Que montre la photo de bébé?

Plusieurs de mes amis ont eu récemment un enfant. Mes timelines et mes boîtes à lettres se sont donc brusquement emplis de portraits de bambins, tous plus adorables les uns que les autres. A un point qui pousse à s’interroger: la photo de bébé semble dotée d’une légitimité supérieure à toutes les autres images (si ce n’est, ce matin sur ma TL, celle de Mandela, objet d’un hommage unanime…).

Mandela ou bébé semblent vérifier l’inébranlable leçon bourdieusienne selon laquelle les usages de la photo restent pour l’essentiel des usages sociaux: à peine des images, donc, mais avant tout des supports référentiels, des index qui pointent vers le personnage représenté.

Si la photo de bébé fait l’objet d’une diffusion analogue à l’exhibition du petit monstre lui-même, tout en chair et en fossettes, c’est parce que son arrivée représente un accomplissement exemplaire du programme qui nous est collectivement assigné – parce que bébé est un grand moment de joie partagée, pour une famille mais aussi plus largement pour l’ensemble de la société. Pendant les premiers mois de sa vie, bébé est une sorte de propriété collective, que ses parents ont plaisir à partager avec le plus grand nombre.

Comble de la fierté sociale, l’arrivée de bébé transforme ses parents en médias. A aucun moment il n’auront plus le droit d’exposer une information dont le caractère visuel est particulièrement légitime: à part son nom, sa taille et son poids, chacun veut savoir à quoi (ou à qui) ressemble le nouveau venu.

Bébé a un statut identitaire particulier. Alors qu’à tous les autres âges, la présentation publique du visage se plie à toutes sortes de limitations destinées à protéger l’individu, celui du bébé semble bénéficier d’un sauf-conduit proche de la photo de chaton. Bébé est au-delà de tous les dangers qui menacent les plus grands: il est protégé par l’ensemble de la société, qui lui jette un regard bienveillant.

La photo de bébé, ou plutôt ses circulations, nous indiquent ce qui est au fondement de la plupart des usages de la photographie privée: la fierté, la légitimité et la valeur collective, ressorts essentiels de notre exposition sociale.

6 réflexions au sujet de « Que montre la photo de bébé? »

  1. Est-ce donc pour cela qu’au début du siècle dans les magazines féminins, les bébés et les animaux ont le même attrait dans les concours photo et en sont les principaux sujets?

  2. Bonsoir André,

    Curieusement, je me sens concernée par le sujet… en étant une jeune maman de 15 jours! Si je comptais développer plus avant mes observations dans un billet, je te livre immédiatement deux remarques sur mon propre usage de la photo du fils prodige.
    Tout d’abord, je n’ai pas eu le réflexe de poster une photo de lui sur mon FB, et c’est finalement ce billet qui aura conduit à la première publication d’une image du garçon. Cette restriction est du sans doute à ma volonté de limiter les images de ma vie privée sur les réseaux. La diffusion s’est faite par mail à la famille restreinte aux parents, grand et arrière-grand parent, et éventuellement aux amis sur demande expresse (volonté de ne pas assommer tout le monde avec la frimousse du nouveau né).
    D’autre part j’ai noté que dans cette pratique photographique, alors même que ce cher petit être fait ses vocalises une grande partie du temps, nous choisissons toujours les moments de repos ou de calme, quand son visage est loin de la pure colère pour exprimer ce que nous projetons sur lui: innocence et détente absolue… Bref cette iconographie doit répondre à l’horizon d’attente de notre public!
    Allez, je retourne à la préparation du faire-part 😉

  3. « le programme qui nous est collectivement assigné » : la formule est pertinente (mais on fait quoi de la sexualité maintenant ? :°)) Une remarque aussi concerne la « ressemblance » des bébés avec leurs parents : de fait, la photo du bébé ne prête pas à confusion avec l’être qu’il deviendra et ce visage, s’il peut être reconnu par ceux qui l’ont conçu (et ceux qui ont conçu ceux qui l’ont conçu; et les autres proches), n’en reste pas moins une espèce d’ébauche et à ce titre probablement moins compromettant que le « vrai » visage… Je ne parviens pas bien exprimer ce que je ressens, mais il me semble que tous les bébés se ressemblent (sauf pour ceux qui les connaissent) (un peu comme, pour nous autres qui n’en sommes point, tous les Chinois se ressemblent…) (ou je délire peut-être)

  4. @ Céline Meulien: Je ne connais pas aussi bien que vous la presse féminine du début du XXe siècle, mais ça me paraît possible. C’est à vous de nous éclairer…

    @ Raphaele Bertho: Merci pour ces précisions, nous attendons bien sûr ton billet avec impatience! Je précise de mon côté que ces naissances m’ont touché alors que je ne fais pas partie ni de la famille, ni des intimes. Il y a bien sûr des différences de stratégie d’exposition, mais l’empreinte de la photo de bébé n’en reste pas moins très sensible et très particulière… Pour le dire vite, je ne connais pas l’apparence, dans la plupart des cas, des enfants de mes amis et contacts non intimes. Le bébé bénéficie d’un droit à l’image spécifique…

    @ PCH: Oui, tout à fait d’accord sur le caractère d' »ébauche », qui est un élément protecteur. Un bébé ressemble beaucoup plus aux autres bébés qu’à ses parents…

  5. Merci pour cette très intéressante analyse ; l’intention qui préside au post sur FB d’une photo de bébé est à peu près la même que celle qui incite l’usager à poster une photo de plat cuisiné par ses soins. Il s’agit bien d’afficher une réalisation personnelle, sans s’occuper de l’individu qu’est déjà « bébé ». Comme générateur ou agrégateur de communautés d’orgueil (de leur hiérarchie et de leurs fluctuations), FB est un excellent outil d’analyse. Sans doute y a-t-il des personnes qui ont du mal à attribuer une quelconque valeur au fait que leurs amis se reproduisent, alors qu’ils en accordent beaucoup au fait qu’ils fassent de bons plats. Bon, mes propos sont (un peu) provocateurs. Ceci dit, la faveur que rencontre la publication de sa progéniture sur FB, qui s’apparente pour moi au baptême ou au perçage d’oreilles, m’étonne. En gros, la valeur positive accordée aux réalisations penche encore collectivement vers la procréation. (Et je précise que j’adore les enfants :)).

  6. Je sens déjà pointer le prochain texte..

    Genre : « Que nous disent les échographies sur Facebook ? ».

    [piqué sur twitter, et je protège mes sources… 😉 ]

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