Ce qui ne va pas avec la culture

Une association de développement culturel me fait parvenir un courrier invitant à une journée de réflexion sur les liens unissant adolescents et culture dans le contexte scolaire.

L’argument est libellé comme suit:

«Les jeunes d’aujourd’hui sont-ils brouillés avec la culture? Les adolescents ont-ils de nouvelles façons de se cultiver? Comment faire naître le désir de culture et de découverte artistique chez les adolescents? Comment les amener à croiser la matière culturelle? Y-a-t-il des oeuvres spécifiques pour les adolescents?»

Malgré le caractère bien intentionné de l’initiative, quelque chose me gêne profondément dans cette manière d’aborder la relation au fait culturel. La formule: «Les jeunes d’aujourd’hui sont-ils brouillés avec la culture?» ne semble pas envisager une seule seconde que les « jeunes » possèdent déjà un bagage culturel qui leur est propre, construit par leur expérience cinématographique, télévisuelle, vidéoludique ou web, qui structure leurs échanges et génère des postures d’expertise ou des mécanismes d’apprentissages et de transmission complexes.

Dans la phrase: «Les adolescents ont-ils de nouvelles façons de se cultiver?», doit-on lire « se cultiver » comme une allusion à cette culture vernaculaire, ou bien l’expression ne renvoie-t-elle qu’à l’accès à la culture savante?

Le malentendu porte sur l’emploi du terme « culture », qui n’est à l’évidence pas utilisé ici dans son sens anthropologique, autrement dit comme l’ensemble des représentations propres à un groupe quel qu’il soit, mais plutôt dans le sens qui est le sien dans le syntagme « ministère de la culture », et qui devient beaucoup plus clair si on le remplace par le mot « art » – par exemple: «Les jeunes d’aujourd’hui sont-ils brouillés avec l’art?».

« La » culture contre « les » cultures: la culture institutionnelle imposée de façon paternaliste à une classe d’âge plutôt que la prise en compte des représentations autonomes d’un groupe n’est rien d’autre qu’une usurpation du terme « culture », employé à tort comme cache-sexe des pratiques artistiques de la classe dominante, comme dans « ministère de la culture » (qui n’est en réalité qu’une tutelle des métiers artistiques reconnus par l’institution).

Problème: cet art qui n’ose pas dire son nom, cette substitution même exprime la perception d’une ringardisation des pratiques et des représentations des beaux-arts et de la littérature, qu’il est nécessaire d’habiller d’un costume plus moderne pour les rendre présentables. Autant dire que la réponse est dans la question. Comment rendre les jeunes plus attentifs à l’univers démonétisé des Muses? En le dissimulant sous le masque anthropologique des pratiques culturelles. Pas glop.

25 réflexions au sujet de « Ce qui ne va pas avec la culture »

  1. Les vieux d’aujourd’hui sont-ils brouillés avec la culture ? Les vieux d’aujourd’hui sont-ils brouillés avec les jeunes ? Avec la culture des jeunes ?… Pleins de questions qui ne sont pas très à propos tant que nous ne faisons pas une idée claire de ce qu’est la Culture. Merci pour cet article qui nous amène à réfléchir sur une idée pas très claire pour beaucoup de personnes à commencer par  » un petit monde de la culture » coincé entre une vision élitiste et sociale.

  2. Très bien vu ce glissement de l’art vers la culture. Et c’est exact que le ministère en charge de le culture entretien le trouble. C’est avec ce genre d’article qu’on peut retrouver les vrais mots aux bons endroits.

    bonne continuation.

  3. Comme l’ont bien compris certains professeurs, la meilleure façon de faire accéder les ados à la culture des élites est d’organiser le dialogue avec leur propre culture, pléthorique. La difficulté consiste alors pour les aînés à en assimiler les codes (je proposerais volontiers à l’association de remplacer sa rencontre par un stage d’initiation des profs à la culture populaire d’aujourd’hui ;). L’objectif est évidemment inatteignable pour tous ceux dont la conscience culturelle passe par le long vomissement de la télévision, des jeux vidéos ou de Facebook

  4. Pfff, ça c’est comme l’éternelle panique intellectuelle moralisatrice que « les jeunes ne lisent plus ». Si, je crois qu’ils lisent énormément sur internet, mais bon, ça compte pas, vu des cimes de la Culture. J’espère que vous allez leur répondre!

  5. Le plus amusant, c’est qu’il n’y a pas de véritable différence fonctionnelle entre L’Homme qui rit, de Victor Hugo, et, disons, The Dark Night, de Christopher Nolan: il s’agit dans les deux cas d’un divertissement issu de l’industrie des loisirs, sauf que l’un est sacralisé au titre du canon, l’autre pas.

  6. Bon, on sent que l’échange se fera de manière verticale et unilatérale, hiérarchique, condescendante. Si j’étais « les jeunes », j’irais pas. D’ailleurs ils n’iront pas, ou alors traînés de force, avec la bonne volonté qui va avec, ce qui renforcera le préjugé des aînés. Une opération bien intentionnée mais qui a très peu de chances d’apporter quoi que ce soit à quiconque.

  7. Pour la culture, je te suis à 100%. C’est sans doute un peu peine perdue parce qu’on se fait facilement accuser de démagogie, mais il ne faut pas renoncer à le marteler.

    En revanche, je suis sceptique sur le déplacement du problème tel quel vers l’art. Les jeunes sont-ils brouillés avec l’art ?

  8. @Christophe Prieur : Il me semble que ça fonctionne, le mort « art » employé tout seul se réfère explicitement à la culture cultivée, non ? On pourrait préciser « art contemporain ». On peut discuter chaque mot, ceci dit, à commencer par les jeunes, que l’expression « les jeunes » englobe en un seul groupe a-culturellement cohérent…

  9. @Christophe: Si j’en juge par les activités des miens, ça m’étonnerait 😉 Non, le mot « art » renvoie ici encore à sa vision institutionnalisée, bien campée par Fredo Mitt, et au petit groupe des pratiques désignées comme « nobles », non sans certains cafouillis et ajustements (la musique classique, mais pas la musique pop; le théâtre subventionné, mais pas le boulevard; le cinéma d’auteur, mais pas les blockbusters, etc…).

  10. Je me pose la question de ce « bien intentionné » moi… Je voudrais bien savoir à quoi ceci renvoie : l’intention de nommer « jeunes » un groupe identifié (moins de 25 ans ? de 12? de 3 ?); (on sait, cependant, que le cinéma vise explicitement, dans les publicités assénées avant le « grand » film, en sale par exemple, ceux qu’il identifie comme des « jeunes » : disons moins de dix huit ans) ? Vu l’accueil des « jeunes » dans Pôle emploi, je me demande… Et puis leurs « pratiques culturelles » pourquoi pas leurs pratiques alimentaires, économiques, sexuelles et tutti quanti ? Demander au ministre de l’art et de la communication ? (ça sonne bien – bon, en même temps, vu le personnage, ça a une tendance pathétique)…. :°))

  11. « Comme l’ont bien compris certains professeurs, la meilleure façon de faire accéder les ados à la culture des élites est d’organiser le dialogue avec leur propre culture, pléthorique. »
    Je suis, dans une certaine mesure, d’accord avec ce que vous dites, mais j’émettrai toutefois une réserve : tout dépend du type d’adolescents qu’on a en face de soi (et je vais parler ici d’élèves de collège). C’est une démarche que je fais quasi systématiquement avec les élèves, en privilégiant le va-et-vient entre culture dite « populaire » et la culture qu’on pourrait qualifier de « savante ». J’avais par exemple proposé une mise en parallèle d’une vanité (All is vanity, de C. A. Ginberg) en anamorphose avec une publicité d’une grande marque qui en faisait une citation littérale (la même femme devant un miroir). Et bien, cela n’a pas suscité leur curiosité, et ce n’est qu’un exemple des multiples passerelles que je tente de mettre en place.
    Certains jeunes manquent singulièrement de curiosité : ils n’ont parfois pas même envie d’analyser les images ou la culture qui les entoure. Car pour analyser, il faut avoir les mots adéquats: ce n’est souvent tout simplement pas le cas. D’autre part, dans le cadre scolaire, certaines classes ne permettent pas d’avoir un terrain propice à ce type de travail, qui demande tout de même un cheminement de la parole : la parole de l’adulte est de toute manière déconsidérée, ils n’acceptent tout simplement pas de cheminer avec vous et demeurent finalement dans leur univers, cette culture « populaire » qui manque parfois singulièrement de profondeur et qui s’avère extrêmement étriquée.
    Mais peut-être que, sur ce point, les associations ou intervenants extérieurs pourraient mieux réussir que l’institution scolaire?
    D’autre part, j’émettrai une autre réserve quant à votre analyse, en lien avec le constat fait ci-dessus : s’il me paraît intéressant de toujours remettre en question les frontière entre culture majeure et culture mineure, culture savante et culture populaire, comme vous le faites en évoquant Hugo face à The Dark Knight, il faut tout de même prendre garde à ne pas adopter trop vite une approche anhistorique, et aplatir le tout sur le même plan. (Et ce, surtout si l’on se place dans une perspective de transmission : pour donner à la culture sa profondeur il faut bien en montrer aussi la part d’altérité, en montrer à la fois les liens et les distances avec notre présent). Mais ceci demanderait un débat bien plus long…
    Sinon, je suis bien d’accord avec la maladresse de la formulation de l’association (« culture » aurait pu laisser la place à « art », certes).

  12. La culture est-elle brouillée avec les jeunes ?

    Comment la culture se forme ? Bonne question. Chaque génération se forme et est formée par la culture institutionnelle, l’apport des « découvertes », la technologie ambiante, la formation professionnelle et son vécu, les us et coutumes familiales, les différents mass-médias (cinéma, télévision, web, publicité, l’écrit, l’image, le son …) et quelques autres paramètres tout aussi importants. Tant que la/les génération(s) précédente(s) s’accroche(nt) au pouvoir, la/leur culture risque de nous être assénée et imposée au mépris de la/les culture(e) en gestation ou non reconnues.
    Que penser de la bande dessinée qui, bien que récemment reconnue par les milieux bien informés, se voit propulsée sur une seule chaîne de télévision (Public-Sénat) ?
    Que penser de la littérature de Science-fiction qui ne voit aucune de ses œuvres proposées dans aucunes des émissions dites littéraires ?
    Que penser du cinéma-bis si chère au trio Cocteau-Vian-Boullet ?, sans compter les films dits cultes (je pense notamment à Rocky Horror Pictur show) ?
    Ne parlons pas de la culture dite « technologique », l’archéologie industrielle et patrimoine industriel, ouvrière, typographique, agricole. Il suffit de voir le sort réservé à l’Atelier du livre de l’Imprimerie nationale de France (cf l’association Graphê).

    Tant que l’on réduira le socle commun du savoir au trio lire/écrire/compter (il suffit de voir le sort qui a été fait aux « maths modernes »), aux problèmes d’arithmétiques hérités de la révolution fançaise qui voulait former les commerçants au système métrique, il y a de fortes chances que l’on reste enculturés.

  13. @ Isabelle So: Faire des comparaisons, c’est bien. Ce qui serait encore mieux, c’est une véritable reconnaissance de la culture ado comme culture, à partir de quoi pourrait s’installer un dialogue réel. Il n’y a pas de culture mineure ou majeure, il n’y a que des cultures dominées ou des cultures dominantes. Celle de l’école est dominante, ce qu’on y apprend est que toutes les autres sont illégitimes. Ce n’est pas la meilleure façon de faire. Organiser le dialogue des cultures c’est d’abord reconnaître la culture de l’autre, manifester son érudition, lui montrer qu’on peut apprendre quelque chose de lui. Bref, mettre en jeu la culture comme système de socialisation et de construction identitaire, en dévoiler les codes et les ressources, à partir de quoi on pourra construire une mise en dialogue avec d’autres formes culturelles. Pas gagné dans le système actuel.

    L’absence de « profondeur » de la culture populaire est un préjugé qui provient exclusivement de notre inculture à son endroit (voir notamment mes billets: « Métamorphoses de l’évolution » ou « Il n’y a pas d’image innocente« ). Je regrette de vous dire que c’est vous qui avez une approche anhistorique de la culture populaire (par manque de curiosité pour elle?). Il est vrai qu’il n’est pas forcément simple d’accéder aujourd’hui à une documentation un peu développée à ce sujet – du moins dans l’édition francophone. En attendant des ouvrages plus solides, la lecture régulière de Culture Visuelle peut aider à l’interrogation des schémas établis.

    @Jef: Oui, on peut dire ça.

    @rocbo: Il n’y a pas une culture, « la » culture, mais uniquement des cultures, chaque groupe forme la sienne, qu’on soit amateur de capsules de bière ou fan de Proust. Chacun de nous appartient simultanément à plusieurs groupes, et partage donc plusieurs cultures, mobilisées en fonction des contextes. La culture, ce n’est rien d’autre que l’information socialisée du groupe. L’institutionnalisation de certaines cultures est fonction de la position dominante de certains groupes dans la société.

    @Matthieu: Thx! That was for you 😉

  14. @ André Gunthert : merci pour votre réponse. Je suis en fait, dans le principe, en accord avec vous.
    Lorsque je parlais, peut-être de manière imprécise, culture majeure et mineure, je pensais à ce que vous évoquez, à savoir culture dominée ou dominante. L’école en est bien sûr une des représentante, ce qui me place chaque jour dans une posture inconfortable dont n’ont pas forcément conscience tous les enseignants. Un article éclairant de G. Bellon, portant sur les cours de Barthes (Comment vivre ensemble) et de Foucault (Il faut défendre la société) au Collège de France, montrait bien comment ces derniers avaient conscience de cette difficulté, liée à la spécificité de la parole enseignante : G. Bellon relève ainsi à quel point chacun de leurs cours « met en œuvre une stratégie singulière pour déjouer les effets de pouvoir liés à son propre discours ».

    Bref, je me suis bien entendu posé cette question. Et non, je ne pense pas manquer de curiosité pour la culture populaire, bien que je n’en ai sans doute pas une aussi fine connaissance que la vôtre, au niveau visuel. Je suis d’ailleurs d’accord avec vous, dans l’absolu, lorsque vous proposez de dévoiler les codes et les ressources de cette culture-là et l’envisager comme lieu de construction identitaire.
    Cependant, il faut aussi préciser d’où je parle : du point de vue de la praxis, du point de vue de quelqu’un qui est confronté chaque jour à des adolescents de collège. Ne croyez pas que je n’ai pas réfléchi aux questions, essentielles, que vous soulevez.

    Hannah Arendt,dans La crise dans la culture, a évoqué les enjeux liés à la perte de l’autorité, en particulier dans l’éducation. Elle explique bien pour quelles raisons l’enseignement doit être conservateur, et pourquoi on ne peut présupposer, avec des enfants (ou des adolescents), qu’un dialogue d’égal à égal est possible, et que les enfants ne doivent pas être considérés « comme une minorité opprimée qui a besoin de se libérer ». Et, après quelques années à côtoyer des adolescents, je dois avouer que je trouve son texte très visionnaire et juste.

    Je ne parle pas là, bien entendu, de l’enseignement universitaire, qui relève à mon sens d’un autre espace et où je ne met pas du tout en oeuvre les mêmes démarches.
    Alors certes, je tente de bricoler avec tout cela, et certes, ce n’est pas toujours une réussite, d’autant plus que je transmets la langue française (et tout ce qui va avec de code et de règles!), que je me dois donc garante des bonnes règles de l’écrit et de la transmission des textes, parfois arides face aux images.

    Je dois préciser pour terminer que, quand je parle d’absence de profondeur de la culture des jeunes, je me suis mal exprimée : je regrettais alors leur approche de leur propre culture, approche qui cherche pas, de manière générale, à en voir la profondeur, manquant souvent, je le constate, singulièrement de curiosité.

  15. « La culture pour chacun », c’est ça ? la Culture qui intimide, c’est celle « pour tous » ? Malraux s’est trompé ? Sur tout ? On revient avant 61 ? Evidemment l' »oeuvre d’art » ne produit pas l’extase espérée, normal non (et sur personne !) ?
    Ou bien on parle de pédagogie, de transmission, d’échanges, et ça, c’est intéressant !
    Culture populaire, culture savante….Ces notions sont sans doute peu productives, sauf pour…pour qui, au fait ?
    Il est vrai que, pour la musique électro-acoustique, par exemple, j’ai dû « laver mes oreilles » (idem pour d’autres recherches artistiques) pour entrer dans un univers inconnu : mais alors, quel plaisir !
    Chacun, me semble-t-il, a besoin de clés pour goûter ce qui est « nouveau » pour lui, ou ce qu’on croit nouveau – car on connaît beaucoup de choses sans savoir qu’on le connaît. Et ces découvertes sont réciproques : jeunes, pas jeunes, kesaco ? C’est peut-être dans la tête qu’on est vieux ou non..
    Dans le fond, la curiosité, ça vient comment ?

  16. @André Gunthert : « En le dissimulant sous le masque anthropologique des pratiques culturelles. »
    Leur conception anthropologique des pratiques culturelles est un peu dépassée non ? On se croirait au XIXe siècle, quand une certaine anthropologie expliquait aux colonisés comment penser leur propre culture…

  17. @ Isabelle So: Ces interrogations sont tout à votre honneur, et il est clair que l’initiative individuelle ne peut à elle seule pallier aux déficiences de tout un système. Nous pouvons je crois tomber d’accord pour regretter une prise en compte trop faible du fait culturel dans le cursus scolaire. J’ajoute que la recherche doit elle aussi jouer son rôle en aidant à dessiner les enjeux à venir – et je serai là aussi le premier à regretter le développement encore très insuffisant du domaine des cultural studies à l’université française. L’attention à ces questions est cependant globalement en progrès, il nous faut contribuer à faire avancer les choses dans la bonne direction.

    @Audrey Gourd: Non, la vision culturelle de l’anthropologie n’est pas si ancienne, puisqu’on peut considérer que c’est véritablement Malinowski qui l’installe au cœur des problématiques à partir de 1944 (Une théorie scientifique de la culture, Seuil/Points, 1968). On peut également lire le passionnant ouvrage de Benoît de l’Estoile (Le Goût des autres. De l’exposition coloniale aux Arts premiers, Flammarion/Champs, 2007/2010) pour s’apercevoir des évolutions complexes des relations entre art et anthropologie, qui est loin d’être une histoire terminée (cf. le débat nourri sur la création du musée qui devait s’appeler « des arts premiers »).

    Sur l’origine de la confusion entre la vision culturelle de l’anthropologie et son instrumentalisation politique, on peut considérer que la création de l’ONU et de son bras culturel, l’UNESCO (Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture), en 1945-1946, ont joué un rôle essentiel. Malraux et les autres gouvernements européens n’ont fait que mettre en musique avec retard les inflexions dont les inspirateurs ont bel et bien été des anthropologues (cf. Claudine Brelet, Anthropologie de l’ONU. Utopie et fondation, Paris, L’Harmattan, 1995).

  18. « employé à tort comme cache-sexe des pratiques artistiques de la classe dominante, comme dans “ministère de la culture”  »

    Je suis tout à fait d’accord avec ta réflexion tranchante sur cette dérive sémantique du terme de culture qui oblige souvent à lui adjoindre une épithète (« savante » ou « populaire ») de manière à opérer une distinction de nature entre, par exemple, « Bienvenu chez les Ch’tis » et « Hiroshima mon amour », la collection de magnet’s et le récit de voyage…
    Mais j’ajouterais que cette distinction, en plus de venir d’une confusion entre culture et partique artistique, repose essentiellement sur une illusion qui est celle du pouvoir que fonde l possession imaginaire de cette culture savante… c’est notamment quand elles entrent dans le jeu d’un dispositif de pouvoir, par le développement d’un métadiscours de spécialistes qui agit comme signe de distinction, que les oeuvres d’art deviennent « culturelles », c’est à dire, par principe, vraiment compréhensibles par une élite initiée, les gens cultivés, et c’est à ce moment là que se pose un imaginaire face à face entre ignorants (les jeunes) et connaisseurs cultivés (les enseignants et les dominants)…
    Il faut distinguer la connaissance directe des oeuvres et l’appropriation des discours critiques qui manifestent la Culture… le passage de l’un à l’autre fonde ce qu’on appelle la Culture savante.
    La Culture semble être ce qui manquera toujours,quoi qu’il arrive et quelque soit sa fréquentation des oeuvres, au peuple pour qui la jouissance esthétique et son discours critique restent un droit aristocratique… un pouvoir dont le dispositif culturel les tient exclus en les culpabilisant tout en désirant leur salut !
    Ainsi, pour ceux qui croient en un idéal culturel, les jeunes n’aimeront jamais assez la lecture ni les classiques, alors qu’en vrai, ce n’est pas tout à fait le cas, les collégiens lisent à tour de bras la littérature de jeunesse, l’Odyssée a du succès, la mythologie grecque est à la mode, chez les lycéens Zola ou Jane Austen ont plus de succès que Houellebecq ou Beigbeder… (ils ont meilleur goût que le St Germain des près d’aujourd’hui !) Certes il y a beaucoup de jeunes qui n’aiment pas la littérature, ni la peinture, mais bon, faut-il en plus les culpabiliser au nom d’une illusion ? Le rejet des beaux arts et de la littérature vient souvent de ce dispositif culturel qui en fait l’apanage d’une classe dominante… On assiste alors à un malheureux rejet de classe dû à une intimidation fondée sur une illusion…
    Ainsi le peuple sera toujours à cultiver, et il faudra toujours un Jack au grand coeur, un bon Frédo compatissant ou un Frodon tendrement touché par la grâce des images populaires, pour fonder une autorité culturelle sur un louable désir de cultiver le peuple ignorant…
    Malgré un louable projet (peut-on en dire autre chose ?), poser la question que tu commentes est en fait renforcer une distinction imaginaire et les procédures d’intimidation des « non cultivés » qui malgré tous leurs efforts, se verront toujours considérés comme tels tant qu’ils n’oseront s’emparer des oeuvres et en parler librement, comme les usagers légitimes qu’ils sont. Ce dispositif culturel fonctionne d’ailleurs avec une élite interne constituée des avant-gardes… auteurs à la mode… Au fond il est construit de manière à exclure et à distinguer…
    Ce qui caractérise cette culture « savante », c’est ainsi une autorisation de parler des oeuvres en tant que connaisseur, en tant que « pasteur » de la culture, plutôt qu’en tant que simple croyant réduit au silence comme à la messe… La religion de l’art du XIX ème y est pour beaucoup… elle s’est muée en religion de la Culture qui est le nouvel opium du peuple… y a qu’à voir les queues devant les expos, et les bondieuseries qu’on entend devant les oeuvres… tout le contraire d’un propos subjectif…
    Dans son sketch, Frank Lepage dit qu’il a cessé de croire à la Culture… C’est à ce prix qu’on peut enfin s’emparer des tableaux, des livres et des opéras, selon son intérêt propre, (notion à creuser) se renseigner sur leur histoire, lire d’autres points de vue, se cultiver en somme, et les regarder comme des moments forts de l’expérience humaine, qu’on partage ou non, et non plus comme des propriétés privées avec défense d’entrer… ou comme un investissement utile…
    En somme, plutôt qu’entretenir cette illusion de la Culture qui fonde leur pouvoir et leur « aura », et les berce d’illusions, les enseignants devraient surtout s’employer à montrer leurs propres limites, se montrant parfois ignorants (sans pouvoir), et à découvrir des oeuvres avec les élèves, en ayant juste assez d’avance pour garder la main sur l’organisation de l’opération… C’est le modèle de la recherche, avec ses deuils, ses lacunes et sa précision, qui devrait servir de modèle à l’organisation de l’enseignement général… Si l’on veut sortir de la reproduction des élites, il faut former des chercheurs autonomes et non des disciples de la Culture…
    tout un programme !
    Lire à ce sujet l’excellent livre de Jacques Rancière, « Le maître ignorant ».

  19. Dans l’exposition  » Chefs d’Oeuvre? » actuellement au Centre Pompidou de Metz, on découvre la bibliothèque d’ André Malraux accompagnée de citation. L’une d’elle m’ a fait penser a ton séminaire du 9 décembre sur le film « le goût des autres » d’Agnès Jaoui et Bacri où tu interrogeais le concept de culture:

    André Malraux, à Roger Stéphane,1971
    « J’appelle Musée Imaginaire la totalité de ce que les gens peuvent connaître aujourd’hui même en n’étant pas dans un musée, c’est à dire ce qu’ils connaissent par la reproduction, ce qu’ils connaissent par les bibliothèques, etc. »

Les commentaires sont fermés.