Le bruit disparu de l'instrumentation

Un blog peut servir à noter des questions ou des observations. Il sert souvent à enregistrer des agacements. Pourquoi est-ce que m’arrête la question du bruit de l’instrumentation chez Ridley Scott? A vrai dire, je n’en sais rien. Mais ça m’agace.

[youtube]http://www.youtube.com/watch?v=wL96XnTwJsU[/youtube]

Dans Alien (1979) ou dans Blade Runner (1982), on peut constater que Scott donne vie à divers outils électroniques en les dotant d’une activité sonore paradoxale (voir ci-dessus). Un trait qui n’est pas si fréquent en SF. Il y faut d’abord le goût du silence. Star Wars (1977) est un film bien trop bruyant (dialogues, musique, combats…) pour qu’on y discerne le clic d’un bouton. Dans 2001 (1968), l’interaction avec la machine qui forme le fil rouge du scénario ne laisse que peu de place à la commande manuelle, dont la dimension sonore reste discrète.

Bref, le truc d’associer à des ordinateurs un bruitage virtuose qui mêle cliquetis de téléscripteur et couinements de réveil-matin électronique est une particularité narrative des premiers films de Scott qui vise à conférer une identité particulière à l’instrumentation, sorte de vie mécanique autonome sous contrôle de l’acteur humain.

Dans l’espace personne ne vous entendra crier. De même, l’action d’un circuit électronique ne fait aucun bruit, sauf celui qu’on lui adjoint à titre de signal. Le bruit de l’instrumentation chez Scott a ceci de paradoxal qu’il caractérise une suite d’opérations purement virtuelles sur écran par un tintamarre qui ne peut être la traduction d’aucune action physique. Comme l’imitation du déclic sur nos appareils photos numériques, cette fiction sonore tisse un lien avec l’univers défunt de la commande électromécanique.

C’est finalement ce chiasme qui me frappe: dans des films de la fin des années 1970 où cette instrumentation est encore présente, mais qui sont censés figurer l’avenir – autrement dit l’expansion de la virtualité électronique –, la sonorisation de l’image du futur par un bruit du passé. Aujourd’hui, à l’ère du microswitch et du multitouch, la commande est devenue définitivement silencieuse et fluide. Dans un monde où l’interaction avec la machine est autant que possible effacée par l’invisibilité d’une ergonomie qui en a décortiqué les moindres détails, ces cliquetis d’un autre temps nous paraissent le comble de l’anachronisme.

12 réflexions au sujet de « Le bruit disparu de l'instrumentation »

  1. Il y aurait beaucoup à dire sur ce sujet. Je me rappelle que dans le domaine du cdrom, vers 1995, on réfléchissait toujours longtemps aux bruits à associer aux clics, car il fallait que les gens sachent qu’ils avaient cliqué. Je crois que c’est dans le cdrom de la 3e Biennale de Lyon que Jean-Louis Boissier a mis comme bruit du clic le son mécanique du clic de souris (cronk) mais amplifié. Ça fonctionnait bien.

  2. Intéressant. Le design sonore porte toujours la trace d’une époque, en particulier lorsqu’il s’agit d’objets technologiques : ainsi par exemple des voix trafiquées dans la série Doctor Who (Daleks, Cybermen, K9), qui ont été malicieusement conservées aujourd’hui telles qu’elles étaient dans les années 60-70, et définissent à elles seules une esthétique.

    Il me semblerait intéressant, cependant, d’étudier de façon plus approfondie le rapport entre les effets sonores diégétiques et extra-diégétiques, qui me semble avoir beaucoup évolué ces trente dernières années. Ainsi, par exemple, des inscriptions contextualisantes du type « Pentagone — 15 heures avant impact » que l’on trouve dans tous les gros films américains de guerre ou de science-fiction à partir des années 90, et qui s’affichent en général lettre par lettre avec un petit « bip-bip-bip » très caractéristique (qui est même devenu un motif parodique en lui-même).

    À ce titre, un autre phénomène qu’il m’a semblé constaté (mais que je ne pourrais pas étayer sans de longues recherches), me semble aller en sens inverse de la dé-personnalisation que vous décrivez : l’existence sonore, croissante, de la caméra elle-même.

    Pour rester dans le domaine de la science fiction, cela a longtemps été le bruit (pourtant physiquement impossible) des vaisseaux spatiaux ou des météores qui passent à côté de la « caméra », avec un effet Doppler sonore qui souligne l’énormité de l’objet, puis de plus en plus, même le simple fait de contourner l’angle d’un mur (par exemple dans une scène de poursuite en vue subjective) produit un déplacement d’air audible (genre « woof »)… et l’on tombe vite dans une écriture filmique où tous les mouvements d’appareil sont soulignés par un effet sonore plus ou moins discret (et réaliste).

    Je pourrais corréler cela avec plusieurs facteurs : l’exigence d’immersion, qui peut conduire à tenter donner au spectateur l’impression qu’il est réellement, physiquement présent dans la scène (exigence que l’on retrouve dans le jeu vidéo, avec les même effets sonores) ; l’apparition d’un système d’énonciation, au contraire, plus distancié, où le montage se fait lui-même discours (ainsi des nombreuses séries filmées à une seule caméra, en particulier les séries comiques où les effets sonores associés au montage dictent constituent un ressort rythmique et comique à part entière) ; le fait que de plus en plus de plans, particulièrement dans les gros budgets, sont élaborés sans caméras (en pure synthèse ou en compositing), ce qui conduit donc les cinéastes à tenter de redonner une impression de réalité à leur « caméra virtuelle » (ainsi du style pseudo-reportage « caméra à l’épaule » dans le film Final Fantasy, des effets de zoom typiques de Battlestar Galactica version 2003).

    Dernière remarque plus anecdotique, je ne suis pas sûr que le terme d' »instrumentation » soit le plus approprié pour décrire ce dont vous parlez : l’instrumentation, en musique, est l’art de répartir un discours musical (harmonique, mélodique) entre les différents instruments *dont on dispose*. Le « sound designer », en comparaison, *fabrique* lui-même ses instruments avec tout ce qu’il peut trouver ; que ces instruments produisent ensuite, ou non, un discours que l’on pourrait qualifier de musical, est une question différente (pour reprendre l’exemple de Doctor Who, le bruit de cordes de piano frottées associé à son vaisseau spatial sert avant tout à l’identification de l’objet, plutôt qu’à constituer un discours à part entière — dans Alien en revanche, l’identification me semble relativement secondaire mais le dialogue entre les différents bruitages est un ressort narratif et dramatique à part entière).

    Voilà, c’est un peu en vrac mais j’espère lancer quelques pistes 🙂

  3. Bonjour,
    Je suis un peu surpris par votre commentaire :
    « dans des films de la fin des années 1970 où cette instrumentation est encore présente, mais qui sont censés figurer l’avenir – autrement dit l’expansion de la virtualité électronique –, la sonorisation de l’image du futur par un bruit du passé. Aujourd’hui, à l’ère du microswitch et du multitouch, la commande est devenue définitivement silencieuse et fluide »

    Prenons les ordinateurs incroyables avec ecran holographique etc de « CSI Miami » (image du futur aussi), ils produisent un amoncelement monstrueux de blip blip…

  4. @vvillenave: Tout à fait d’accord avec le constat de la tendance de plus en plus prononcée pour le soulignement sonore des effets de montage. Attention, j’utilise ici « instrumentation » pour renvoyer à l’instrumentation électronique (ordinateurs, tableaux de bord, explorateur à commande vocale…).

    @#: Vous connaissez beaucoup d’ordinateurs qui font blip-blip? Donc oui, Alien n’est pas le seul film à comporter des anachronismes, si c’est ce que vous voulez me faire dire… 😉

  5. J’entends bien que le « vrai futur » est silencieux (cf. microswitch et multitouch), mais le « futur imagine » reste tout aussi bruyant (et anachronique si vous voulez) en 2011 qu’il l’etait en 1979.

  6. @#: Vous avez écouté la vidéo ci-dessus? Vous avez beaucoup d’exemples récents où un ordinateur fait un bruit de télex? Un bip et un cliquetis ne sont pas le même bruit, et ne renvoient pas au même imaginaire. La commande électromécanique évoque le monde industriel. En réutilisant cet univers sonore, Brazil (Terry Gilliam, 1985) accentue par exemple le caractère déshumanisé de ses enfilades sinistres de bureaux. Je ne crois pas que l’on puisse parler des mêmes connotations pour les séries scientifico-policières récentes, qui comportent à l’inverse beaucoup de citations du multitouch et de la fluidité de la commande (Bones, NCIS Los Angeles…).

  7. Mmmm ok. Oui j’ai ecoute la video mais pour moi tout bruit est anachronique. Vous faites la nuance bruit mecanique vs. bruit futuriste que je n’avais pas saisie.

  8. @#: Peut-être une question de génération? J’ai connu l’époque des boutons qui faisaient du bruit, j’avais même une affection particulière pour les interrupteurs à levier chromés, au clic sec et élégant, que j’utilisais sur les boîtiers des montages électroniques de mon adolescence. J’adorais aussi les potentiomètres à rhéostat, tués par l’arrivée du microswitch (que j’ai personnellement vécu comme un traumatisme 😉

  9. J’ai aussi pense a cette explication mais n’ai rien dit, ayant moi-meme du mal a admettre ne plus etre de la derniere generation en date 😉

  10. Ha ! Les interrupteurs à levier chromé ! Enfant, j’en ai gardé un dans ma poche, juste pour le faire jouer.

    Me fais penser que l’Iphone de mon collègue sonne comme un téléphone à cadran… Et que je sursaute à chaque fois.

  11. Bien vu/entendu ! la séparation entre bruit de fonctionnement et earcon.
    La commande est silencieuse (moins de friction) mais le retour utilisateur, lui, à besoin de son pour confirmer la prise en compte de la commande, la confirmation qui était mécanique devient artificiellement reproduite. Nous évoluons dans ce monde silencieux du toucher mais la vibration de la surface ou le son du déclenchement nous confirme que la machine comprend. Il va falloir rajouter du bruit à ce silence.
    Dans « la nostalgie des interrupteurs à levier chromé » j’ai un ami qui à un solex electrique et il me disait que les reflexions des gens qui lui en parlent portent essentiellement sur le son/bruit de la machine, un gros chantier pour les designers sonore qui vont pouvoir « lâcher » le design des pots d’échappement des voitures et des portes pour nous créer le référentiel sonore des futures générations .

  12. Quid d’un bruit très nouveau (et particulièrement agaçant) : le cliquetis des claviers dans les salles de cours ?
    Sans oublier les déclics préenregistrés et prétendument vintage des appareils numériques ?
    Et le biiip irritant du « Code bon. Retirez carte » ?

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