L’image vocative, beaucoup de bruit pour rien?

Les Témoins de Jéhovah, qui situent la date de la mort du Christ le 14 avril, ont récemment diffusé un tract pour inviter à participer à la célébration de cet anniversaire (voir ci-contre, cliquer pour agrandir). L’image retenue pour illustrer cette publicité, un Christ très hollywoodien ouvrant les bras, permet de documenter le dossier de l’image vocative [1] Je reprends ici à la linquistique la catégorie grammaticale du vocatif, qui exprime l’interpellation directe par le biais d’une forme appellative..

Dans un article marquant, W.J.T. Mitchell avait choisi l’affiche de recrutement américaine de 1917 pour symboliser «ce que veulent les images [2]W.J.T. Mitchell, “Que veulent réellement les images”, in Emmanuel Alloa (dir.), Penser l’image, Paris, Presses du réel, p. 211-247 (trad. de “What do pictures “really” want?“, … Continue reading» (voir ma discussion). Depuis, Carlo Ginzburg s’est à son tour longuement penché sur son pendant anglais de 1914 [3]Carlo Ginzburg, “Your country needs you. Une étude de cas en iconographie politique”, Peur Révérence Terreur (tr. de l’anglais par Martin Rueff), Paris, Presses du réel, 2013, p. 67-108 … Continue reading (voir ci-dessous).

Estimant que le dessin d’Alfred Leete est «l’affiche qui a eu le plus grand succès de tous les temps», Ginzburg s’appuie sur le témoignage de Pline l’Ancien pour l’inscrire dans le double héritage du portrait frontal, qui semble regarder le spectateur, et le procédé du raccourci perspectif, qui créé un effet de « sortie du tableau ». Dans une démonstration typique de l’analyse iconographique, il propose de combiner ces motifs en un « pathosformel«  (formule d’expression des sentiments) warburgien, dont un exemple classique serait le Christ Salvator Mundi.

(2) Tract des témoins de Jehovah, 2014. (3) A. Leete, « (Lord Kitchener) wants you », 1914. (4) J. Flagg, « I want You », 1917.

Indépendamment de la dimension de trompe-l’œil qui intéresse surtout Ginzburg, un point que permet de préciser le dessin des Témoins de Jehovah est l’utilité de la figuration d’un geste d’invite ou de connivence. Il ne suffit pas que le regard d’un personnage soit fixé sur le spectateur pour produire le simulacre d’interaction ou de « sortie de l’image ». Après tout, seuls les enfants ou les primitifs croient que les images les regardent, et l’œil vide des milliers de portraits qui ornent les salons bourgeois n’a jamais empêché quiconque de dormir.

La situation de regard frontal est en effet insuffisante pour constituer l’interprétation vocative de l’image. Dans la couverture de Coke en stock, par exemple, les trois naufragés s’adressent bien à un spectateur invisible, mais le cercle figurant l’objectif d’une longue-vue permet de comprendre que celui-ci n’est pas le lecteur de l’album, mais un personnage de l’histoire (en l’occurrence, le marquis di Gorgonzola, alias l’affreux Rastapopoulos), auquel sont envoyés les signaux de détresse.

(5) Couverture de « Coke en stock » (1958). (6) Le personnage de Franck Underwood face à son miroir, « House of Cards » (2013).

Un cas intéressant d’adresse feinte est celui du regard frontal de Kevin Spacey dans House of Cards (Netflix, 2013), une série qui réanime la vieille convention de l’aparté et fait fréquemment intervenir le personnage principal sous la forme de brefs commentaires à l’adresse du spectateur. Pourtant, dans le premier épisode, un coup d’œil inexpressif de l’homme politique vers son miroir, malgré une parfaite frontalité, ne sera pas interprété comme une tentative d’interaction (voir ci-dessus). Pour créer l’effet de « sortie de l’image », il faut que le personnage souligne que c’est à nous qu’il s’adresse – par un «Oh!» qui fait mine de découvrir le public, puis par une apostrophe explicative, soulignée par un geste de désignation qui n’a de sens que pour ce vis-à-vis imaginaire (voir ci-dessous).

(7-9) House of Cards (2013), photogrammes.

Comme dans la vie réelle, où je ne peux être certain que le regard d’un(e) inconnu(e) correspond à une tentative d’interaction que s’il existe une forme de confirmation linguistique ou gestuelle, la frontalité seule reste ambiguë. C’est sa combinaison avec une manifestation lisible de connivence qui permet de préciser l’interprétation. L’exégèse de l’index pointé a quelque peu coincé les historiens d’art dans le registre injonctif. Le Christ accueillant des Témoins de Jehovah rappelle qu’il existe une gamme bien plus large de signes, qui correspond tout simplement à la variété des situations d’interlocution, que l’image ne fait que mimer.

(10) Affiche belge de « Voulez-vous danser avec moi » (1959). (11) Couverture des « Bijoux de la Castafiore » (1963). (12) Couverture d' »Astérix et les Normands » (1966).

A force de traquer la performativité de l’image ou de reconstituer l’histoire des stéréotypes expressifs, désignés en allemand pour faire plus chic, les historiens d’art en viennent à oublier les fonctions les plus élémentaires des formes visuelles. Pour l’apercevoir, il est utile de sortir du corpus traditionnel de la peinture, et d’élargir l’observation aux usages ordinaires de l’image. Il n’y a rien d’insolite dans la figure vocative, qui fascine tant les visual studies – mis à part le fait qu’il s’agit, comme l’aparté au théâtre, d’une rupture explicite de la convention narrative [4] Sauf dans certains genres dramatiques populaires, spécifiquement constitués autour de l’adresse au public: commedia dell’arte, Guignol, stand-up, etc…, qui veut que ce soit nous qui regardions l’image, et non l’inverse. Car il n’y a d’effet de « sortie de l’image » que si celle-ci est considérée comme un espace dont on ne transgresse le cadre que par exception.

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Notes

Notes
1 Je reprends ici à la linquistique la catégorie grammaticale du vocatif, qui exprime l’interpellation directe par le biais d’une forme appellative.
2 W.J.T. Mitchell, “Que veulent réellement les images”, in Emmanuel Alloa (dir.), Penser l’image, Paris, Presses du réel, p. 211-247 (trad. de “What do pictures “really” want?“, October, Vol. 77, été 1996, p. 71-82).
3 Carlo Ginzburg, “Your country needs you. Une étude de cas en iconographie politique”, Peur Révérence Terreur (tr. de l’anglais par Martin Rueff), Paris, Presses du réel, 2013, p. 67-108 (pdf).
4 Sauf dans certains genres dramatiques populaires, spécifiquement constitués autour de l’adresse au public: commedia dell’arte, Guignol, stand-up, etc…

3 réflexions au sujet de « L’image vocative, beaucoup de bruit pour rien? »

  1. Honnêtement l’expression « primitif » est déjà malvenue, son voisinage avec les enfants rappelle d’emblée le début du 20e siècle (« les sauvages, les enfants et les fous ») et cette idée de sauvages naïfs qui « croient que les images les regardent » demanderait au moins un exemple (critiqué) pour ne pas passer pour la répétition sans recul d’un cliché. Si certains membres de sociétés qui ne connaissaient pas les images figuratives très réalistes ou les photographies ont pu éprouver dans un premier temps un certaine difficulté pour interpréter correctement le fonctionnement de ces images, je n’ai jamais entendu parler d’une telle confusion image / référent. Enfin peut-être dans les livres de Lévy-Bruhl…
    Excellent post, sinon.

  2. Oui, on est d’accord. Je ne crois pas trop non plus à ce cliché – mais Ginzburg l’étaye sur une citation de Pline (« De [Famulus] était une Minerve qui, de quelque côté qu’on la regardât, regardait le spectateur », Hist. nat. XXXV)… Admettons que ce fantasme puisse jouer à la marge – tel est le sens de ma formule, que je n’ai pas cherché à rendre moins stéréotypée…

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