Un tour dans la photographie de tourisme (bibliographie)

La photographie de tourisme peut être considérée comme un «art populaire», ce que Pierre Bourdieu définit par la propriété de «subordonner l’activité artistique à des fonctions socialement réglées», et pour lequel une analyse qui prend en compte les pratiques et les usages est plus appropriée qu’une approche intrinsèquement esthétique. Il n’est donc pas étonnant de découvrir que la plupart des études consacrées à ce sujet ne proviennent pas des historiens de la photographie mais des sociologues et des ethnologues

Bourdieu est le premier à traiter le sujet avec Un art moyen (1965), où la photographie de tourisme est mise en relation étroite avec la photographie de famille qui, pour le sociologue, constitue le noyau principal de toute pratique populaire de la photographie. La pratique photographique est vue comme un moyen de consolider les structures familiales, qui trouvent une occasion de se mettre en scène pendant les expériences extra quotidiennes comme celle du voyage. Mais, comparé aux autres rituels familiaux, le voyage en famille produit des images qui ont de plus le pouvoir iconique de «consacrer la rencontre unique entre une personne et un lieu exceptionnel par son haut rendement symbolique». La centralité et la frontalité des monuments et des personnes dans les photographies des touristes auraient la fonction de rendre encore plus lisible cet événement et de nous faire comprendre que les éléments contingents présents dans la photo (passants, voitures) sont totalement superflus. Bourdieu explique de cette manière l’ennui que nous éprouvons tous au moment où quelqu’un nous montre des photos d’un voyage auquel nous n’avons pas participé, vu qu’elles n’ont pour fonction que d’exprimer la rencontre momentanée entre cette personne et des objets qui nous sont étrangers.

La photographie de tourisme sera ensuite brièvement approchée par Gisèle Freund dans Photographie et société (1974), qui en parle en tant qu’outil mnémonique pour des touristes de plus en plus contraints à voir trop de choses dans un temps très limité. Dans la même lignée, Susan Sontag (On Photography, 1978), parle des photographies comme de quelque chose qui, en produisant la preuve et le souvenir de l’existence de lieux et d’objets, contribue à la création d’une sorte de «collection» du monde, de la part de celui qui les possède. Cette idée a été récemment reprise par Mike Robinson et David Picard dans leur introduction à l’ouvrage The Framed World : Tourism, Tourists and Photography (2009), où ils admettent que les notions d’ «enregistrement» et de «collection» sont encore valides, en pointant aussi le fait que pour le touriste il ne s’agit pas seulement de posséder une image mais aussi de la «prendre». A ce propos, quand on parle de photographie numérique, l’utilisation du terme anglais «capture» (qui en français a donné son nom au «capteur») nous en donne la preuve.

Du côté des ethnologues, une première étude sur la question est publiée par Richard M. Chalfen dans les Annals of Tourism Research en 1979. En prenant acte du manque d’intérêt porté jusqu’alors à la photographie de tourisme, il entreprend un travail dédié exclusivement à ce sujet («Photography’s role in tourism : some unexplored relationships»). En analysant la relation entre certains types de tourisme et les pratiques photographiques, les variations dans les choix des sujets à photographier selon les pays de destination et la variété des réponses de la population du pays de destination, il arrive à dire que cette dernière joue le rôle principale dans la définition de ce qui est «photographiable» par les touristes et de ce qui ne l’est pas.

Une approche différente est utilisée en 1989 par Malcolm Andrews (The search of picturesque. Landscape and tourism in Britain), qui essaie de définir sur un plan esthétique ce que le mot «pittoresque» signifie et ce que cela implique au niveau des pratiques photographiques des touristes. Il arrive à la conclusion que l’expérience du touriste est caractérisée par une dynamique circulaire : le touriste s’approprie les stéréotypes visuels provenant de la peinture, des cartes postales et de la publicité qui peuvent être définis comme «pittoresques», pour ensuite les reproduire et donc alimenter lui-même ce «réservoir» d’images où d’autres touristes puiseront par la suite. Ce même concept est repris un an plus tard par John Urry, auteur d’une de plus influentes études sociologiques sur la photo de tourisme, The Tourist Gaze. Urry insiste sur le pouvoir que les touristes incarnent à partir du moment où ils ont la possibilité de produire des images et parle d’un «cercle fermé de représentations», dans lequel le touriste reproduit les images-stéréotype qu’il a intégrées pour les réinjecter ensuite dans un champ de représentation qui s’élargit continuellement et qui a une grande influence sur notre façon de percevoir le monde. Marc Augé parlera, lui aussi, de touristes qui transforment en images un monde qui est déjà mis en image (L’impossible voyage. Le tourisme et ses images, 1997). C’est cette saturation d’images du monde qui rend pour le touriste contemporain le dépaysement, et donc le voyage, impossibles. Mike Crang («Picturing practices: research through the tourist gaze», 1997) s’inspirera du travail de Urry pour redéfinir une nouvelle géographie qui se dessine autour des pratiques photographiques des touristes.

Dans la descendance d’Urry se situent des travaux plus récents, comme celui de Kathleen M. Adams («The genesis of touristic imagery. Politics and poetics in the creation of a remote Island destination», 2004), où sont observés la naissance et le développement d’un imaginaire touristique sur l’île d’Alor pendant les années 1990, quand le tourisme y était encore à l’état embryonnaire, ou comme celui de Brian Garrod («Understanding the relationship between tourism destination imaginary and tourist photography», 2009), qui se veut comme un test empirique de la théorie du «cercle de représentations» de Urry. En tirant les conséquences extrêmes de ce grand pouvoir attribué aux représentations, Noel B. Salazar («Imaged or imagined ? Cultural representations and the “tourismification” of peoples and places», 2009) insiste, dans une étude sur la communauté Masai, sur le fait que le tourisme participe à une «industrie de production des images» qui transforme les environnements et les sociétés en «spectacles, parc d’attractions, lieux de consommation», et que ce processus est lié à la «domination et à la supériorité occidentales» par rapport à des cultures mineures qui se retrouvent figées dans des représentations statiques et socialement déterminées.

D’autres études ethnologiques prennent au contraire les distances par rapport aux théories de John Urry, comme «Tourist photography and the reverse gaze» (2006) où, par l’observation des touristes au Laddak, Alex Gillespie critique la vision unilatérale du «tourist gaze» en argumentant qu’en réalité il y a interaction entre le touriste-photographe et la personne ou le peuple photographiés. Le «regard inversé» du photographié sur le photographe aurait en effet une influence sur les actions et les choix d’images de ce dernier. Des critiques de nature différente sont aussi portées à Urry par des travaux désireux de mettre en relief les pratiques plutôt que les images produites par la photographie de tourisme, comme celui de Michael Haldrup et Jonas Larsen, «The family gaze» (2003), suivi par «Family seen sightseeing. Performativity of tourist photography» (2005). En revenant sur une position similaire à celle de Bourdieu, Haldrup et Larsen remettent l’accent sur ce que prendre des photographies signifie par rapport aux dynamiques familiales et de groupe et sur les rôles que les touristes incarnent au moment de photographier ou d’être photographiés. Leur analyse arrive à la conclusion que la photographie de tourisme produit des relations sociales plus qu’elle ne «consomme des lieux».

Pour conclure, il semble donc que le rapport entre la photographie et le tourisme ait été amplement traité du point de vue sociologique et anthropologique. De nouvelles perspectives d’étude pourraient donc se situer au niveau d’une analyse plus approfondie des changements que les innovations techniques ont produit et continuent de produire sur les pratiques touristiques et sur les images qui en résultent. Toutes les innovations majeures qui ont concerné la photographie, à partir de la diffusion des films couleur jusqu’à la plus récente photographie numérique ont surement eu des effets visibles sur la photographie de tourisme, mais est-ce qu’elles produisent des effets substantiels sur les pratiques et sur les représentations ? On pourrait se demander la même chose par rapport à l’usage auquel sont destinées les photographies de tourisme: est ce-que les nouveaux médias et les réseaux sociaux sur internet déterminent un changement de statut par rapport au passé, ou est-ce que la photo du touriste représente encore la «rencontre unique» à laquelle Bourdieu faisait référence ? La photographie de tourisme, par l’importance qu’elle revêt au sein des pratiques d’amateur, pourrait ensuite constituer un axe autour duquel observer les nouveaux rôles incarnés par les amateurs dans la société actuelle et les influences que leurs images produisent sur d’autres types de représentations, à partir de l’image publicitaire, de propagande, de presse, jusqu’à la photo d’art.

Bibliographie

  • Adams K. M., «The genesis of touristic imagery», Tourist Studies, vol. 4, n° 2, Sage, 2004, p. 115-135.
  • Andrews M., The Search of the Picturesque. Landscape and Tourism in Britain, 1760-1800, Stanford University Press, Stanford, 1989.
  • Augé M., L’impossible voyage, le tourisme et ses images, Ed. Payot et Rivages, Paris, 1997.
  • Bourdieu P. et Boltanski L., Castel R., Chamboredon J. C., Un art moyen, Ed. de minuit, Paris, 1965.
  • Crang M., «Picturing practices : research through the tourist gaze», Progress in Human Geography, vol. 21, n° 3, Sage , 1997, p. 359-373.
  • Chalfen R. M., «Photography’s role in tourism : some unexplored relationships», Annals of Tourism Research, vol. 6, n° 4, Elsevier, 1979, p. 435-437.
  • Freund G., Photographie et société, Seuil, Paris, 1974.
  • Garrod B., «Understanding the relationship between tourism destination imagery and tourist photography», Journal of Travel Research, vol. 47, n° 3, Sage, 2009, p. 346-358.
  • Gillespie A., «Tourist photography and the reverse gaze», Ethos, vol. 34, n° 3, American Anthropological Association, 2006, p. 343-366.
  • Haldurp M., Larsen J., «The family gaze», Tourist Studies, vol. 3, n° 1, Sage, 2003, p. 23-46.
  • Larsen J., «Families Seen Sightseeing. Performativity of Tourist photography», Space and Culture, vol. 8, n° 4, Sage, 2005, p. 416-434.
  • Picard D. et Robinson P. (ed.), The Framed World : Tourism, Tourists and photography, Ashgate, Londres, 2009.
  • Salazar N. B., «Imaged or imagined ? Cultural representations and the “tourismification“ of peoples and places», Cahiers d’études africaines, n° 193-194, Ed. de l’EHESS, 2009, p. 49-72.
  • Sontag S., On Photography, Farrar, Straus and Giroux, New York, 1978.
  • Urry J., The Tourist Gaze, Sage, Londres, 1990.

15 réflexions au sujet de « Un tour dans la photographie de tourisme (bibliographie) »

  1. « En analysant la relation entre certains types de tourisme et les pratiques photographiques, les variations dans les choix des sujets à photographier selon les pays de destination et la variété des réponses de la population du pays de destination, il arrive à dire que cette dernière joue le rôle principale dans la définition de ce qui est «photographiable» par les touristes et de ce qui ne l’est pas. »
    Ce n’est pas propre à la photographie de tourisme. Lorsque je réalise des photographies de commande dans une grande surface avec du personnel en situation pour une revue interne à l’entreprise, j’ai régulièrement des commentaires venant du personnel sur qui devrait ou ne devrait pas être photographié (Idée qui ne correspond que rarement d’ailleurs à qui à envie d’être photographié.) Contrairement au client qui choisit le « modèle » en fonction de l’image qu’il veut donner de son entreprise, il s’agit là de l’idée que certaines personnes ont un physique qui « mérite » d’être photographié et donc implicitement d’autres non.
    De même lorsque je réalisais des photographies en milieu urbain, à priori sans enjeu touristique (j’utilisais une chambre grand format dans une banlieue qui n’était pas supposée être pittoresque), j’ai été souvent abordé par des passants qui supposaient que je ne connaissais pas bien l’endroit et voulaient m’indiquer d’autres lieux qui leur semblaient beaucoup plus dignes d’être photographiés.
    En fait il me semble me rappeler que Bourdieu avait exprimé l’idée que si la photographie était l’art des classes moyennes, c’était entre autre, parce que tout le monde pouvait et osait exprimer une opinion sur une photographie.
    C’est vrai de la critique photographique, mais aussi de l’acte photographique.

  2. Ce que tu dis me fait penser à ce dont Bourdieu parle dans le paragraphe très explicitement intitulé « Le gout barbare ». En interrogeant un paysan sur les qualités esthétiques d’une photographie, il s’est entendu répondre : « ça c’est bien, c’est presque symétrique. Puis, c’est une belle femme. Une belle femme c’est toujours bien en photo. » Un bel objet dans la photo, ferait donc une belle photo, ça c’est ce que ces gens étaient en train de te dire dans l’entreprise aussi bien que dans la ville de banlieue.
    Bourdieu dit que cela est à mettre en lien avec le fait que, pour le goût populaire, il est impossible de concevoir un plaisir esthétique qui dépasse l' »agrément des sensations », et que, dans ce cas, le signifiant est complètement subordonné au signifié.
    A mon avis, il ne s’agit pas tant d’une question de classe sociale que d’une question de photographie. On a beau savoir que la photographie n’est pas l’enregistrement objectif d’une réalité, cette idée reste diffuse dans toutes les couches sociales. La photographie ramène sans cesse à l’objet qu’elle est supposée enregistrer; ce n’est pas donc étonnant qu’une belle femme et un bâtiment important pour la ville fassent de « meilleures » images que des « réinterprétations abstractives » de ces réalités.

  3. L’idée qu’une belle photo c’est la photo de quelque chose de beau, fonctionne dès l’enregistrement de l’image en matière de paysages urbains. Simplement en banlieue parisienne, le beau ce sera un batiment vieux mais propre :~) et à Shanghai un tour immense et neuve.
    Au moment où l’on photographie des personnes dans une entreprise, d’autres enjeux interviennent. Par exemple, dans l’entreprise, il est évident pour les personnes situées au bas de l’échelle que leurs supérieurs hiérarchiques ont une plus grande légitimité à être photographié. La personne photographiée sait que ces collègues, lorsqu’ils regarderont la photo, ne seront pas dans le seul plaisir esthétique. Etre photographié par un photographe professionel, est en soi un processus de différentiation spécifique qui n’a rien à voir avec les stratégies utilisées habituellement dans l’entreprise.

    Pour en revenir à la photographie de tourisme, il me semble qu’il manque un facteur nouveau dans les différentes approches que tu cites et qui tient à la généralisation de la photographie numérique. Autrefois on aurait pu faire un atlas avec des cartes coloriées pour distinguer les pays de photographieurs, des pays de photographiés ! Aujourd’hui un nombre toujours plus grands d’individus sont alternativement l’un ou l’autre et la frontière entre celui qui utilise un appareil et celui qui ne l’utilise pas, n’est plus géographique. Par ailleurs, il existe un phénomène de mode, une passion de la photographie (dont j’ignore si elle sera pérenne ou non) qui a incité un grand nombre d’amateurs à acheter un matériel cher, utilisé par des professionnels. Ils vont utiliser ce matériel pour faire des photos de tourisme, mais ils sont dans l’obligation de réaliser des images qui se distinguent, et qui les distinguent, de la photographie de tourisme habituelle, ne serait-ce que pour justifier leur investissement. On est devant un phénomène mondial et de masse. Les micro-stocks sont constitués de photos qui ne ressemblent en rien aux photos de vacance que Bourdieu a analysé, mais qui n’en sont pas moins des photos de vacance dans la mesure où elles ont été réalisées pendant ses vacances par quelqu’un qui ne vit pas de la photographie.

  4. Je crois que tu as raison à dire qu’un changement se produit dans la photo de tourisme depuis la diffusion du numérique. C’est vrai que de plus en plus de gens s’équipent d’un matériel assez cher, et ça serait intéressant de voir pourquoi. Il faut dire que le numérique a comporté des facilités par rapport à la prise de vue, et notamment la possibilité de voir ses propres photos « en direct », mais je ne sais pas si c’est une réponse suffisante à la question.

    En ce qui concerne le changement des photos des touristes suite à l’amélioration du matériel, je ne suis pas sûre que ce soit un changement substantiel…C’est vrai que le photos sont parfois plus travaillées, plus nettes, etc., mais peut-être qu’elles sont soumises aux mêmes règles de cadrage et qu’elles remplissent aux mêmes fonctions déjà analysées par le passé, comme la « collection » de Susan Sontag ou la « rencontre unique » de Bourdieu. Mais il faudrait une vraie recherche pour répondre à ces questions!

  5. Pour une grande part des utilisateurs, le passage du numérique à l’argentique n’a sans doute rien changé si ce n’est le nombre et l’origine géographique et social des utilisateurs. Ils font en numérique, ce qu’ils faisaient en argentique. La différence, c’est que à Shanghai aujourd’hui, l’immense majorité des touristes photographes sont chinois. Mais les règles de cadrage sont identiques (centré), et la légitimité de l’image répond à la volonté de collection et à la nécessité d’immortaliser la rencontre unique.
    Mais à coté de ces touristes traditionnels, il existe aujourd’hui des millions de photographes amateurs qui vont chercher à reproduire l’esthétique de photos qui à l’époque de « la photographie, un art moyen » était le fait de photographes professionnels spécialisés dans la photo d’illustration. Ces professionnels sont d’ailleurs aujourd’hui disparus ou moribonds. Ces amateurs ne sont pas uniquement dans la reproduction d’un modèle esthétique, mais aussi dans la posture professionnelle en ce sens qu’ils mettent leurs images sur des banques de photographies en ligne. Il ne s’agit que d’une posture, car le niveau des montants de cession de doits pratiqués par ces banques d’images est dérisoire (souvent moins de un dollar pour une cession tout droit) et ne leur permettra jamais de vivre de leurs images. Mais le marché lui est réel et immense.
    Ce sont des photos de vacance, parce que réalisées pendant les vacances, mais qui échappent totalement à l’analyse de Bourdieu ou de Susan Sontag, car elles tendent vers une esthétique et une qualité qui caractérise (ou caractérisait) un des marchés de la photographie professionnelle. La gratification de ces photographes amateurs est avant tout d’ordre symbolique. La publication d’une image est le but qui légitime tous les efforts, financiers ou non. On met à profit ses vacances pour aller dans des destination que l’on suppose pittoresque dans l’espoir que l’une de ces images bénéficiera da la reconnaissance de la publication.
    On peut supposer que l’esthétique photographique majoritairement présente sur Internet, est largement issue du travail de ces photographes.
    Avec la mondialisation des échanges et le développement du tourisme on va sans doute voir se croiser des touristes chinois qui vont réaliser du chateau de Versailles, les mêmes images que les touristes français de la Cité Interdite en termes de colorimétrie, cadrage, bookeh etc. dans l’esprit de répondre à une esthétique mondiale de la photographie qui leur permettrait d’être publié…

  6. Ce que le numérique a changé, c’est qu’au lieu de partir avec un reflex d’un kilo, contenant une pellicule de 36 vues, j’ai un appareil de 200 g, et une mémoire de plusieurs centaines de photos, qui ne me couteront rien de plus.
    Donc, dorénavant, il suffit que ce ne soit pas banal …

    Quant aux photos centrées, depuis les dizaines d’années que je lis dans les magazines spécialisés que c’est nul, faudrait pas prendre le monde entier pour des cons !

  7. Pilou, touriste écrit:
    « Quant aux photos centrées, depuis les dizaines d’années que je lis dans les magazines spécialisés que c’est nul, faudrait pas prendre le monde entier pour des cons ! »
    Ce n’est pas un jugement de valeur, juste une constatation, sans doute beaucoup moins vrai aujourd’hui que dans les années 60 comme vous le soulignez.

  8. Que les «amateurs» se mettent (ou se retrouvent, ou se rêvent) en «posture professionnelle» (El Gato), n’est-ce pas « simplement » dû, au moins en partie, au souci continuel de distinction (Bourdieu encore), bien illustré ci-dessus par Pilou-touriste (injonctions de bon goût des spécialistes, valeur positive du «pas banal» — lui-même voué à devenir le banal par excellence, et ainsi de suite) ?

    Dans un autre registre, certains dominants (économiquement, culturellement) réveillonneront autour de pieds de porc aux lentilles, voire de coquillettes au beurre, tandis que les dominés s’échinent à ouvrir des huîtres pour — «pas banal» — les manger chaudes.

  9. A l’époque où Bourdieu a réalisé son étude, le paysage photographique était très segmenté entre les photographes dont les images participaient exclusivement ou presque des rituels familiaux (l’immense majorité des utilisateurs) et des photographes amateurs, revendiquant un démarche artistique, ultra-minoritaires. L’achat du premier appareil était souvent lié à la naissance du premier enfant.
    Aujourd’hui, la pratique photographique s’est tellement généralisée que je ne suis pas certain que l’on puisse réduire la photographie sans volonté artistique à la photographie familiale. Où mettre les images réalisées et échangées par les ados avec leurs téléphones portables par exemple?
    Comment cerner le souci continuel de distinction, quand il devient mondial et partagé par un très grand nombre d’opérateurs qui cherchent non seulement à se distinguer de la pratique « ordinaire », mais aussi de la pratique de leurs pairs ?

  10. C’est vrai. Les touristes (moi incluse) ont compris depuis longtemps qu’il ne faut surtout pas centrer leurs sujets..

    Mais, ce qui est marrant, c’est que les artistes contemporains qui utilisent la photo, (qui se sont beaucoup inspirés à leur tour des touristes-amateurs dans les années 60-70), se sont réappropriés la frontalité et la centralité (d’ailleurs, aussi pour se distinguer de certains types de photo-reportage et des courants « humanistes »).
    On attend donc le moment où certains touristes (pour ma part, j’ai déjà commencé!) recentrerons leurs sujets…

    Pour conclure, ce n’est pas parce qu’il s’agit d’un « art populaire » que ça manque de style et, surtout, que son style ne varie pas. Mais je ne suis pas sûre que son style soit conditionné uniquement par le souci de reconnaissance et de simulation. On peut surement trouver ce cas de figure parmi les touristes, mais je ne pense pas qu’il soit le seul agissant. Être touriste c’est un rôle assez bien défini aujourd’hui, et cela exclue par conséquent certains types de représentation et en inclue d’autres. Surement, tout est à regarder à nouveau, le numérique a peut-être mis à mal certains de vieux acquis. Mais cela ne veut pas dire que des tendances précises ne soient pas reconnaissables.

  11. Un des réflexes les plus courants à propos du numérique, est de regarder « dans » les images pour voir ce qui change. Mais ce qui change est souvent ailleurs. Comme le dit Pilou, la modification de l’encombrement ou du nombre d’images sont des exemples. Il y a aussi la question du classement des photos, ou encore celle de la transmission et de la diffusion des images. C’est aux chercheurs d’adapter leur approche pour pouvoir observer et décrire ces modifications.

  12. L’hypothèse que lorsque la technique change, l’esthétique change aussi, me semble crédible au regard des évolutions passées de la photographie tant en ce qui concerne ce que l’on photographie que comment on le photographie.

  13. Bonjour. D’abord, merci pour cette synthèse, sur laquelle j’aurai certainement à revenir pour creuser cette question. Deux réflexions me viennent, en lisant les commentaires :

    – les propos de El Gato me rappellent un peu le malentendu que j’ai pu susciter en parlant, sur mon blog, des usages sur la plateforme flickr.com. Un peu comme on peut se demander combien de membres sont effectivement adeptes du « jeu de l’interestingness » (figurer au plus haut dans le top 500 quotidien des images les plus « intéressantes »), il faudrait pouvoir mettre en perspective le nombre de photos prises avec le nombre de photos mises en ligne sur Internet, puis celles, plus rares, qui atterrissent dans des banques d’images. Même assez grossièrement. De là, on pourrait peut-être commencer à nuancer l’influence des codes de la photographie professionnelle.

    – à moins, et c’est ma seconde réflexion, de prendre en compte d’autres facteurs, tels que l’évolution récente des guides touristiques (imprimés, surtout), qui intègrent de plus en plus d’images.

    Sans vouloir prendre mon cas pour une généralité, je n’aime pas découvrir à l’avance trop d’images de l’endroit où je me rends en tant que touriste. Et je n’apprécie que très modérément ces guides qui me contraignent parfois à voir une ou plusieurs images de ce que je suis sur le point de découvrir de visu au fil de mon parcours ; ce n’est pas pour cela que j’ai besoin d’un guide, mais c’est pourtant ce qui arrive, souvent. Du coup, et c’est là que je voulais en venir, la découverte préalable de telles images peut influer sur ma propre production d’images, en tant que touriste. Mais en général, toujours à titre très personnel, c’est moins pour m’en inspirer que pour m’en démarquer…

  14. Je ne suis pas sûre que les photographies présentes dans les guides aient beaucoup d’influence sur les pratiques des touristes. Je pense en effet que une réaction de gêne comme celle que vous décrivez est assez répandue, en étant le guide un objet construit autour du texte et par rapport auquel l’image prend une place secondaire, un rôle accessoire, et se trouve parfois en contraste avec la « rêverie » produite par le texte chez le lecteur.

    Cela serait peut-être plus intéressant d’analyser les rapports que les photographies de touristes entretiennent avec les cartes postales en termes d’inspiration et réinterprétation réciproques, en créant ainsi ce « cercle » de représentations dont parle Urry.

  15. Pourquoi pas. Je me demande juste si l’on n’achète pas les cartes postales plutôt en fin de séjour en général, soit après la réalisation de la plupart des prises de vues. Je ne sais pas.

    Partant, il faudrait envisager plus globalement toutes ces images d’un pays ou d’une région qu’on a l’occasion de « consommer » avant et pendant le séjour, des pubs à l’aéroport aux dépliants présentant les excursions, en passant par les décorations des restaurants (ah ! toutes ces vues de l’Etna qu’on consomme quand on vit en Sicile…), plus ou moins malgré nous.

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