Eric Woerth, ou la fabrique de l'image rêvée

On le dit, on le répète: nous vivons dans un trop-plein d’images. Une abondance qui a notamment pour effet de mettre en difficulté le photojournalisme, concurrencé par la profusion des photos amateurs ou des banques d’images.

Mais si l’on examine de plus près un cas particulier, on a la surprise de constater que ce schéma général est loin de correspondre à la réalité. Avec l’affaire Woerth-Bettencourt, on voit les rédactions faire tous leurs efforts pour remédier à ce qui apparaît clairement comme une insuffisance du matériel disponible.

Liliane Bettencourt et Eric Woerth ne sont pas des inconnus. Pourtant, lorsque Médiapart lance l’affaire le 16 juin dernier, on voit bien que l’accompagnement iconographique n’est pas à la hauteur. Côté Bettencourt, journaux et sites reproduisent d’abord un seul et même portrait de la milliardaire, déjà relativement ancien, réalisé par Patrick Kovarik pour l’AFP le 18 avril 2005 à l’Elysée, à l’occasion d’une remise collective de décorations (voir ci-dessous, fig. 1-2).

(1) Liliane Bettencourt, photo Kovarik/AFP 2005 (2) Site Libération.fr, "Bettencourt, une affaire d'Etat". (3) Couverture Le Point 01/07/2010.

Non qu’il n’y ait aucune photo de Liliane Bettencourt. Comme le montre un reportage largement illustré que Paris-Match consacre le 23 juin à l' »amitié particulière » de l’héritière et du photographe François-Marie Banier, ces images existent. Mais il a fallu puiser dans les ressources de la photo amateur (voir ci-dessous, fig. 4-5). Le portrait utilisé dans les premiers jours de l’affaire, encore reproduit par le Point en couverture le 1er juillet, est en réalité la seule photo: 1) réalisée dans le contexte d’une occasion publique (c’est à dire une image à la publication de laquelle Liliane Bettencourt ne peut pas s’opposer), 2) diffusée par l’AFP – autrement dit le seul portrait récent disponible en pratique et publiable dans de bonnes conditions de sécurité juridique.

(4) Couverture Paris-Match du 23/06/2010. (5) François-Marie Banier, Liliane Bettencourt, photo amateur, mai 2006.

Que tout le monde ait ou non un camphone n’y change rien. Malgré sa notoriété, Liliane Bettencourt est une vieille dame discrète et bien protégée qui ne se montre que rarement en public. Elle est également riche et puissante, de sorte qu’on n’a pas de mal à imaginer qu’une photo volée utilisée à son insu coutera cher à celui qui osera la publier. Plus de trois semaines après les débuts de l’affaire, son image reste donc aussi rare qu’à l’époque du collodion humide.

Eric Woerth est un personnage public, ministre de la République depuis 2007, dont il n’est pas douteux que les agences ou les photothèques des journaux possèdent de nombreuses photos légitimement diffusables.

Pourtant, à considérer les tactiques illustratives déployées par la presse au cours des dernières semaines, on sent bien que l’empreinte iconographique du trésorier de l’UMP n’a rien à voir avec celle des têtes d’affiche du sarkozysme – Carla, Rachida, Brice ou Nicolas lui-même. Alors que les rédactions disposent pour ces derniers d’un riche portefeuille visuel, capable de répondre à toutes les sollicitations de l’actualité, la moindre notoriété du ministre – et peut-être un jeu d’expression plus restreint, qui va du sérieux au maussade – a jusqu’à présent évité à Eric Woerth les assauts des paparazzis.

Cette empreinte plus discrète restreint les possibilités de l’illustration, qui n’aime rien tant que coller au récit par l’anecdote (voir ci-dessous, fig. 6). Le stock disponible, composé surtout de portraits de groupe, n’offre visiblement pas les ressources suffisantes. Du coup, on recourt à l’expédient du montage, pour fabriquer l’image qu’aucune agence ne peut fournir. Sur sa couverture du 26 juin, pour associer les deux principaux protagonistes, Marianne choisit de coller une photo de Oliviera Hamilton (Réa) sur le portrait de Liliane Bettencourt de l’AFP (voir ci-dessous, fig. 7). (On notera au passage que, si la moindre retouche fait systématiquement pousser des hauts cris, ces bricolages discutables – dans la mesure où ils ne sont pas forcément détectables par un lecteur pressé, et créent de toutes pièces une image sans existence –, sont considérés comme des pratiques tout à fait normales.)

(6) Une Libération 30/06/2010 (photo: Marc Chaumeil/Fedephoto). (7) Une Marianne 26/06/2010 (montage Kovarik/AFP-Hamilton/REA) (8) Une L'Express 30/06/2010 (photo Ludovic/REA).

Une couverture de L’Express due à Marin Ludovic (Réa), quoiqu’elle ne relève apparemment pas du montage, confère par un vignettage appuyé un caractère sinistre à l’association des personnages principaux, ici Eric Woerth et Nicolas Sarkozy, extraits par recadrage du groupe qui les entoure (voir ci-dessus, fig. 8).

Une autre manière de remédier à l’absence de l’image idéale consiste à jouer du calendrier, en allant repêcher dans les archives une photo qui correspond à la situation que la rédaction souhaite mettre en scène. Le 6 juillet, alors que Médiapart  a publié le matin même des informations qui mettent en cause le président de la République, la plupart des sites de presse essayent dans l’urgence de produire une photo du couple Woerth-Sarkozy. Le Figaro repère le premier dans ses archives une photo d’avril 2008, copié quelques heures plus tard par le site du Monde qui retrouve le même événement photographié par l’AFP (voir ci-dessous, fig. 9-10). Après avoir utilisé le matin une image de 2009, Libération optera l’après-midi pour une autre photo du couple, datée de janvier 2010. Ces mises à jour présentent l’intérêt de dévoiler la temporalité de la recherche iconographique, ses hésitations et ses adaptations en temps réel.

(9) Une LeFigaro.fr, 06/10/2010 (photo Le Figaro, avril 2008). (10) Une site LeMonde.fr, 06/10/2010, photo AFP/Joel Saget, 8 avril 2008.

Recours à la photo-amateur, montage, recadrage, décalage temporel – il ne manque plus à la liste de ces acrobaties éditoriales que l’emprunt de vidéogrammes. Les interviews sur TF1 de Liliane Bettencourt le 2 juillet puis d’Eric Woerth le 6 ont été bienvenues pour renouveler le stock et ont immédiatement été recyclées en images fixes (voir ci-dessous, fig. 10-11). Ce qui illustre cette autre loi d’airain de la photo de presse: plus le temps passe, plus le portefeuille visuel d’Eric Woerth s’étoffe, grâce à la multiplication des occasions de prise de vue et à la vigilance accrue des photographes. Que le ministre n’ait aucune inquiétude: si son empreinte était jusqu’à présent médiocre, il ne fait pas de doute que son extension progressive permettra au récit journalistique de déployer toute sa mesure.

(10) Illustration dossier LeMonde.fr, 06/10/2010, vidéogramme interview TF1 (11) Une LeParisien.fr, 06/10/2010, vidéogramme interview TF1.

13 réflexions au sujet de « Eric Woerth, ou la fabrique de l'image rêvée »

  1. Les montages 7 et 8 font par ailleurs sérieusement penser à l’esthétique de la presse spécialisée en faits divers: surchargé, découpé/monté, ni fait ni à faire…

  2. « il ne manque plus à la liste de ces acrobaties éditoriales que l’emprunt de vidéogrammes. » ça va probablement arriver plus vite que prévu

  3. Un billet très intéressant !

    Si vous vous intéressez à l’utilisation / réutilisation à outrance des photos d’agence, je vous conseille de comparer de manière régulière les couvertures des quotidiens anglais. On retrouve parfois la MEME photo à la une de trois ou quatre quotidiens différents (Guardian, Observer, Times, Telegraph…)

    Cette uniformisation, qui ne semble choquer personne, est étonnante.

  4. Merci pour cet article qui fait ouvrir les yeux un problème de plus de notre société en terme de culture visuelle…
    Plus profond que le sujet traité en lui-même (affaire Woerth-Bettencourt) je trouve que la manière dont le sujet est traité (photos anachroniques, identiques, montages, etc.) devient extrêmement significatif de la façon dont on conçoit et on diffuse l’image dans l’espace publique.
    Je suis graphiste, sorti fraichement il y a un an de l’école, et je me bats tout les jours (ou presque) contre toutes utilisations malsaine de l’image en générale ! Ici on constate clairement plusieurs choses :
    – d’abord la photo dans la presse n’est plus considéré comme une preuve d’information mais comme un illustration, or dans la mémoire commune on considère comme vrai et réel toutes photographies, encore plus si elle est exposée dans la presse ;
    – les légendes sont censées expliqué la nature de l’image (date, lieu, contexte, description de qui et du quoi) ;
    – si ils n’ont pas de photos qui permettent de véritablement compléter l’article autant ne pas en mettre, sinon vous ne faite plus L’Express mais Closer comme magazine ;
    – la qualité de la presse en générale, on s’aperçoit que les articles d’un journal à l’autre ne diffèrent que de quelques mots comme si le journalisme n’était plus que de récupérer des dépêches de l’AFP et de modifier 2/3 tournures de phrases ;
    – la qualité de la presse en ce qui concerne les contenus, j’ai le sentiment que le journalisme d’aujourd’hui, post loft-story, twitterisé à mort, s’intéresse beaucoup plus aux buzz, aux scandales d’un tel ou d’un autre, et aux actus peoples des politiques plutôt qu’aux sujets de fond (heureusement qu’il existe encore d’irréductibles VRAIS journalistes comme ceux de Médiapart) ;

    Bon je pourrais passer des heures sur tout ceci mais merci merci pour cet article parce qu’il faut soulever ces points important et essentiels. Ce n’est pas parce qu’on est à l’époque d’internet et de la télé-réalité qu’on peut laisser faire n’importe quoi…

    A bon entendeur, salut !

  5. Cette réflexion est aussi présente du coté des fournisseurs d’images (photographes ou agences).

    Par exemple sur Fedephoto, une photographe (Mélanie Frey) a ressortie en une une vieille série de Liliane Bettencourt et Patrice de Maistre datant de 2008 : http://www.fedephoto.com/fotoweb/Grid_content.fwx?folderid=5000&rows=4&columns=4&search=%28IPTC103%20contains%20%28MF0895*%29%29&sorting=AlfaNumericAsc

    Dans le même ordre d’idée, des agences (type Gamma) proposent en interne, sur leur site interne de vente, des sélections d’images d’archive des principaux protagonistes afin que cela corresponde aux demandes des médias.

    Les photographes d’actu ont depuis longtemps intégrés ces besoins illustratifs des journaux, notamment lors d’un buzz médiatique. C’est pourquoi nous n’hésitons pas, lors d’un meeting politique par exemple, à prendre tout les intervenants, avec différentes expressions de visage, afin que cela puisse servir comme illustration le moment venue. On appel ça faire du portrait ou faire des têtes. L’idée étant d’en avoir un maximum :).

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