Quand la photo raconte l'état du journalisme

Ha ha ha! Qu’ils sont nigauds à L’Express! Voilà-t-il pas qu’ils se font prendre à mettre en couverture une bête photo d’illustration issue d’un microstock, ces photos industrielles, polyvalentes, sans identité, purs stéréotypes qui suscitent l’ire des photographes professionnels, parce qu’il s’agit d’images sans qualité. Rue89 ne rate pas l’occasion de se moquer des confrères et enfonce le clou: «Si vous aussi vous souhaitez utiliser cette photo pour le calendrier de fin d’année de la Cogip ou le site web de l’office du tourisme de Poullaouen, il vous en coûtera entre 17,50 euros et 400 euros, selon la taille requise».

Ce n’est pourtant pas d’hier que les grands organes de presse, et Rue89 comme les autres, recourent à des images issues de sources non-journalistiques. Pour les non-initiés, il est difficile de comprendre ce qui ne va pas avec ces photos. Sont-elles vraiment moins bonnes que des illustrations vendues par l’AFP ou Reuters? S’agit-il juste d’un problème de coupe de chemise? A quoi bon commander une nouvelle prise de vue, si c’est pour reproduire le même stéréotype?

Derrière la critique apparemment esthétique (une photo « ringarde »), on est ici face à un pur effet de la distinction bourdieusienne. Issues de sources déconsidérées, ces images low cost, partagées avec les brochures d’assurances et les publications publicitaires, ne peuvent être utilisées dans un contexte journalistique qu’à la condition de rester discrètes, en pages intérieures, à des formats modestes. Du point de vue du pro, la faute est ici d’avoir affiché en couverture une denrée non kasher.

Tout à leur nostalgie d’un âge d’or perdu, ce que les professionnels d’un certain âge n’ont pas l’air d’avoir remarqué, c’est que ce n’est pas seulement la photo – pour des raisons de coût, de passage au numérique, ou d’idéologie du partage – qui subit les assauts de la standardisation industrielle, mais le journalisme dans son ensemble. Le magazine de Jean-Jacques Servan-Schreiber et Françoise Giroud aurait-il mis en Une un dossier « Vivre mieux en dépensant malin »?

Ce que raconte ici le choix du low cost, ce n’est pas vraiment un problème de budget. C’est plutôt qu’il n’est pas nécessaire d’investir dans une image dont l’utilité est de toute façon réduite. La rédaction de L’Express n’est pas moins professionnelle que celle du Point ou du Nouvel Observateur, et son choix de couverture témoigne de l’affaiblissement global du rôle du visuel dans sa capacité à susciter l’attention. Ici, c’est le titre qui fait vendre, par la promesse d’un ensemble de conseils pratiques eux-mêmes frappés du sceau du moindre coût. Ce que révèle le choix du microstock, c’est la banalisation de l’image et sa moindre attractivité. Un message bien plus inquiétant pour les photographes qu’une simple erreur d’approvisionnement.

22 réflexions au sujet de « Quand la photo raconte l'état du journalisme »

  1. La question est de savoir si acheter une photo trois francs six sous fait partie du « dépenser malin » promis par la couverture. On pourrait imaginer un numéro intitulé « La presse, comment s’en sortir? » qui donne des astuces : photos pas cher, blogueurs non rémunérés, recyclage de sujets d’une année sur l’autre, diminution du nombre de pages, etc.

    Personnellement, j’adore le côté toc de ces images de stocks, ce monde plein de gens qui jouent un rôle assez indéfini pour qu’on y projette n’importe quoi : « dépenser malin », « la famille recomposée », « l’adoption », « le handicap »…

    J’en achète régulièrement (mais ultra-discount : 1€) pour le site Scientists of America, car ça participe à l’imitation des brèves de journaux ou de rubriques de vulgarisation scientifique.

    Je pense que l’esthétique particulière de ces images a une utilité, elle sert à constituer un environnement médiatique familier, sans accrocs, sans personnalité, qui semble « pro » à peu de frais. Et dans ce sens, c’est bien un symptôme de manque d’ambition.

  2. « La critique apparemment esthétique… »

    Il faut bien reconnaître que cette image est moche, ringarde, voire réactionnaire (jolie famille Cadum relookée « cool »).

    Il n’y a pas si longtemps elle n’aurait pu servir qu’à une pub bas de gamme, par exemple pour produits surgelés.

    Toute critique esthétique est un effet de la distinction. Est-ce une raison pour applaudir la vulgarité? Se féliciter des progrès de la laideur, qu’est-ce d’autre que de la distinction au second degré?

  3. @ Jean-Noël: On remarque « l’esthétique particulière » de ces photos parce qu’elles sont issues de microstocks. Rendez-vous sur le site de l’AFP, tu y trouveras, entre des reportages de qualité, des photos d’illustration tout aussi stéréotypées… Et là, ça ne gêne personne, puisque leur origine permet d’éviter de se poser la question de la valeur des images…

    @ JD: JD, comme toujours spécialiste des faux procès. Si Rue89 devait faire un billet à chaque couverture ratée d’un magazine, il y en aurait chaque semaine… Et si les photos moches étaient bannies du journalisme ordinaire, je serais le premier à m’en réjouir! Mais il suffit de feuilleter le premier Parisien ou le premier Paris-Match venu pour se rendre compte que ce critère n’est pas vraiment discriminant. La bonne question serait plutôt: à quel moment les professionnels mobilisent-ils l’argument esthétique? Dans la totalité des cas que je connais, ils ne réveillent leur jugement de goût que pour disqualifier l’utilisation de sources non-journalistiques.

  4. Ici la recherche du stéréotype est volontaire. Le choix d’une photo « déjà vue », qu’il soit conscient ou non, participe de l’intention. Plus cette photo passera avec cette légende implicite, et plus la légende implicite sera perçue comme réaliste. (Je ne me prononcerai pas sur le fait de savoir si les vêtements de cette petite famille sont effectivement caractéristiques de la famille française moyenne, mais ils le deviendront par la répétition.)

    On observait le même phénomène avec les modèles, lorsque la photo d’archive était l’exception. J’ai travaillé à plusieurs reprises avec un modèle aux honoraires très raisonnables parce qu’elle n’aurait jamais pu faire la couverture d’un magazine de mode ou des défilés, mais qui travaillait énormément parce qu’elle était devenue dans l’inconscient des clients le prototype de la française moyenne qu’il s’agisse de vendre de l’électro-ménager, des produits laitiers ou des produits bancaires. C’était un cycle vertueux, plus elle avait de parutions et plus elle était demandée.
    A l’inverse, la cohabitation des parutions pouvait être dramatique. Mon père a réalisé une série de nues pour une parution dans un magazine érotique sous le titre « Mon corps à tout va » qui est sorti en même temps qu’un catalogue de robes de mariées réalisé avec le même mannequin. Le magazine était ravi, le couturier beaucoup moins. 🙂
    On pouvait demander l’exclusivité sur une photo d’archive (mais il fallait disposer d’un gros budget), pas sur un mannequin.

    Bon, ces exemples s’inscrivent dans l’univers de la publicité tout comme La couverture des magazines d’info…

    Est-ce un affaiblissement global du rôle du visuel pour susciter l’attention? Le format d’impression de l’image et sa situation en couverture semblerait me semble-t-il plutôt indiquer le contraire, et c’est à n’en pas douter un message plus inquiétant pour les photographes qu’une simple erreur d’approvisionnement.

    L’information fonctionne de plus en plus avec des photos qui illustrent un concept beaucoup plus qu’elles ne nous montrent quelque chose. Pour des raisons de coût (les micro-stocks sont des banques d’images à concept), peut-être aussi pour des raisons juridiques (le droit à l’image) et de toute évidence, pour l’instant, parce que ce type d’image fait vendre. On peut attirer l’attention avec une photo qui dérange, qui nous montre quelque chose que l’on ignore (ou que l’on souhaiterait ignorer) mais l’image rassurante, le cliché, a aussi son utilité. Après tout on n’achète pas un journal pour être troublé, mais conforter dans ses certitudes.

  5. J’ajouterais aux remarques de Thierry que la couverture d’un magazine fonctionne d’abord comme l’affiche publicitaire de son contenu. Ce n’est certes pas nouveau, mais ça induit une imitation des procédés de la publicité, en particulier le recours à la même iconographie lisse et radieuse. Les micro-stocks ont exactement ce qu’il faut pour fournir ce type d’imagerie. Quand on voit la façon dont les magazines annoncent leurs dossiers sur leur couverture, dans leur sommaire, puis sur l’ouverture desdits dossiers, on constate qu’ils investissent une part importante de leur budget éditorial dans la promotion de leur contenu, au détriment probablement de la composition de ce dernier. Bref, l’intention publicitaire est devenue manifeste.

  6. Cette image low cost contraste étrangement avec la bannière éditoriale du compte Twitter de L’Express. À moins qu’elle n’en soit le complément.

  7. @ Thierry Dehesdin, Sylvain Maresca: Je rappelle que « les photos qui illustrent un concept » ou « l’intention publicitaire » ne se limitent nullement au corpus des microstocks. Le réflexe qui consiste à isoler photojournalisme et publicité (et donc à identifier dans l’image de microstock un caractère qui serait étranger au photojournalisme habituel) est un effet trompeur de l’énonciation journalistique elle-même. Je me suis longuement employé à démontrer que le rapport entre les deux formes est plus étroit qu’il n’y paraît, et que le journalisme visuel n’est ni l’ennemi de l’expressivité ni du stéréotype, bien au contraire. Merci de relire notamment: « Les icônes du photojournalisme, ou la narration visuelle inavouable« …

    Sans aller trop loin dans la spéculation sur les intentions des éditeurs, qui demanderait vérification, on peut constater que les couvertures récentes de L’Express sont souvent plutôt alarmistes ou angoissantes, sur fond noir (« Ceux qui abusent », « Les vrais tricheurs », « Nazis, la dernière traque », « Au bord du chaos », etc…). Une image familiale reposante peut aussi donner un peu de répit au lecteur dans une série nettement plus sombre…

    Mais au-delà de l’analyse de ces effets expressifs, je postule l’exercice du journalisme comme rationnel. S’il est rationnel d’investir dans un sujet, un auteur ou un visuel à partir du moment où ce choix permet d’escompter un bon retour sur investissement (comme quand Paris-Match investit une somme rondelette dans un portrait de Zahia en couverture), alors, la manifestation de l’option inverse doit pouvoir être interprétée, non comme un manque de professionnalisme, mais comme une indication tout aussi rationnelle sur une autre façon de poser l’équation économique d’une couverture, dont le visuel n’est pas le seul ressort…

  8. « la manifestation de l’option inverse doit pouvoir être interprétée, non comme un manque de professionnalisme, mais comme une indication tout aussi rationnelle sur une autre façon de poser l’équation économique d’une couverture, dont le visuel n’est pas le seul ressort… »
    Avant même de s’interroger sur l’équation économique d’une couverture dont le visuel n’est pas le seul ressort, il faudrait établir qu’un visuel payé une poignée de cacahuètes serait nécessairement un mauvais visuel commercialement parlant. Ce qui est le seul critère pertinent pour une publicité.

  9. @ Thierry Dehesdin

    Certes pas la même fonction, ou alors justement inversée, opposée : les tranquilles valeurs d’une famille standard vs le signe d’un quinquennat tout en contrition. Mais une même cible, si : on peut poser que le lectorat de L’Express, au moins une partie, est abonné au compte Twitter du magazine. La complémentarité me paraît fonctionner à plein : il s’agit bien d’un tout, magazine et bannière de compte Twitter (et affichage dans les kiosques, etc.).

  10. Explicitement : réassurer des valeurs simples et élémentaires en décriant celui qui en serait le destructeur.

  11. « Ce n’est pourtant pas d’hier que les grands organes de presse, et Rue89 comme les autres, recourent à des images issues de sources non-journalistiques. »

    Vous pourriez étayer ce genre d’affirmation ? C’est peut-être vrai, Rue89 utilise peut-être des illustrations microstock, mais si c’était faux, six ans d’efforts d’une rédaction seraient considérés comme peanuts. Et là, je serais le red’ chef, j’aggraverai ma dépression.

    Sérieusement, j’espère que vous avez des preuves de ce que vous affirmez, car la crédibilité de votre site en prendrait un coup. C’est ce qu’on reproche (entre autres) à la presse : ne pas avancer de faits, jouer sur les préjugés.

    Dans l’expectative, pour Rue89 comme pour Culture Visuelle, je réserve mon jugement.

  12. Cher André, quand j’ai commencé à vous lire, je vous trouvais à côté de la plaque, étant moi-même adhérent à l’Upc. Et puis à force de me faire envoyer sur les pelotes par les vieux briscards de l’Upc lorsque je soumettais des idées nouvelles d’évolution de la profession, j’ai tenté d’analyser vos écrits avec plus d’objectivité et je dois avouer que je me range de plus en plus à vos côtes lorsque je vous lis. Cet article renforce mon propos. Et oui, vous avez raison, au delà de l’usage de clichés banals, une certaine presse s’est mise à faire du banal et des magazines sans intérêt. Heureusement il existe des titres de qualité (Polka, 6Mois, etc)…
    Merci pour cet article.

  13. si je comprends bien, pour « dépenser malin » (quelle abjection) il faut se procurer l’hebdo, c’est ça? L’illustration dit bien ce qu’elle est censée dire (ça fait penser à « travailler plus pour gagner moins »)

  14. @ Mayeux: C’est bien aimable, merci!

    @ PCH: « Abjection », faut peut-être pas exagérer non plus… Le vocable « malin » (ou son synonyme: « futé »), sorte de cache-sexe de la baisse du pouvoir d’achat, est un gimmick du journalisme « pratique » depuis bien longtemps, avec des modèles comme les guides « Le petit Futé/Le petit Malin« …

  15. Justement cette couverture et son titre me faisaient fortement penser au secteur pratique de l’édition, secteur qui se porte plutôt bien aujourd’hui (surtout la cuisine). Mais je ne pense pas qu’une couverture de ce type aurait été retenue pour un livre sur les achats malins. Soit, il n’y a pas d’image, juste une accroche portée par un graphisme assez fort, soit une représentation d’objets plus explicites. En tout cas pas une image forte. La problématique d’une couverture de livre d’édition n’est pas, bien entendu, celle d’une image lowcost ou pas, encore moins critique ou pas, c’est d’abord celle son efficacité : inciter à ouvrir le livre et trouver une majorité d’informations pratiques et peut-être l’acheter. Cette couverture figurant une famille (heureuse) d’une catégorie sociale de classe moyenne sentant bien qu’il faut résister à son possible déclassement est à mon avis le résultat d’un grand écart « marketing » et de cibles. C’est à la fois mou – pas vraiment dit – et risqué sur le plan des ventes. Nous sommes effectivement loin du journalisme… Précision : je n’ai pas lu l’article de l’Express, mais il y a peut-être des tuyaux intéressants…

  16. @Christophe Dorny: Une précision: Je répondais à PCH à propos de « malin ». Mais le choix de l’image d’une famille idéale correspond clairement à l’angle favorisé par la couv’, dont la taille des caractères indique qu’il s’agit du « vivre mieux ». L’association de cet énoncé avec le visuel familial, compte tenu de la cible – un lectorat CSP+ plutôt conservateur – est tout à fait approprié, à défaut d’être original (mais l’originalité n’est pas un critère vendeur pour le public de L’Express…).

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