Le jour où la narratologie ne sert à rien

1er avril, jour où l’on lit les médias l’œil aux aguets, le soupçon en bandoulière. Pour dénicher la bonne blague – ou ne pas se laisser avoir par l’astuce trop bien cachée. Au risque de voir des poissons même là où il n’y en a pas. Comment, Endémol aurait un « comité de déontologie« ? Ce n’est pas un peu trop gros, là?

Le 1er avril est le jour où l’on peut vérifier que Genette s’est bel et bien planté. Il est vain d’essayer de repérer des différences formelles qui marqueraient la frontière entre récit factuel et récit fictionnel. Les différents genres du discours, outre qu’ils échangent constamment figures et tours, ne sont que des cadres expressifs qui ne fournissent aucune garantie a priori sur la qualité du contenu. Le caractère de vérité ou de fausseté de tout ou partie du récit n’est jamais une information interne, mais toujours un jugement issu de connaissances ou de croyances externes – et qui peut se modifier indépendamment de l’énoncé.

Le repérage du poisson s’effectue en contexte en s’appuyant sur les compétences encyclopédique et logico-déductive du lecteur. Outre la date du jour, information qui permet d’orienter la lecture (à noter que la relecture de n’importe quel article le 1er avril le colore immédiatement d’une certaine irréalité), il fait partie des usages de glisser un indice qui facilite la découverte de la fraude. De quoi rassurer sur le caractère exceptionnel de la transgression et la solidité de la frontière entre fait et fiction – faudrait quand même pas laisser accroire qu’il est si facile de prendre des vessies pour des lanternes

10 réflexions au sujet de « Le jour où la narratologie ne sert à rien »

  1. Notre Université, comme d’autres j’imagine, met actuellement la dernière main à une charte du plagiat dans l’espoir de dissuader les étudiants de réutiliser sans référence ni citations, dans leurs travaux universitaires, les documents ou textes qu’ils trouvent sur internet. Quand on voit la technique du copier-coller chez les journalistes professionnels, on peut réellement se demander si la question du plagiat a encore un sens pour les générations nées une souris dans les mains. Dès l’école primaire, les enseignants poussent leurs élèves à aller se documenter sur internet : pourquoi n’apprendraient-ils pas en même temps à recopier ce qu’ils y trouvent comme de simples matériaux mis à la disposition de tous ? Ensuite, au collège et au delà, ça devient une habitude, une façon de « travailler » diraient-ils. Et une fois devenus étudiants, voire étudiants dans une école de journalisme, pourquoi changeraient-ils de méthode ? A ce stade, c’est ancré dans une nouvelle forme de culture

  2. @Sylvain: Une nouvelle culture? Peut-être. N’en reste pas moins que, du côté des chercheurs, il est crucial d’apprendre à distinguer ce qui est à moi de ce qui est à l’autre. Je ne serais pas étonné que le blogging soit une bonne école pour cet apprentissage… 😉

    @Olivier: Rue89 vient de remercier les Guignols pour leur concours. La réalisation du poisson le rendait tout de même assez crédible. Un point intéressant avec le 1er avril, c’est le peu d’utilité du critère de vraisemblance, si souvent utilisé en narratologie à propos de la fiction. Tsunami, accident nucléaire, guerre en Lybie: la presse nous raconte tous les jours des histoires invraisemblables, ce qui fait que ce critère n’est pas vraiment efficace lorsqu’il faut décider si une info est vraie ou pas. Il faut alors chercher d’autres indices. Une bizarrerie était l’enregistrement sonore – une excellente idée sur le plan narratif, mais qui était peu crédible sur un plan pragmatique. Un autre critère pertinent est la reprise de l’info. Nous connaissons le caractère moutonnier des médias: l’absence de reprise, au fur et mesure que le temps passe, est l’indication d’un problème. En fin de journée, c’était l’indice le plus sûr de la supercherie.

  3. Il était vraiment bien fait ce poisson… jusqu’à la fausse interview de Balkany qu’on pouvait identifier à son élégance verbale et à cette façon qu’il a toujours de rappeler qu’il est un grand intime de Sarkozy… et comme tu le remarques, c’est son côté invraisemblable qui le rendait vraisemblable, d’autant plus que Sarkozy nous a habitués à tant d »‘innovations » en matière de moeurs politiques qu’après tout… c’est une histoire plus vraie que bon nombre d’autres fabriquées par des spin doctors…
    Où l’on voit que des journalistes très fins et qui sentent bien les situations n’ont plus besoin du réel pour nous raconter le monde dans ses replis intimes…

  4. le plagiat questionne également beaucoup les droits d’auteur…dans une société ou peu de personnes respectent celui ou celle qui est à l’origine d’une création, où le copiage est valorisé, qu’attendons nous des nouvelles générations ?
    Le copyright a été inventé pour protéger la création, qu’elle ne s’appauvrisse pas, pour inciter à être dans la découverte et l’innovation. Même si la création ne fait pas à partir de rien, il y a des limites à l’imitation (et à la contrefaçon).

    Quant au poisson d’avril, le jour sacré de la blague et du canular, il se fond dans l’immensité des situations vraisemblables ou pas. Le nombre de fois où on entend (ou lit) de fausses informations fait que l’on ne s’étonne plus de rien… canular ou pas canular… une société où on ne distingue plus le vrai du faux.

  5. À force de chercher à déduire des vérités de ce que les médias ou les arts me présentent, j’en suis venu à me dire que le récit « factuel » et le récit fictionnel sont avant tout des registres stylistiques, mais qu’ils mentent et qu’ils disent la vérité l’un et l’autre, parce qu’ils extrapolent (ce qui permet de s’écarter du fait mais aussi d’atteindre des vérités inaccessibles à la seule observation), parce qu’ils contiennent des creux (le président à cheval en Camargue est une vérité, et le ridicule équipage de journaliste qui le suit en camion en est une autre, qui dénonce la vérité véhiculée par la première image),… Finalement la seule image objective consisterait à filmer de manière automatique. La vidéo-surveillance fait ça, mais mal car son mutisme (pas le droit de mettre de micros), son point de vue en surplomb, sa visibilité et ses motivations constituent autant de biais. Quand aux images produites, elles ne sont prises en compte que lorsqu’elles racontent quelque chose d’anormal, d’exceptionnel, et on travaille même activement à des logiciels destinés à repérer ces exceptions (une personne qui marche à contre-courant dans la foule,…), donc même le rapport « objectif » d’un appareil automatique est destiné à raconter des histoires, et ce de manière à peine plus romancée que les documentaires animaliers de Disney dans les années 1950-60.
    Désolé, je pense tout haut, ce que je raconte n’est pas très structuré mais le sujet est passionnant 🙂

  6. @Boy: Les sociétés médiévale ou renaissante étaient beaucoup plus tolérantes que la nôtre aux emprunts et aux croisements. C’est précisément l’élaboration du droit commercial et du droit d’auteur qui ont construit des cadres beaucoup plus rigides. N’oublions pas non plus que la multiplication récente des avis de plagiat tient aussi à la possibilité nouvelle de réaliser facilement des comparaisons de texte grâce à la mise en ligne généralisée des contenus et à l’efficacité des moteurs de recherche. Il n’est pas certain que les pratiques plagiaires aient été beaucoup moins répandues dans l’édition du XXe siècle, mais il était en tout cas beaucoup plus ardu de les repérer.

    @Jean-no: Oui, je crois aussi qu’il faut les voir comme des registres stylistiques. Barthes avait trouvé la bonne solution dans ses Mythologies en plaçant l’ensemble des récits (journalistique, publicitaire, fictionnel, etc.) sur le même plan, sans distinction de genres. Quant à la caméra de surveillance, il y aura toujours quelqu’un qui aura décidé de la placer à tel ou tel endroit. Bref, l’objectivité est un de nos plus beaux mythes – c’est à peu près ainsi que le décrivaient Daston et Galison dans leur indispensable Objectivity (2007). Mais ce qui est une vérité pour le chercheur ne peut pas forcément être une vérité pour la société: il reste évidemment crucial pour la crédibilité et l’autorité des professions qui en dépendent de prétendre à l’existence d’une ligne de démarcation intangible entre le vrai et le faux.

  7. @André L’élaboration du droit commercial et du droit d’auteur renvoient me semble-t-il à la définition par la société englobante de ce qui est reconnu comme un œuvre à un moment donné et à l’évolution du statut social de l’auteur.
    La société médiévale était sans doute d’autant plus tolérantes aux emprunts et aux croisements que la notion d’œuvre et d’auteur lui était plus ou moins inconnue. Il y a longtemps que je n’ai pas relu Raymonde Moulin, mais dans les sociétés médiévales, je ne suis pas certain que la notion même d’auteur telle que nous l’avons aujourd’hui faisait sens.
    A la Renaissance, qui est sans doute en partie à l’origine de notre conception actuelle de l’auteur, on assiste à la fois à une reconnaissance des arts mécaniques, alors que depuis l’antiquité on privilégiait les arts libéraux, et à l’idée d’un auteur. Mais il n’est le plus souvent qu’un domestique, plus ou moins considéré, au service d’un employeur. Le droit d’auteur contemporain, c’est la mise en place d’un mode de rémunération qui permet aux auteurs d’exister en dehors d’un employeur unique. Et en même temps l’affirmation de plus en plus marquée au cours des siècles de la nécessaire singularité de l’œuvre et de son auteur.

    On est sans doute aujourd’hui au début d’une nouvelle évolution idéologique et économique.On a d’une part une remise en cause économique, et quasi mécanique, du droit d’auteur qui est liée à l’évolution technologique et aux modes de diffusions des œuvres,
    et d’autre part une évolution idéologique, qui a largement anticipé cette évolution économique. L’art contemporain ne cesse de remettre en cause cette notion d’auteur et d’œuvre unique en multipliant les emprunts et les croisements. L’acte créatif se résumant même parfois au seul emprunt.

  8. @Thierry: « L’élaboration du droit commercial et du droit d’auteur renvoient me semble-t-il à la définition par la société englobante de ce qui est reconnu comme un œuvre à un moment donné et à l’évolution du statut social de l’auteur. » Je dirais plutôt que la production du droit est la réponse à un déséquilibre économique généralement lié à une évolution du marché. Je ne me risquerai pas plus avant dans ce domaine très spécialisé. Je me bornais simplement à recadrer la question du plagiat, dont je me demande encore une fois si la vogue récente ne provient pas de sa soudaine détectabilité. Rien n’est plus facile à repérer aujourd’hui que la copie frauduleuse – raison pour laquelle je ne suis pas vraiment inquiet pour le droit d’auteur (ou plutôt le droit du diffuseur), qui n’a jamais été aussi puissant ni aussi étendu qu’aujourd’hui.

Les commentaires sont fermés.