L’autophotographie érotique, genre explosif de la photographie numérique

Gérôme, « La vérité sortant du puits armée de son martinet pour châtier l’humanité », 1896 (musée Anne-de-Beaujeu).

Il y en a eu, il y en aura malheureusement d’autres: le vol et la diffusion via 4chan de plusieurs centaines de photos de célébrités nues le week-end dernier apparaît à première vue comme le triste rappel de la part fantasmatique de l’industrie du divertissement. Je laisse de côté la dimension la plus discutée du cas, celle de la sécurité du cloud (que cette péripétie ne manquera pas de contribuer à renforcer) et autres lamentations sur la fin de la vie privée (le vol n’est pas la fin de la propriété).

Ce qui me frappe dans ces images, et qui fait évidemment leur valeur, en vertu du nouveau paradigme de l’authenticité qui structure l’image d’enregistrement, c’est leur banalité et leur intimité. Il ne s’agit pas, comme du temps des photos d’Estelle Halliday, de clichés de paparazzi volés sur une plage. Il s’agit d’images de tous les jours réalisés par les acteurs eux-mêmes, souvent des selfies de mauvaise qualité, couvrant une large gamme allant de l’exhibition à la périphérie des ébats sexuels, où l’on reconnaît certes stars et starlettes, mais où l’on voit surtout des jeunes gens, qui s’autophotographient de façon très naturelle, comme vous et moi, comme n’importe qui ayant une vie sexuelle et un smartphone.

On ne peut que condamner le viol de l’intimité de ces jeunes femmes, dont le seul tort est leur notoriété. Mais cet accident a pourtant valeur de signe. A propos d’une iconographie par définition cachée aux regards, qui n’existe que pour être partagée au sein d’un couple ou d’un cercle d’amis intimes, la manifestation du caractère résolument banal de la pratique de l’autophotographie érotique est une information précieuse.

Plus encore que les pratiques sexuelles elles-mêmes, ces usages photographiques, quoique aussi anciens que les médias d’enregistrement, sont particulièrement difficiles à observer et à documenter, en raison du discrédit qui frappe l’image pornographique, unanimement condamnée. Comme souvent en matière amoureuse ou sexuelle, les pratiques des stars, révélées de force, sont indicatives d’une évolution de toute la société. Et ce que nous disent ces images volées, dans leur joyeuse insouciance, c’est la normalisation et la prodigieuse expansion d’un genre autonome, boosté par l’autonomie numérique et la connexion généralisée.

Plus que le selfie classique, l’autophotographie érotique est un genre formellement déceptif, très éloigné des modèles de beauté inatteignables de l’industrie. Or, que la mauvaise qualité des poses n’ait dans ce cas aucune importance est une leçon qui doit faire réfléchir, pour ce qu’elle suggère d’une indépendance réelle par rapport aux modèles culturels (question complexe que je ne signale qu’au passage). Malgré l’accablant sexisme qui a motivé le vol de ces photos, les actrices n’ont rien à craindre quant à leur image. Elles ne font que nous tendre un miroir – ou mieux encore: donner un peu de légitimité à une de nos libertés privées.

16 réflexions au sujet de « L’autophotographie érotique, genre explosif de la photographie numérique »

  1. Merci pour cet article, tellement au dessus du traitement par les médias (qui se vautrent eux aussi dans le sexisme).
    Il me semble que l’affaire révèle à quel point la nudité féminine est « infamante » aux yeux de la société : on a parlé de « honte » d’être présentée dans de telle poses avant de parler d’atteinte à l’intimité (la nudité était ici une affaire d’intimité et dont personne n’a le droit de juger).
    Au sujet des autoportraits érotiques, font-ils vraiment preuve d’une  » indépendance réelle par rapport aux modèles culturels »? Au contraire, il me semble qu’ils participent d’une culture visuelle érotique en reproduisant des poses plus ou moins stéréotypées.

  2. @peccadille: Merci pour l’appréciation! Oui, les médias sont de ce point de vue très en retard sur les pratiques (c’est un point qui mérite là aussi réflexion, les féminins sont généralement très attentifs à l’évolution des sensibilités par rapport aux pratiques amoureuses ou sexuelles – mais l’image érotique reste visiblement une tache aveugle…)

    Concernant l’indépendance par rapport aux modèles culturels, je le répète, c’est plus un soupçon qu’une thèse, on a évidemment affaire à des échanges complexes et largement dialectiques (comme cette affaire le prouve d’ailleurs elle-même…). Toutefois, à l’endroit de modèles qui sont censés être particulièrement influents, image du corps ou modèles de séduction, la distance admise entre l’iconographie industrielle légitime et l’image autoproduite est bel et bien remarquable. On n’omettra pas de prendre en compte le facteur référentiel, bien identifié par Bourdieu (dans la photo privée, ce qui compte, ce n’est pas l’image, mais ce à quoi elle renvoie), ni la dimension volontairement « crade » d’une bonne partie de l’imagerie pornographique (mais qui peut aussi se lire comme un symptôme de ce caractère). Reste qu’on est ici face à un cas très particulier: alors que la plupart de nos images sont des images sociales, soumises au jugement collectif, les images érotiques, précisément parce qu’elles sont cachées, échappent au moins en partie au regard extérieur, et comportent par conséquent une marge d’autonomie. Il me semble que cette indépendance se traduit par certains traits formels, mais il ne s’agit que de pistes de réflexion… (accessoirement, c’est sacrément dur de discuter de façon détaillée d’une iconographie qu’on ne peut pas mobiliser…).

  3. Je n’y avais pas pensé, mais il est vrai qu’aujourd’hui nous avons tant pris l’habitude de partager les images sur les réseaux sociaux, de les publiciser, qu’on oublie que l’on peut aussi prendre des photos pour soi uniquement ou pour un nombre restreint de personne…
    Ce changement de postulat est-il dû au tout numérique?

    Quant à la notion d’indépendance, je comprends mieux ce que tu veux dire.

  4. Article très intéressant effectivement. Sur la difficulté d’avoir des informations sur ces photos privées, et si vous décidiez d’approfondir le sujet, je connais quelques personnes qui ont ce type de pratique et qui seraient sans doute d’accord pour en discuter et faire un entretien. À bon entendeur 🙂

  5. Est-ce qu’il y aurait pas déjà un modèle culturel de l’autographie érotique ? Une tribune sur premiere.fr (http://people.premiere.fr/News-People/Pourquoi-les-photos-de-Jennifer-Lawrence-ne-sont-pas-scandaleuses-4052613) rappelle justement que de telles affaires existent depuis au moins 60 ans, et plusieurs exemples ont récemment joué de fausses photos ou vidéos présentées comme « volées » pour des opérations de communication. L’esthétique de ces œuvres étant, de plus, maintenant-déjà bien définies comme vous le rappelez, il ne reste plus, en somme, qu’Hollywood produise un film dans cette lignée pour que ce phénomène soi validé… En même temps, il y a déjà eu « Eyes wide shut »…

  6. La question que vous posez d’un « modèle culturel de l’autographie érotique » est excellente. Il y a bien une pratique de l’AP, aussi vieille, je l’ai dit, que la photo ou la vidéo. Mais celle-ci étant par définition privée, cachée, invisible, comment pourrait-elle se constituer en modèle? On pourrait considérer qu’il existe des espaces de transition, comme les genres pornographiques dit « amateurs », qui imitent cette esthétique. Le problème est que ces formes, considérées comme infamantes, ne peuvent pas se constituer en modèle, cette constitution supposant une forme d’autorité ou de reconnaissance sociale – raison pour laquelle la circulation des modèles ne peut se faire ici que « bottom-up » (des pratiques amateurs vers les pratiques industrielles). Mais il y a une autre question, plus importante, s’agissant d’une imagerie qui ne relève pas des usages publics, et qui n’est donc pas soumise au jugement social: la pratique de l’autophotographie érotique nécessite-t-elle l’appui d’un modèle culturel? Pour y répondre, il faudrait commencer par interroger ceux qui se livrent à cette pratique sur leurs motivations et leurs objectifs.

  7. Tant mieux s’il reste qq images, gestes, pensées qui se soustraient à tout modèle. Mais le problème n’est-il pas justement le problème du « reste ». L’art du XX s’est beaucoup appuyé sur le déchet- Arman et ses voitures, et tout le courant écolo et post industriel. Le Reste, c’est autre chose, ce qui reste de l’individu quand il meurt, les fameux restes à la base de l’inventivité de la cuisine française. La frontière public/privé a été si loin dans son effacement, qu’il y a dira-t-on comme un retour de boomerang, et dieu merci, qui nous montre que l’essentiel du sujet, de son image, de ce qu’il donne à voir, est précisément dans ce « reste », cette part de non transparence qui oppose un combat violent, souterrain et peut être inconscient à cette croyance actuelle qu’on voit TOUT, qu’on montre TOUT, que plus rien n’est caché, tu, interdit. L’intime, l’interdit, la pudeur, ouf, n’ont pas été vaincus par cet étalage de la modernité optique.

  8. Bonjour à tous et merci à Monsieur Gunthert pour cet article précieux.
    N’ayant pu « voir » ou « découvrir » les photos citées de la starlette, je me pose une question plutôt légère : Ou se situe l’érotisme dans les clichés pris ? La nudité montrée ? Ou bien l’action même « de la possible fuite » relevant souvent de… l’interdit ? Nicolas.

  9. @Nicolas Sarrade: Le corpus est hétéroclite, mais on peut s’en faire au moins une idée à partir des détournements proposés par des artistes qui ont « rhabillé » les stars: http://www.artfido.com/blog/artists-create-the-unfappening-re-dressing-nude-celebrities-nsfw/

    Comme indiqué brièvement ci-dessus, la majorité des images couvrent « une large gamme allant de l’exhibition à la périphérie des ébats sexuels », mais au-delà même du nu ou des postures choisies, ce qui me paraît justifier le qualificatif d' »érotique » est l’intention manifeste de séduire ou d’exciter, présent dans la plupart des photos.

  10. Monsieur Gunthert,
    « On ne peut que condamner le viol de l’intimité de ces jeunes femmes, dont le seul tort est leur notoriété. »
    Le viol ici se situe dans le regard de celui à qui ces images privées ne sont pas destinées, autrement dit le votre puisque manifestement vous êtes allé les voir.
    Vous les trouvez déceptives ? Mais passez donc votre chemin, personne ne vous oblige, et personne n’est obligé. C’est simple de ne pas s’adonner au viol, il suffit de ne pas le commettre, même sous la forme tartuffe de « l’étude ».

  11. @J. pasquier: A mon avis, la véritable forme tartuffe est celle qui condamne ces images sans les avoir vu, comme le fait par exemple l' »expert » Serge Tisseron (« Photos de stars nues piratées: Tant pis pour elles!« ). Mon regard est bien différent: il ne rejette pas la faute sur les victimes, et ne voit nul péché dans l’existence de ces images. Au contraire, j’explique que ces pratiques sont communes, et que les stars n’ont en réalité rien à craindre du jugement de la société. Il s’agit donc d’un regard particulièrement bienveillant.

    Vous n’avez pas compris non plus ma dernière remarque, sur le caractère déceptif, non des images de stars, mais de l’autophotographie érotique en général, un caractère que je juge particulièrement intéressant, car il dénote une forme d’indépendance par rapport aux canons industriels. Il est vrai qu’il s’agit d’une idée rapidement esquissée, que j’aurai l’occasion de développer plus largement cette année.

  12. N’oublions pas de penser à la technique qui par ses contraintes encadre le champ des images possibles : contraintes de cadre liées au format d’enregistrement de l’image, à sa définition, à l’objectif conçu pour produire certains types d’images, contraintes de luminosité, de taille de l’écran pour cadrer, voire… longueur du bras de l’auto-photographe, distance entre les zones du corps que ces images souhaitent montrer.

    Puis contrainte de l’équation économique du cinéma dit amateur qui produit des catégories multiples mais restreintes par agrégations de fantasmes susceptibles de cohabiter et qui ensuite fixe dans la mémoire des spectateurs ces modèles.

    J’aimerai entendre Bernard Stiegler à ce sujet !

    Merci pour vos publications

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