Comment lisons-nous les photographies?

Le magazine Le Chasseur d’images propose une rubrique régulière de critique des photos envoyées par les lecteurs, intitulée « L’Album des lecteurs ». Le journal ajoute quelques indications techniques, notamment l’appareil utilisé. Entretenu sur la durée, un tel échantillon constitue un corpus précieux pour étudier l’évolution de la pratique des « amateurs experts ».

Mais les appréciations rédigées par la rédaction peuvent elles aussi apporter d’utiles enseignements. Composée d’une quinzaine de photographies qui sont autant de « cas », la sélection publiée suscite logiquement un commentaire élogieux. Mais celui-ci est systématiquement balancé par une critique, dont l’expression est justifiée par le caractère pédagogique de la rubrique. Le rédacteur, photographe professionnel, gratifie l’amateur – et les lecteurs du journal – d’une leçon d’autant plus efficace qu’elle s’effectue par l’exemple.

Dans le numéro de mars 2010, nous pouvons ainsi découvrir le commentaire suivant d’une photographie envoyée par Patrick Barbazan: «Certes, ces trois dos tournés et leurs tresses blondes ne manquent pas d’intérêt. Mais comme votre courrier ne donne aucune explication sur la photo, on se demande ce que vous voulez montrer. Avec cette profondeur de champ, vous accréditez l’idée que les enfants sont en admiration devant le monument. Si vous vouliez donner l’impression d’une bouderie à l’égard du photographe, il fallait que seuls les enfants soient nets» (p. 163).

Patrick Barbazan n’a pas joué le jeu. Sa photographie, réalisée au Nikon Coolpix 4300, ne porte aucune précision de titre qui permettrait à l’observateur de situer une circonstance, et donc de préciser la signification de l’image. Réduit au jeu des devinettes, Guy-Michel Cogné suggère une interprétation de l’image comme mise en scène d’une « bouderie à l’égard du photographe », qui le conduit à critiquer une profondeur de champ trop importante.

J’aime bien cette image, sa composition comme son caractère énigmatique. Face à cette photographie, je ne peux m’empêcher de me livrer à mon tour une tentative de décodage. L’absence de titre comme l’appareil utilisé m’aiguillent vers une prise de vue familiale qui a dévié, plutôt que vers une mise en scène soigneusement préparée. J’imagine l’occasion d’une photographie de groupe, modifiée de façon impromptue lorsque l’auteur remarque que les fillettes portent toutes trois une coiffure similaire. Il s’agirait alors d’un « portrait avec tresses », dont la spontanéité relative est compatible avec la profondeur de champ ordinaire d’un compact à petit capteur.

Peu importe que cette interprétation soit ou non la bonne. Dans la plupart des cas de photographie familiale, il n’y a pas « une » signification définitivement stabilisée, mais plutôt une ouverture à des lectures diverses, construites a posteriori à partir des contextes d’usage des images. Ce qui est important, c’est que j’ai besoin d’une option de lecture: je ne peux pas apprécier cette photographie indépendamment de l’interprétation qui lui donne sens, et qui revient en dernière instance à identifier l’intention de l’auteur.

Se proposant d’établir la définition sociale de la photographie, Pierre Bourdieu avait lui aussi collecté une série de réactions interprétatives (malheureusement déconnectées des images sources) auprès de ses témoins: «Une mèche de cheveux, une chevelure, elle est jolie, celle-là aussi; elle est loupée, c’est fait exprès; il a joué sur les défauts pour ne laisser voir que les cheveux. Un tour de force, ça! C’est un artiste qui a fait ça?» «Une chose qui manque, c’est d’avoir fait de la photo. On ne peut pas savoir ce qui est loupé» (Un art moyen, Minuit, 1965, p. 131).

Selon Bourdieu, en cherchant ce que la photographie devait signifier, ces commentaires manifestent un «goût barbare». «La lisibilité de l’image elle-même, explique-t-il, est fonction de la lisibilité de son intention (ou de sa fonction).» En observant que «l’attente du titre ou de légende qui déclare l’intention signifiante» est le seul critère permettant «de juger si la réalisation est conforme à l’ambition explicite», le sociologue porte un regard sévère sur cette esthétique populaire, incapable de s’élever vers une perception non strictement fonctionnelle.

En réalité, notre appréciation d’une œuvre d’art n’est pas moins tributaire de la connaissance des intentions de l’auteur. La principale différence est que le contexte indiqué par les conditions d’exposition diminue largement l’incertitude sur ce caractère. Ce que trahit le retour insistant de la question de l’intention dans l’interprétation photographique n’est pas le caractère conventionnel de la prise de vue, mais au contraire une ouverture trop importante du spectre des possibles – non pas un signifié rabattu de force sur le signifiant, mais au contraire un caractère flottant de la signification.

Que nous montrent ces trois paires de tresses? Des enfants absorbées dans l’observation d’une vieille bâtisse (photo de reportage)? La « bouderie à l’égard du photographe » (mise en scène volontaire)? Un portrait à l’envers de trois coiffures semblables (impromptu formaliste)? Ou encore aucune de ces trois lectures? En l’absence de légende, il est impossible de trancher, et il n’est même pas certain qu’une intention univoque ait préexisté à la lecture de l’image.

Contrairement au message linguistique, élaboré afin de réduire l’ambiguïté de la communication, l’image ne relève pas d’un système de codes normalisés qu’il suffirait d’appliquer pour en déduire le sens. Comme celle d’une situation naturelle, sa signification est toute entière construite par l’exercice de lecture, en fonction des informations de contexte disponibles et des relations entre eux des divers éléments interprétables.

Un aspect révélateur de la nature du signe linguistique est sa traductibilité. C’est parce qu’il repose sur un ensemble de codes externes – alphabet, vocabulaire, grammaire – qu’un message peut être traduit d’une langue à l’autre. La lisibilité d’une image s’appuie au contraire sur l’universalité de la perception visuelle – et simultanément sur le capital culturel individuel de l’observateur. Ce qui explique qu’il puisse y avoir plusieurs lectures d’une image, alors même que celle-ci ne peut faire l’objet d’une traduction au sens strict.

C’est parce l’image n’est pas un signe (au sens où celui-ci représente l’unité identifiable d’un système normalisé) qu’elle présente un degré élevé d’ambiguïté – ce que nous appelons souvent « polysémie » de l’image. Réduire cette ambiguïté est la condition de la reconnaissance d’une signification. En l’absence d’un titre ou d’une légende suffisamment explicite, l’identification de l’intention de l’auteur fournit apparemment la clé la plus efficace de ce processus.

10 réflexions au sujet de « Comment lisons-nous les photographies? »

  1. Ce qui ajoute à l’ambigüité de cette image, en plus de tout ce que tu viens de développer, c’est le fait qu’elle ait été proposée pour publication à la revue « Le Chasseur d’images ». Qu’en attendait son auteur ? Etait-ce pour lui une forme de consécration ou bien la soumission à un exercice de critique bénéfique ? Et puisqu’il inscrit son image dans ce vis-à-vis avec la critique constituée, pourquoi la livre-t-il sans titre ni autre clé de compréhension ? Habituellement, une photo de famille, même insolite, n’atterrit pas dans une revue de photographie. Si bien que son air de ni-oui-ni-non (ni photo de famille ordinaire, ni création photographique assumée) peut recéler des intentions innombrables, comme par exemple : je vais leur proposer une image conceptuelle qui se donnerait à voir pour une photographie de famille, histoire de voir comme leur logique critique va s’emparer de cet objet inclassable.

  2. Concernant cette image des « tresses » deux choses me gênent personnellement:
    1 – l’horizon qui n’est pas droit. Ce qui me laisse croire que cette image n’a pas été réellement pensée et construite mais plutôt prise dans un moment de photo familiale « lorsque l’auteur remarque que les fillettes portent toutes trois une coiffure similaire. Il s’agirait alors d’un portrait avec tresses” pour reprendre les termes de l’article.
    2- La position des jeunes filles qui n’est pas spontanée, elles posent, cela se voit. Elles ne contemplent donc pas la bâtisse. Elles ont obéi au photographe mais ne lui ont rien donné, il n’y pas eu d’échange. Cette image aurait pu être intéressante mais à mon avis elle n’est pas aboutie.

  3. Comme le montrent les polémiques entourant la récente campagne d’affichage antitabac, il semble qu’un certain nombre d’éléments visuels (formels ?), parmi les divers éléments interprétables d’une image, peuvent emporter la signification de celle-ci en dépit des intentions de l’auteur & du contexte (titre, légende). Comment qualifiriez-vous ces éléments ? Ne forment-ils pas un code normalisé (sans doute rudimentaire) ? Ou, dit autrement, les réactions outragées à ces affiches ne se fondent-elles pas sur une traduction visuelle ?

  4. « Comme celle d’une situation naturelle, [la signification d’une image] est toute entière construite par l’exercice de lecture, en fonction des informations de contexte disponibles et des relations entre eux des divers éléments interprétables. »
    Je vois dans cette remarque très pertinente l’intérêt qu’il y a à considérer une image comme un document, c’est-à-dire un objet sur lequel l’observateur peut et doit agir. L’image n’est pas seulement objet de contemplation, elle ne nous dit pas tout quand on se contente de la regarder. Avec les photos dans les albums de jadis, on avait l’habitude de retourner la photo pour voir s’il y avait une légende griffonnée. C’est exactement la même démarche que l’on peut réaliser actuellement mais avec d’autres moyens. Si je retrouve l’auteur de la photo sur Flickr par exemple (ce n’est pas le cas ici…) ou si par tout autre moyen je retrouve des photos qui appartiennent à la même série et où les fillettes ont une attitude boudeuse, alors j’aurais progressé dans l’interprétation. Autrement dit, l’exercice de lecture qui construit l’interprétation doit être un processus qui mobilise bien d’autres ressources que l’observation et le contexte culturel de l’observateur. C’est aussi un acte documentaire.

  5. Je partage votre point de vue sur le caractère relativement énigmatique de cette photographie, telle qu’elle est offerte à notre regard. L’une de ces interprétations peut tenir en effet, à l’attitude retournée de ces jeunes filles que l’on attendrait de face : pourquoi ? Refus délibéré, jeu ? Ou alors le sujet concerne les tresses, ou encore le bâtiment. Les codes minimaux de la photo de famille sont utiles à ce décryptage, mais ils n’épuisent pas le sujet.
    Le plus important est le rappel d’André : j’ai besoin d’une option de lecture: je ne peux pas apprécier cette photographie indépendamment de l’interprétation qui lui donne sens, et qui revient en dernière instance à identifier l’intention de l’auteur . La photographie n’est, bien sûr, jamais le résultat d’une production indépendante de l’intention de son auteur et du contexte dans lequel il a agi. Le choix du moment, du cadrage, de la mise en scène, des paramètres techniques, notamment, en sont des variables essentielles et construisent l’intention de l’auteur. La connaissance de cette intention est nécessaire pour fonder notre propre interprétation et les confronter entre elles. Mais par ailleurs, la connaissance de l’intention qui anime chacun de nous, pour parler maintenant de l’observation de cette photo et parvenir à des interprétations de celle-ci, semble également nécessaire. Elle pourrait éclairer des interprétations différentes de celle de l’auteur.

  6. « Comment lire une photographie ? …En réalité, notre appréciation d’une œuvre d’art n’est pas moins tributaire de la connaissance des intentions de l’auteur ».
    Cette réflexion concernant l’intention de l’auteur ne m’intéresse pas, je ne suis pas herméneute, seul compte le résultat, c’est-à-dire l’appréciation que me procure ma sensibilité. Je crois devoir ajouter : selon l’humeur du moment.
    Je ne crois pas au jugement unique, absolutiste en art. Cela tient peut-être à un trait de caractère propre à certains individus qui n’aiment pas qu’on leur impose des règles dans un domaine tellement intime qu’il ne peut qu’exceptionnellement être partagé.
    D’ailleurs, s’il n’en était pas ainsi, comment pourrions-nous savourer un portrait de la Renaissance dont nous ne connaissons rien de l’artiste ? Que souhaitait l’auteur de ce tableau ? Réaliser un portrait ressemblant c’est probable, mais voulait-il mettre en évidence le caractère de la personne représentée plus que sa beauté ? Le tissu moiré de la robe,… Une infinité d’autres questions pourraient être posées dont nous n’aurons pas davantage de réponse. Cette personne est une inconnue, peinte par un inconnu. Cependant, je suis transporté. Alors ?
    On ne procède pas à la recherche de traits particuliers concernant le sens d’une œuvre d’art, dans une photographie, pas plus que face à une œuvre du Louvre, si toutefois l’on est pourvu d’un esprit d’esthète (pour ne pas dire jouisseur). Maintenant, si on observe cette œuvre en technicien de la sémantique, on s’écarte du but que s’assigne l’artiste.
    Le rôle du critique d’art doit porter sur la technique, la composition, l’harmonie, … mais le sens de l’oeuvre est trop multiple pour que l’on puisse en faire la synthèse.

  7. Je pense que si il faut rendre une photo signifiante pour l’analyser, la photo devrais être analysé selon l’intention déduite des éléments de la photo et non l’inverse. Par exemple, les tailles des trois filles (de la plus grande à la plus petite de droite à gauche) et la ressemblance de leurs chevelures et de leurs coiffures peut dire que c’est probablement trois sœurs et la profondeur de champ peut dire qu’elles sont entrain de fixer la bâtiment, on peut même imaginer qu’elles boudent un père qui les appelle au seuil d’une porte masqué dans la photo par une des filles, ou bien que c’est juste un concours de circonstance qui a mis le photographe à ce moment précis derrière les filles et qu’il a appuyé par réflexe!!
    A mon avis, une photo devrais se suffire à elle même et fournir une explication sur l’intention n’est pas nécessaire voir même inutile vu qu’elle cantonnera son interprétation dans cette intention. L’interprétation d’une œuvre d’art est à mon sens évolutive interpelant la sensibilité, l’intelligence, la culture et l’époque de son lecteur.

  8. @Remillond
    Oui, je partage votre point de vue sur la manière d’apprécier – ou pas – un tableau ou une sculpture ou un bâtiment, enfin une oeuvre humaine à la vocation d’émouvoir, ou même un paysage. Nous sommes d’accord aussi sur le rôle déterminant de la sensibilité du spectateur à ce moment là : nous ne voyons jamais tout à fait deux fois la même chose.
    Mais le travail du peintre, du sculpteur, de l’architecte laissent paraître une intention. La connaissance du contexte et de l’intention de l’auteur sont de toutes façons bien accueillies par l’observateur. Les avancées de la muséographie me semblent une illustration de ce point de vue et sont une fort bonne chose pour une sensibilité enrichie du spectateur : je pense, par exemple, à l’exposition Van Gogh Les Couleurs de la nuit, du Musée Van Gogh d’Amsterdam, l’an dernier. Le regroupement des toiles qui avaient influencé la peinture de Van Gogh, la présentation sélective de ses propres toiles évoquant la nuit au sein d’un parcours recherché, ont produit sur ma sensibilité des effets certainement plus riches que la simple observation des mêmes oeuvres de manière isolée.
    Mais la photographie est-elle toujours une oeuvre humaine à vocation d’émouvoir ? C’est certainement là un point capital. La photographie nécessite sans doute davantage une description contextuelle, une déclaration d’intention à cause de cela, en particulier la photographie d’amateur pour laquelle le spectateur n’a aucune connaissance, pas même celle des oeuvres antérieures.

  9. Pas trop d’accord sur la question de l’intention…
    Dans « L’Album des lecteurs » de Chasseur d’Images n°321, 15 photographies. 14 d’entre elles se sont vues attribuer un titre, et 3 sont agréées sans réserve : « La solitude de l’aiguilleur » (Lapadu-Hargues), « Je me suis retrouvé sur un hippodrome pour tester un objectif… »(Daclin), et « Oiseau photographié près du lac Baringo, Kenya » (Noyer). On y voit, respectivement : des voies de chemin de fer avec aiguilleur, une course hippique et… un oiseau perché sur une branche d’arbre. Bien obligé de constater que, en nous contraignant à admettre que le sujet est confondu avec l’objet photographié, les auteurs proposent ici une narration « faible ».
    Aussi, rien de surprenant à ce que le lecteur avisé s’intéresse au vilain petit canard de la série, en l’occurrence la photographie « aux trois petites filles ».

    Il serait ici un peu spécieux de se poser la question de l’intention du photographe au moment de la prise de vue : il est parfaitement envisageable d’attribuer à une photographie, lors du tri des images d’une séquence, des qualités qui n’avaient pas été vues/prévues auparavant. Au fond, que l’auteur ait feuilleté « L’Homme de dos » de Banu, qu’il ait gardé en mémoire « Betty » de Gerhard Richter, ou qu’il ait photographié ses filles boudeuses, est bien moins important que le choix qu’il a fait d’envoyer cette image à la critique : les autres auteurs « disposent », alors que Barbazan « propose ». Que la démarche soit consciente ou non, il importe en effet que cette photographie suscite une narration « forte », et un questionnement multiple. Si elle y parvient, c’est sans doute parce qu’il s’y trouve un ordre géométrique, ethnique, théâtral. Autant de fondements sur lesquels notre perception peut s’appuyer pour que s’active notre appropriation de l’image. Les autres auteurs de la série nous cantonnent dans le rôle du voyeur, Barbazan nous élève au rang de spectateurs.

    La formation du photographe est syntaxique et son intention initiale est de produire une photographie loquace. Lorsque celle-ci n’est plus sous son contrôle, si son point de vue, son émotion, son discours ne sont pas perçus comme il l’espérait, c’est qu’il s’est trompé, tout simplement. Pour susciter autant d’interrogations, sans doute Barbazan s’est-il trompé, mais au moins nous propose-t-il une photographie « bavarde ».

    @Sylvain Maresca : en ce qui concerne les raisons qui poussent un photographe amateur à passer sous les fourches caudines de la critique de C.I., peut-être faudrait-il chercher du côté de la légitimation d’une certaine forme de pratique au sein d’un groupe. En effet, la mise en ligne sur les réseaux sociaux ne permet pas de se prévaloir du franchissement d’un filtre extérieur au groupe. Je vois dans le succès de ces filtres (« l’Album des lecteurs » dans Chasseur d’images, « d’accord – pas d’accord » dans Réponses photo, plus encore que dans la participation aux concours, notamment ceux de la Fédération photographique de France) la capacité d’accéder officiellement à un statut, accession sanctionnée par l’attribution d’une certaine surface de papier diffusé contre monnaie sonnante et trébuchante.

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