une « vision anti-strauss-kahnienne » de l’événement.
    Donc permettez-moi de m’amender: vous ne surinterprétez pas l’image, mais, à mon sens en tout cas, en donnez une interprétation univoque et manquez de prudence. Il se peut en effet que vous ayez raison: la prise de distance par rapport à la parole de Strauss-Kahn que constitue le fait de simplement rapporter ses propos permet de penser que Libé approuve cette parole aussi bien que l’inverse. Étant distante, cette parole reste hermétique (et dramatiquement composée, il faut vendre du papier…), mais quant à pénétrer dans la psyché de DSK, je n’en ai personnellement ni le pouvoir, ni véritablement l’envie.

  6. « C’est pourquoi il ne fut jamais si ardent à caresser la servante que dans les dernières années de sa vieillesse qu’il avait assis sa situation de fortune, et s’en donna d’autant plus librement que ces amours ancillaires lui semblaient, par leur peu d’importance, échapper à toute espèce de reproche. »
    M. Aymé, La Jument verte, 1933, p. 26.

  7. D’accord, François : croyons en l’innocence des personnes de la rédaction de Libération qui ont choisi la photo. Cette image a été choisie parce qu’elle était la plus… la plus représentative ?
    J’ai du mal à croire à la force de l’inconscient s’agissant de professionnels de l’image comme les rédacteurs de Libération (je les soupçonne même de ne plus être que dans l’image, la surface, et donc d’être parfaitement capables de saisir le non-dit-mais-montré de l’image) et le choix de la une est évidemment discuté, et est bien sûr assumé.
    Deux mots, une image : la messe est dite.

    Et ils auraient beau jeu, après de dire qu’il s’agisse d’interprétation : s’ils craignaient d’être incompris, ils auraient choisi une autre une, plus univoque : c’est ici aussi l’équivoque qui est un point derrière lequel se dissimuler.

  8. @b, en passant:
    En fait je ne crois pas spécialement en l’innocence des personnes de la rédaction de Libération, mais je trouve juste que le « dispositif » texte-image ne me semble pas clairement montrer leur culpabilité… du moins pas celle qui consisterait à leur donner l’intention de montrer une bourgeoisie triomphante et condescendante à l’égard des soubrettes.
    Par ailleurs, le fait de choisir une image équivoque peut vouloir dire deux choses: soit que Libé s’octroie la possibilité de jouer sur les non-dits de l’inconscient bourgeois (c’est l’hypothèse de Gunthert si j’ai bien compris), soit, plus banalement (et c’est mon hypothèse, car je suis adepte du rasoir d’Ockham), de vendre du doute, du « suspense », et donc de vendre du papier. L’équivoque ici est selon moi, de même que la brièveté du titre, avant tout un appel du pied à l’acheteur. Mais je suis d’accord avec vous: le journalisme ne vit que par lui-même, et l’image s’auto-alimente en permanence: le « bon journaliste » ne vit en effet que dans l’image qu’il veut montrer de l’information, pas dans l’information dont il voudrait montrer l’image. Là où André Gunthert et moi tomberons (peut-être) d’accord, c’est sur le fait qu’il s’agit encore une fois de nous « raconter des histoires » (voir Christian Salmon): l’équivoque de cette photo est là pour ça, et joue le même rôle ici qu’une couverture de roman. Particulièrement chez Libé où l’image prend le dessus du texte dans la « une », ce qui n’est pas encore le cas de toute la presse papier.

  9. C’est quand même pas compliqué. Cette image veut dire: « pas coupable ». Elle a été choisie pour ça. Elle montre un couple à la peine, mais qui résiste victorieusement face à l’adversité. Autrement dit, elle montre l’adhésion à la thèse de l’accusé, qui pense sincèrement qu’il a séduit la soubrette. Ce n’est pas Libé qui voit la bourgeoisie dans cette image. Cette image est un acte manqué: la preuve que Libé n’a pas vu que le problème que pose l’affaire DSK est un problème social avant d’être sexuel. On pourrait en dire autant de la majeure partie de la presse française.

  10. Allez, j’ajoute mon grain de sel: pourquoi « not guilty’ en anglais? Quel type de connivence, ou de distance, je ne sais pas trop, est impliqué par la citation de l’anglais? Autant je suis d’accord avec André Gunthert sur le fond de l’analyse (problème social plus que sexuel, charme de la bourgeoisie etc.), autant la photo me laisse perplexe. Ces deux visages sont-ils souriants? Je les trouve plutôt défaits, compassés, vaincus. J’ai souvent constaté qu’il n’y a rien de plus difficile que d’analyser l’expression d’un visage dans un portrait (cf. Goodman: cette expression, ce n’est jamais qu’une description que le spectateur donne de l’image). Je me demande donc si la une de Libé est si univoque. Et si la citation en anglais n’indique pas aussi une forme de distance: DSK est désormais si loin de nous… ou alors, s’il est « not guilty », ce ne peut être qu’à l’usage d’un tribunal lointain…

  11. Deux personnes, bien coiffées/propres/sapées/rasées (oups) , lui devant, elle derrière, qui se tiennent droites et debout, face à l’adversité et des bouleversements dont elles sont innocentes, ce que le titre démontre.

  12. « C’est quand même pas compliqué. Cette image veut dire: “pas coupable”. Elle a été choisie pour ça. »
    C’est vrai, mais le terme de « choix » est à pondérer. Quand il s’agit de presse, il faut bien se souvenir que, côté journalistes, la photographie est toujours vue sous un angle utilitaire assez fruste (disons entre illustration et symbolique) et que les gens des services photos, s’ils ont une sensibilité au médium plus affinée, ne pensent pas loin et ne voient donc guère mieux.
    C’est aussi dans cette somme d’incompétences que se joue la décision.

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