Croire au Père Noël

Point de Vue, couverture du 3 janvier 1952.

En décembre 1951, un groupe d’activistes catholiques brûle solennellement une effigie du Père Noël devant la cathédrale de Dijon, pour protester contre la paganisation de la fête religieuse. La polémique enfle dans la presse: le magazine Point de Vue y consacre sa couverture du 3 janvier 1952 (voir ci-contre). Ce geste iconoclaste intéresse l’anthropologue Claude Levi-Strauss, qui consacre un article détaillé à l’analyse des significations du mythe dans Les Temps modernes [1]Claude Levi-Strauss, « Le père Noël supplicié« , Les Temps modernes, n° 77, 1952, p. 1572-1590..

Peu de chercheurs ont pris aussi au sérieux ce fait culturel. Soulignant le caractère récent de son développement en France, Levi-Strauss attribue cet essor à la combinaison de l’influence américaine et de l’amélioration des conditions économiques. Comparant diverses traditions liées aux réjouissances de fin d’année, il décrit la coutume récente comme «une fête moderne et cela malgré la multitude de ses caractères archaïsants», qui brasse et recompose de manière syncrétique des éléments issus de divers répertoires.

Levi-Strauss définit le Père Noël comme «la divinité d’une classe d’âge de notre société (classe d’âge que la croyance au Père Noël suffit d’ailleurs à caractériser), et la seule différence entre le Père Noël et une divinité véritable est que les adultes ne croient pas en lui, bien qu’ils encouragent leurs enfants à y croire et qu’ils entretiennent cette croyance par un grand nombre de mystifications. […] Le Père Noël est donc, d’abord, l’expression d’un statut différentiel entre les petits enfants d’une part, les adolescents et les adultes de l’autre. À cet égard, il se rattache à un vaste ensemble de croyances et de pratiques que les ethnologues ont étudiées dans la plupart des sociétés, à savoir les rites de passage et d’initiation.»

Reliant la fête de Noël à l’ensemble des festivités de fin d’année, Levi-Strauss propose d’y voir l’expression d’une structure fondamentale organisée autour du «retour des morts, leur conduite menaçante et persécutrice, l’établissement d’un modus vivendi avec les vivants fait d’un échange de services et de présents, enfin le triomphe de la vie quand, à la Noël, les morts comblés de cadeaux quittent les vivants pour les laisser en paix jusqu’au prochain automne.»

Typique du raisonnement structuraliste, cette interprétation peut laisser sceptique. Comment peut-on affirmer que l’adoption d’un mythe est justifié par sa fonction symbolique, alors que sa signification n’apparaît pas de façon claire à ceux qui en sont les porteurs? Or, l’histoire du Père Noël ne semble pas mobiliser la référence à l’au-delà qui existe dans d’autres rituels, comme les cortèges de Halloween.

Anon., Santeclaus, "A new year's present", Children's Friend, n° III, 1821.

Il faut reprendre les fils de l’élaboration de la coutume. Contrairement à l’affirmation de Levi-Strauss, qui ignore l’existence d’un récit mythologique associé à cette tradition, l’émergence de la figure du Père Noël est bel et bien liée à une source précise. Le conte pour enfants « A Visit from Saint Nicholas« , ultérieurement retitré « The Night before Christmas« , attribué à Clement Clarke Moore (1779-1863) est publié le 23 décembre 1823 dans le journal Troy, New York Sentinel. Celui-ci décrit la visite d’un elfe habillé de fourrure, dans un traîneau volant tiré par huit rennes, qui distribue des cadeaux aux enfants en passant par la cheminée.

Un autre poème anonyme a probablement inspiré le conte de Moore. Paru en 1821 dans le Children’s Friend, première édition illustrée de lithographies publiée aux Etats-Unis, celui-ci raconte une distribution de jouets par un personnage dénommé « Santeclaus » (sic), qu’un dessin représente dans un traîneau sur un toit (voir ci-contre, voir textes et traductions françaises). Quoique le héros de ces deux récits soit désigné comme « saint Nicolas », cette nouvelle figure n’a qu’un rapport éloigné avec le personnage de la coutume nord-européenne. S’il s’inscrit dans la tradition de la distribution de cadeaux, il n’en est pas moins doté de traits autonomes fortement marqués. Republié à d’innombrables reprises au cours du XIXe siècle, « The Night before Christmas » deviendra rapidement l’un des poèmes les plus connus de la culture américaine.

Quand est-on passé de la lecture du conte à la mise en scène du récit? Il semble que la coutume se soit aisément propagée dans la bonne société new-yorkaise. Ses prescriptions sont en effet faciles à mettre en œuvre. Sans même impliquer le recours au déguisement, elle suppose simplement de dissimuler les cadeaux avant la fête, puis de les disposer le moment venu à l’insu des enfants.

Thomas Nast, couverture du Harper's Weekly, 1863; Visit of St Nicholas, 1869.

Une caractéristique propre à la diffusion de l’histoire du Père Noël est l’importance des supports visuels. La plus ancienne figuration du personnage est proposée en couverture du Harper’s Weekly le 3 janvier 1863 (voir ci-dessus) par le dessinateur Thomas Nast (1840-1902), qui fournira de nombreuses illustrations inspirées du conte de Moore. En 1869, sa version publiée en volume par McLoughlin Bros. montre un personnage habillé de fourrure, à laquelle les variations de l’impression confèrent des teintes allant du marron au rouge [2] Clement Clarke Moore, Visit of St. Nicholas (illustré par Thomas Nast), New York, McLoughlin Bros., 1869. (voir ci-dessus). Dès lors, les livres illustrés pour enfants constitueront l’une des premières sources de la mythologie, apportant à chaque nouvelle adaptation son lot d’informations visuelles. Ce contexte explique également l’appropriabilité particulière de la figure, perçue comme un bien commun plutôt que comme une production limitée par la propriété intellectuelle.

The Night before Christmas, édition illustrée de 1903; publicité Coca-Cola, 1931.

Attestant de la notoriété du récit , la première version filmée de « The Night before Christmas » sera proposée dès 1905 par Edwin S. Porter [3]The Night before Christmas (dir. Edwin S. Porter, prod. Edison), 1905 (muet, NB, 11″).. En 1931, au moment ou Coca-Cola s’empare du personnage pour décorer ses campagnes publicitaires de fin d’année (voir ci-dessus), le Père Noël fait déjà partie des icônes culturelles. En 1932 puis en 1933, les studios Walt Disney consacrent à leur tour deux dessins animés réalisés par Wilfrid Jackson, qui participent au développement du mythe par l’addition de divers éléments complémentaires [4]Santa’s Workshop, (dir. Wilfrid Jackson, prod Walt Disney), décembre 1932 (couleur, 6″40); The Night before Christmas/Santa’s Toys (dir. Wilfrid Jackson, prod Walt Disney), … Continue reading. Si l’internationalisation de la figure fait le plus souvent disparaître la référence au texte original, le vaste corpus iconographique fait office de source informative.

The Night before Christmas (dir. Edwin S. Porter, prod. Edison), 1905 (muet, NB, 11″).

The Night before Christmas/Santa’s Toys (dir. Wilfrid Jackson, prod Walt Disney), décembre 1933.

Production autonome des industries culturelles, la version laïque de la fête de Noël se répand par appropriation librement choisie, indépendamment de l’emprise d’une religion ou de l’influence des Etats, appuyée sur la diffusion des ouvrages illustrés pour enfants et leurs multiples déclinaisons utilitaires, sous forme de cartes de vœux, de publicités, de décorations ou d’animations dans les grands magasins. Alors même que la nouvelle coutume se heurte à l’opposition des églises, son expansion sur le territoire américain durant le dernier tiers du XIXe siècle, puis au-delà, à partir du début du XXe siècle, traduit un engouement populaire qui ne s’est pas démenti.

Plutôt qu’à une structure symbolique de transaction avec l’au-delà, cet essor semble lié à des traits typiques des sociétés contemporaines: progression du modèle de la famille nucléaire dans un cadre urbain, institution du rôle central de l’enfant parallèlement au développement de la scolarisation, hausse du niveau de vie des classes moyennes, progrès du consumérisme. Plutôt que par le rapprochement avec d’autres rites anthropologiques, l’interrogation de ses significations symboliques doit s’effectuer à partir des représentations alimentées par la mise en œuvre du rituel.

Ainsi qu’en témoigne l’échange emblématique publié en 1897 par The Sun en réponse à la lettre de la petite Virginia O’Hanlon, 8 ans, qui s’interroge sur l’existence du Père Noël [5] Francis Pharcellus Church, « Is There a Santa Claus?« , The (New York) Sun, 21 septembre 1897., et de nombreux récits secondaires, une caractéristique originale du mythe du Père Noël est de solliciter de manière réflexive le régime même de la croyance.

Loin de se réduire à la distribution périodique des cadeaux, la dimension initiatique de la coutume festive s’inscrit dans une temporalité plus large, qui inclut l’étape décisive de la découverte de la non-existence du Père Noël, autrement dit la perte de la croyance. Contrairement à tous les systèmes de croyance traditionnels, le rituel de Noël apparaît comme un mythe à double détente, dont la leçon est que pour devenir grand, il faut cesser de porter une confiance aveugle aux récits et aux fables. Représentant sous des formes contradictoires et paradoxales le combat des forces de l’imaginaire, liées au monde de l’enfance, et la mystification parentale, ruse de la raison rachetée par l’offrande des cadeaux, la mythologie du Père Noël apparaît fondamentalement comme un drame moderne de la croyance. La transformation du récit en coutume met en scène l’expérience traumatique du sacrifice de la croyance, condition de l’accès à la rationalité, tout en préservant de façon nostalgique sa trace indéfiniment rejouée.

Version rédigée du séminaire du 20 décembre 2012, INHA (iconographie sur Flickr).

Notes

Notes
1 Claude Levi-Strauss, « Le père Noël supplicié« , Les Temps modernes, n° 77, 1952, p. 1572-1590.
2 Clement Clarke Moore, Visit of St. Nicholas (illustré par Thomas Nast), New York, McLoughlin Bros., 1869.
3 The Night before Christmas (dir. Edwin S. Porter, prod. Edison), 1905 (muet, NB, 11″).
4 Santa’s Workshop, (dir. Wilfrid Jackson, prod Walt Disney), décembre 1932 (couleur, 6″40); The Night before Christmas/Santa’s Toys (dir. Wilfrid Jackson, prod Walt Disney), décembre 1933 (couleur, 8″25).
5 Francis Pharcellus Church, « Is There a Santa Claus?« , The (New York) Sun, 21 septembre 1897.

27 réflexions au sujet de « Croire au Père Noël »

  1. C’est assez convaincant, mais n’y aurait-il pas redoublement du mythe par l’apport de cadeaux, la connaissance de la croyance ou de la non-croyance et le renouveau des années , la naissance du Christ ? Il y a une sorte d’aveuglement commun, c’est à dire autant Levi-Strauss ne s’intéresse pas à ce à quoi tu t’intéresse, autant tu laisses ce qu’il nous montre dans une sorte d’élucubration formaliste ou structuraliste, comme s’il y avait là un combat des anciens et des modernes… Un drame moderne de la croyance, dis-tu : mais lorsqu’on rejoint l’âge adulte (qui est de ne pas croire au Père Noël, si j’ai bien suivi) que nous reste-t-il ?. Une sorte de paradis perdu ? Nous avons été bernés d’y croire, mais il était doux de recevoir des cadeaux… Le monde (occidental probablement) entier nous pousse à offrir des cadeaux à nos rejetons têtes blondes ou rousses et brunes, tu disposes comme s’il n’était qu’un ressort à nous mouvoir. Mais comme dans la blague qui instaure que « les deux mon général », je serais plutôt tenté de croire (on fait ce qu’on peut, au niveau de la croyance) à une combinaison de forces (rituelles d’offrande aux morts, religieuses concordantes dans le temps, consumérisme de récupération mercantile, etc…). Tout à la fois.

  2. Etude effectivement bien opportune et « méritoire » en cette période particulièrement décérébrée. Mais . . . Si, si, l y a peut-être quand même (essentiellement) transaction avec l’au-delà. Ne pas ramener tout au consumérisme et à la figure devenue dominante de Saint Nicolas, bien qu’ils soient évidemment devenu essentiels. Le mythe contemporain n’a peut-être pu se développer aussi démesurément que parce qu’il a poussé sur une vieille et profonde souche où il est question de mort, d’ancêtres, de don, de pardon, de sacrifice. Voir par exemple les traditions espagnoles dans diverses régions du pays où la bûche de Noël (un vieux tronc abattu et pieusement conservé dans les réserves d’une famille rurale) était sensé « chier » des cadeaux en même temps que s’écoulait sa sève. J’en parlais encore tout récemment avec une Catalane férue de traditions. Je re-cherche des docs sur le thème dés que ces festivités me le permettront (puisque j’y succombe). Promis.

  3. Comment articuler cela avec la fête de Saint Nicolas (6 décembre) présente entre autres en Belgique et qui n’est pas effacée par la Noël mais redoublée ?

  4. @ PCH: Je ne pense pas que ce soit à moi de vouloir ou non qu’il y ait du rapport aux morts dans la fête de Noël; il faut que je puisse l’observer dans les pratiques ou le folklore. Levi-Strauss n’ayant pas connaissance de la source du mythe du Père Noël (ni, de façon plus générale, de la tradition culturelle américaine dont j’esquisse ci-dessus les principaux points de repère), les choses se présentent pour lui de manière plus confuse. Il ne distingue pas, par exemple, entre Halloween (qui est bien une fête des morts) et Noël, ce qui explique son approche globalisante. Cela posé, cette vision indistincte m’intéresse aussi, car il est vrai que nous avons d’une façon générale une vision indistincte de la plupart de nos mythologies…

    Que reste-t-il une fois qu’on a perdu la croyance? Il reste à rejouer Noël pour les autres, ce n’est jamais fini! J’ai toujours été frappé par la façon dont la plupart des enfants un peu plus grands, qui ne croient plus au Père Noël, sont attentifs à préserver la croyance des plus petits (quelques-uns seulement trahissent le secret de façon brutale) – ce qui les place du côté des parents, du côté des grands. On est puissant quand on gère la croyance des autres – c’est entre autres cela que nous apprend le rituel…

    @ david duquerroigt: On revient à la discussion de l’article de Levi-Strauss. C’est à mon avis une information incomplète qui favorise les effets de confusion: la tradition de l’arbre de vie n’a rien à voir avec le folklore de la distribution des cadeaux, les deux rites se superposent sans pour autant se confondre, on les distingue clairement lorsqu’on possède une bonne connaissance de leurs traditions respectives…

    @Un parmi d’autres: Comme son nom l’indique, le mythe de Santa Claus/Père Noël est issu de la célébration de la fête de saint Nicolas, personnage associé à la distribution de cadeaux aux enfants dans les cultures d’Europe du Nord, mais le récit « The Night before Christmas » (dont le titre même indique l’abandon de la date anniversaire de la mort du saint, le 6 décembre) autonomise un personnage différent, qui n’est plus un évèque, mais un génie, qui ne porte plus une mitre, mais un bonnet, et qui circule sur un traineau volant et passe par les cheminées… Cette divergence permet de maintenir les deux festivités, avec toutefois une valeur différente – Noël étant pour la plupart des familles des pays développés la plus importante festivité de la fin d’année.

  5. Protester contre la paganisation de la fête religieuse… Noël, le Père Noël, Santa Claus et le solstice d’hiver. En 1951 n’était-ce qu’un soubresaut pour l’abolition des fêtes païennes du solstice ?
    Ce qui me renvoit à l’article de Jean Pruvost « Joyeux Noël et manger bouffon » paru sur http://www.canalacademie.com/ida4882-Joyeux-Noel-et-manger-le-bouffon.html
    ainsi qu’à une émission de ce matin sur France Inter autour du mythe de Peter Pan http://www.franceinter.fr/emission-service-public-le-mythe-de-peter-pan.
    Quel lien entre tout çà ? ne pas grandir, la peur de la mort et la lumière qui reprend son cycle au 21 décembre… date à laquelle, bizarre hasard certains auraient prédits la fin du monde !
    Et que dire des couleurs, le vert et le rouge, que portent le Père Noël ?

  6. Parlant d’icônes, celle de l’équipage du Père Noël en traineau tiré par un (des) renne(s), paraît la copie de la vignette figurant dans l’ouvrage de l’expédition de Maupertuis en Laponie. Cette expédition fut envoyée auprès de cercle polaire afin d’y mesurer l’arc de méridien et de trancher en faveur de l’aplatissement de la Terre au pôle.
    http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k625769/f30.image.r=maupertuis%20figure%20terre.langFR

    La figure de la terre , déterminée par les observations de Mm. de Maupertuis, Clairaut, Camus, Le Monnier,… et de l’abbé Outhier,… accompagnés de M. Celsius,… faites par ordre du Roy au cercle polaire. Par M. de Maupertuis -Impr. royale (Paris)-1738. In-8.

  7. Merci de rappeler l’origine littéraire de ce mythe.
    Deux réflexions toutefois: concernant le « drame moderne de la croyance », on ne peut qu’être d’accord avec vous, mais on peut aussi envisager les choses sous un autre angle, peut-être moins anthropologique et plus historique, qui n’est évidemment pas contradictoire avec le vôtre: tout autant qu’un rituel contemporain chargé d’une ambiguïté fondamentale concernant l’acte de croyance, on peut envisager la fête de Noël comme le remaniement moderne de vieux mythes, ce qui suppose de fait nécessairement, si l’on fait coïncider modernité et désenchantement (cf. Gauchet entre autres), une ambiguïté fondamentale quant à l’acte de croyance: un « mythe moderne » est sinon une contradiction dans les termes, du moins un paradoxe qui veut que l’on pose une croyance tout en s’en déprenant immédiatement. Un peu comme avec l’ironie romantique.

    Deuxième réflexion sur le culte des morts, etc.: s’il est probable que Lévi-Strauss, paix à son âme, ne tire l’idée de cadeaux faits aux morts que de son chapeau structuraliste, et pas en effet de la confrontation aux sources littéraires du mythe, il est en revanche paradoxalement possible de retrouver des traces d’un échange avec les revenants quand on s’intéresse à ses sources folkloriques. Il est frappant que vous ayez parlé d' »elfe » à propos du personnage principal de A Night Before Christmas alors même que le vieux bonhomme en traîneau n’y est pas désigné sous ce terme dans le poème de 1823 (on le nomme alors « St Nick ». En revanche, le fait qu’on ait agrégé par la suite une horde de lutins à Santa Claus donne clairement une origine féerique au personnage, qui en soi, à première vue, n’est pas si évidente que ça. Or, les esprits féeriques sont clairement liés à ceux des morts, je renvoie sur ce point aux travaux de Claude Lecouteux, ou aussi à La Mort féerique de Laurent Guyénot, très bon livre. Cette origine féerique ou funéraire du personnage ne justifie sans doute pas qu’on lui attribue une fonction symbolique équivalente à notre époque, qui en effet est bien oubliée… sauf si l’on fait entrer en ligne de compte l’idée d’une signification inconsciente, sous-jacente, qui aurait « perduré à travers les siècles » (selon l’expression consacrée) malgré tout, comme en témoigne justement l’armée de lutins qui accompagne le père Noël dans les représentations contemporaines, et qui n’étaient pas présentes dans les premières versions imprimées du mythe: tout se passerait donc de ce point de vue comme si une vieille figure légendaire (Santa Claus) était transformé en « mythe moderne » désenchanté, PUIS aurait renoué par la bande et de manière tout à fait détournée avec certaines de ses fonctions symboliques « originelles ». En tout cas c’est une hypothèse, je ne connais pas assez le dossier sur le sujet, qui est très complexe puisqu’il ne met pas seulement en jeu la littérature et les images (comme vous l’avez bien montré) mais aussi l’histoire du folklore, voire des religions. Certains ont même voulu faire du père Noël un avatar moderne d’Odin, alors… Par ailleurs le fait que la signification d’un rituel ne soit pas claire pour son officiant ne me semble pas complètement contradictoire avec le fait que ce rituel ait malgré tout un sens symbolique: c’est ce qui fait tout l’attrait des religions que de fonctionner sur de la profondeur symbolique, où derrière un symbole s’en cache un autre… quitte parfois à mentir ou manipuler le sens des choses, mais c’est une autre histoire.

    Dernière chose, en PS: le calendrier. Concernant la signification attribuée au mythe de Noël et au rituel des cadeaux, j’avais plus en tête l’idée de cadeaux donnés pour le renouvellement de l’année au moment du solstice d’hiver, « pour que le jour revienne », que celle de cadeaux faits aux morts. Mais l’un n’est pas contradictoire avec l’autre dans la mesure où ces cadeaux, il faut bien les donner à quelqu’un (et si je ne m’abuse, il a bien existé un rituel où l’on remerciait le père Noël en lui versant en retour une offrande, en remerciement de ses bienfaits: bon échange de procédés avec les morts, tout à fait païen dans l’esprit).

  8. Réponse au commentaire d’Anne Delfaut: il n’y a a priori pas de lien direct entre le père Noël et Peter Pan, notamment parce que l’un est une figure rituelle liée à une fête du calendrier, et l’autre non, que l’un a une origine à la fois folklorique, religieuse et littéraire, et l’autre presque exclusivement littéraire: le mythe de Peter Pan a un auteur, J. M. Barrie, et se donne dès sa naissance comme une figure spectaculaire, théâtrale (et non comme une figure cachée comme le père Noël). Après, on peut évidemment discuter de quelques rapprochements possibles (liens avec la mort, l’enfance, etc.), mais ce sont vraiment deux mythes différents.

    Sur Peter Pan:
    http://etc.dal.ca/belphegor/vol10_no3/articles/10_03_thibau_intro_fr.html

  9. @Waglioni: Merci pour la référence!

    @François: Merci pour vos indications. « On peut envisager la fête de Noël comme le remaniement moderne de vieux mythes »: C’est de cette façon qu’elle est habituellement considérée. L’article de Wikipedia sur Santa Claus propose par exemple une généalogie qui remonte aux Saturnales romaines. Mon point de vue est plus proche de celui de Levi-Strauss: malgré de nombreux emprunts archaïsants et l’inscription dans un substrat traditionnel lié depuis l’Antiquité aux festivités de fin d’année, la coutume du Père Noël est bien une invention moderne – en particulier par sa réflexivité à propos de la croyance, qui n’existe à ma connaissance dans aucune autre forme mythologique.

    C’est bien Clement C. Moore qui qualifie Santa d’elfe (« He was chubby and plump, a right jolly old elf ») en suggérant qu’il est de petite taille (« But a miniature sleigh, and eight tiny reindeer ») – un trait qui a été effacé par les adaptations visuelles du récit, dès l’époque de Nast. Malgré la réïtération périodique du conte, cette désignation du personnage n’est pas devenue un aspect marquant du folklore de Noël. Produit des industries culturelles, Santa Claus est plutôt un héros de fiction comme Tarzan ou Superman qu’une « divinité »…

    La question de la « profondeur symbolique » est un point majeur de cette discussion. Le constat d’une connaissance incertaine de nos mythes populaires est vérifié jusque par Levi-Strauss lui-même… Mais on peut également vérifier à partir de là que cette connaissance imprécise débouche sur une interprétation fautive de la dimension symbolique du mythe. Je réserve donc mon avis sur la question, en proposant de la reformuler plutôt de la manière suivante: comment connaître les ressorts symboliques mobilisés chez les acteurs du rite? Seule une enquête sociologique pourrait répondre de manière détaillée à cette interrogation…

  10. Vous avez raison, le terme » elf » apparaît bien, j’ai lu trop rapidement :-). Ce qui explique en partie qu’on ait adjoint par la suite à Santa Claus sa cohorte de lutins, sortes de « relais » de sa nature féerique.

  11. Bonjour,
    j’ai toujours présenté le père noêl à mes enfants comme ce qu’il est: un conte.
    je pense que c’est l’apprentissage du mensonge, mais on peut s’en passer. On apprend le mensonge en apprenant à parler.

  12. je suis tout à fait d’accord avec Cuicuix, faire croire au père noël à des enfants, l’innocence même, ils sont si naïfs, je trouve cela dégueulasse de leur mentir, de profiter de leur blancheur pour leur faire, pour la plupart des parents, du chantage (« si tu n’es pas sage, le père noël ne t’apportera pas de cadeaux. »). Si les parents mentent à leurs enfants comment voulez vous que par la suite ces derniers, une fois grands, fassent confiance à leurs parents ?
    Ce n’est pas en apprenant à parler que les enfants apprennent à mentir, c’est simplement les parents qui l’apprennent en mentant en permanence, en étant hypocrite, avec les personnes de leurs entourages. Les enfants sont assez intelligents pour comprendre qu’on ne dit pas toujours la vérité. Même s’ils sont petits, ils ne sont pas cons pour autant. Ils faut arrêter ce se moquer d’eux en leur parlant de manière stupide, c’est à dire avec des onomatopées, au lieux d’employer les mots qui conviennent, avec une voix de trisomique, c’est une drôle de manière de montrer son amour pour eux. Les enfants observent et appliquent ce qu’ils voient ou entendent. Si votre enfant ne sait pas bien parler, c’est que vous lui apprenez mal. c’est dur d’être parents, c’est un métier à plein temps, et c’est le plus important au monde, car les enfants sont l’avenir.
    Sur ceux, bonne journée !

  13. @cuicuix, Faustine: En Occident, Peter Pan est raconté comme une histoire, mais le Père Noël est agi, mis en scène comme un rite. Il n’y a jamais eu aucune obligation à performer ce récit, c’est pourquoi il est légitime de s’interroger sur son succès. Votre choix relève évidemment de votre jugement personnel. Mais même en choisissant de ne pas appliquer cette coutume, votre prévention s’inscrit typiquement dans l’interprétation que je souligne, à savoir l’interrogation des conditions de la croyance. Mentir à ses enfants est en effet une prescription qui va à l’encontre des règles sociales les plus élémentaires. Pour expliquer ce paradoxe, il faut convenir, avec Levi-Strauss, que la coutume est un rite de passage, c’est à dire intégrer à sa compréhension non seulement le scénario complet qui va jusqu’à la révélation de la vérité, mais aussi sa dimension conditionnelle: pour devenir grand, dans nos sociétés, nous apprenons à ne pas nous fier aveuglément aux mythes (ni aux parents qui les racontent). Cette leçon profondément rationaliste contribue probablement à expliquer le succès de la coutume (et accessoirement l’opposition des églises).

  14. Si je puis me permettre une distinction savante supplémentaire: le père Noël est certes un rite, mais aussi une fiction, un récit fictif… mais en revanche ce n’est pas un conte, c’est une légende. La distinction est faite de manière assez nette par les folkloristes: le conte se donne de lui-même pour faux, alors que la légende se donne d’elle-même pour vraie. Une pierre de plus dans la réflexion sur les « régimes narratifs de la croyance » 😉

  15. J’ai relu l’article de Levi-Strauss. Je trouve cette « critique » tout sauf pertinente.
    /// »Comment peut-on affirmer que l’adoption d’un mythe est justifié par sa fonction symbolique, alors que sa signification n’apparaît pas de façon claire à ceux qui en sont les porteurs? Or, l’histoire du Père Noël ne semble pas mobiliser la référence à l’au-delà qui existe dans d’autres rituels, comme les cortèges de Halloween. »
    C’est quand même le b-a-ba de la sociologie et de l’anthropologie de ne pas chercher dans la façon dont les acteurs sociaux se représentent leurs actions l’explication des dites actions.

  16. Je ne pose pas le problème en général, mais seulement dans le contexte de l’analyse des mythes ou des récits sociaux. Il y a une contradiction évidente entre l’idée que leur succès ou leur utilité reposent sur les significations véhiculées (b-a-ba de la lecture folkloriste ou anthropologique) et la méconnaissance de ces significations pour leurs destinataires. Paul Veyne a consacré à cette question un passionnant ouvrage: Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes? (Seuil, 1983).

  17. Vous l’avez dit, le Père Noël est un mythe socialement mis en scène.
    Si je laisse de côté le mythe en ne regardant que son succès renouvelé je me questionne sur ce qu’il apporte aux adultes. Nous adultes maintenons « à bout de bras » le Père Noël par notre transmission aux enfants mais aussi simplement en ritualisant à l’aide de cadeaux et d’un repas cette date.
    Au-delà du Père Noël, qu’apportent à la société les autres fêtes calendaires auxquelles, nous adultes, apportons notre soutien tel Pâques et Halloween (revenu d’Amérique il y a quelques années) ? Le commercial ne fait pas tout dans leur succès.
    Quels transferts comportementaux ces fêtes ritualisées nous permettent elles ?

  18. @ Anne Delfaut: La coutume du Père Noël fait interagir adultes et enfants, indissociablement. Je ne crois pas que l’on puisse dire que: « Nous adultes maintenons ‘à bout de bras’ le Père Noël par notre transmission ». Jeunes et vieux entretiennent ensemble le rite, pour un profit qui est d’abord celui de leur interaction réciproque. Ne pas tenir compte du désir des enfants me paraîtrait en l’occurrence une erreur d’analyse. Non seulement parce que nous savons – cela a été vérifié dans d’autres domaines – que les enfants peuvent parfaitement être prescripteurs, mais aussi parce que les adultes ont été des enfants à qui on a joué le rite, et qui tiennent à retransmettre cet héritage culturel qui leur a visiblement été précieux (dans le cas contraire, la coutume aurait été abandonnée depuis longtemps).

  19. vous écrivez ” Il y a une contradiction évidente entre l’idée que leur succès ou leur utilité reposent sur les significations véhiculées (b-a-ba de la lecture folkloriste ou anthropologique) et la méconnaissance de ces significations pour leurs destinataires.”
    J’ai peut-être lu trop rapidement l’article de Levi-Strauss mais il me semble bien qu’il cherche précisément à dépasser l’explication du succès du Père Noêl par son utilité…
    Bonnes fêtes de fin d’année quand même…

  20. A propos du mensonge et selon Faustine du chantage “si tu n’es pas sage, le père noël ne t’apportera pas de cadeaux.”

    Quand l’enfant n’y croit plus la menace peut très bien demeurer et porter par exemple sur le travail à l’école, ce qui dans ce cas ne m’apparaît pas comme du chantage, au moins durant la période où il est encore difficile d’expliquer à quoi sert ce qu’on y apprend.

    Finalement les adultes échangent eux aussi des cadeaux, ce qui pourrait indiquer que nous avons envie de continuer à croire au père Noël.

  21. Merci d’avoir réouvert le dossier « Père Noël ».

    Cette mystification, où des adultes font croire à l’existence d’un être imaginaire à des enfants, a sans aucun doute une fonction initiatique, comme l’a bien dit Claude Levi-Strauss. Un groupe spécifique, « les petits enfants qui y croient » est construit. Ce groupe d’individus au « statut différentiel » subit une forme d’épreuve : en même temps que la fable leur sont donnés de multiples indices qui la contredisent (bribes de conversations entre adultes, stockage des cartons de jouets, couleurs et origines des papiers cadeaux, etc.), ce qui en fait une sorte de test de rationnalité où le désir de croire pour recevoir entre en conflit avec le doute et le désir de comprendre (qui peut s’avérer risqué : ne plus croire au père Noël pourrait entrainer le tarissement de la source des cadeaux). En s’affranchissant de cette croyance, l’enfant fait un pas décisif vers le groupe des adultes, découvrant au passage que ces derniers ne sont pas toujours tenus de dire le vrai. De mystifié, l’enfant devient mystificateur (en faisant croire à son tour à des plus jeunes à l’existence du père Noël) ou encore iconoclaste (en détruisant publiquement devant des “petits” brutalement l’image, l’imaginaire et la croyance au père Noël). Dans les deux cas, l’individu se repositionne, le rite initiatique (le dévoilement de l’illusion entretenue qui est tout autant un décillement) permet l’intégration dans le groupe des “grands”.

    Mais cette fonction initiatique n’explique pas, loin s’en faut, tous les caractères et propriétés du père Noël contemporain. Le père Noël dit aussi quelque chose du monde des adultes, de leur système symbolique même si celui-ci prend une forme fictionnelle qui pourrait être une forme de refoulement. Comme le rapelle Levi-Strauss, « la “non-initiation” n’est pas purement un état de privation, défini par l’ignorance, l’illusion, ou autres connotations négatives. Le rapport entre initiés et non-initiés a un contenu positif. C’est un rapport complémentaire entre deux groupes”. Il est important pour les adultes que leurs petits enfants croient au père Noël.

    Je suis, moi aussi, assez sceptique sur le lien direct avec la mort avancé par Lévi-Strauss. Ce rapport existe peut-être, dans la mesure ou il s’agit de la reproduction du groupe et de la transmission entre génération, mais il n’est pas facilement déductible des manifestations contemporaine du père Noël. En revanche, celui-ci me semble être un véritable mythe, dans la mesure où il dit quelque chose du fonctionnement de la société. Pour ce faire, comme l’éthymologie d’un mot n’en explique jamais totalement le sens qui dérive aussi et surtout de son usage, on ne peut retrouver le sens du père Noël seulement en interrogeant ses formes « archaïques » ou tenter une généalogie du personnage. Comme tout phénomène culturel et symbolique, le père Noël est une reprise de thèmes plus anciens, et il faut comprendre la logique qui préside aux réemplois et aux hybridation de certaines formes aux détriments d’autres. La « diffusion par stimulation » de Kroeber rend bien compte de ce phénomène où de nouvelles pratiques culturelles répond à une disposition déjà présente, bien que privée de moyen d’expression.

    Relevons quelques traits principaux du père Noël. Il apparait comme un personnage laïcisé (contrairement à Saint Nicolas) et sans rapport direct avec la naissance de Jésus- Christ. En ce sens il dépasse les clivages religieux et peut-être appropriable par tous. Entre le lutin et le vieillard, il est toutefois une figure paternelle, dépositaire d’une certaine autorité mais surtout d’une réelle générosité. Comme le dit la chanson, il distribue « des jouets par milliers », il dispense des présents sans compter, il est une figure de l’abondance. Claude Levi-Strauss note que la mode du père Noël se diffuse quand la prospérité économique revient (il écrit sont texte en 1951), André Gunther montre bien que « l’icône » du père Noël se développe avec la « société de consommation » (Coca-Cola en étant un des vecteurs). Si le Père Noël a sans doute commencé sa carrière avant la deuxième guerre mondiale,durant les années 1930, c’est d’abord dans un contexte de sécularisation et d’augmentation du niveau de vie qu’il s’impose comme un rite et un mythe incontournable. Le père Noël est souvent critiqué parce qu’étant trop lié ou « récupéré » par les commerçants, le système « médiatico-publicitaire ». Tentons de prendre nos distances avec les jugements normatifs pour constater effectivement ce lien avec la consommation matérielle, cette projection dans les objets, le plaisir, le brillant. En renversant la perspective et on acceptant le caractère gargantuesque de cette période de liesse, on peut justement constater que le père Noël est justement le dieu du désir et de la satiété, il est la figure emblématique de la « société d’abondance », de « la société de consommation » où la marchandise promet la jouissance.

    Noël est souvent présenté comme étant avant tout une fête familiale. L’opposition entre privé et public est rarement fécond, le privé s’appuyant généralement sur le collectif, et l’on ne peut que constater le fort caractère public de cette fête, même si elle subjectivement vécue comme privée : elle a lieu simultanément dans toutes les familles, elle est très codifiée : érection et décoration du sapin, veillée, menu du repas quasiment imposé (dinde, marrons, bûche). Pour l’enfant « croyant au père Noël », on peut parler d’un véritable rite : écrire la lettre au père Noël, déposer ses petits souliers ou chaussons au pied du sapin permet d’obtenir effectivement les jouets désirés. La pression sociale pour vivre cette fête de façon stéréotypée est très forte, à tel point que les personnes isolée se sentent particulièrement abandonnées ce soir-là.

    Un trait essentiel relativise le caractère familial de cette fête : pour expliquer la « miraculeuse » venue des cadeaux dans le foyer, les adultes inventent un personnage mythique, une entité unique, supérieure et collective qui donne des jouets à tous les enfants du monde. Les parents n’y sont pour rien. Les cadeaux ne sont pas, comme dans le cas des anniversaires, la marque de l’affection des parents pour leurs enfants, un indice de la valeur qu’ils ont pour eux, en tant que parents, mais un don qu’il leur est fait de façon beaucoup plus abstraite, simplement par ce qu’ils sont enfants. Comme l’a dit Françoise Dolto, avec le père Noël, « on n’a à remercier personne ». Le don est gratuit, sans contrepartie. Il n’est pas besoin de réciprocité, on sort du système d’échange et du don/contre-don. Sage ou pas, l’enfant reçoit (les tentatives de quelques adultes menaçant l’enfant indicipliné ou récalcitrant du non-passage du père Noël restent en général totalement vaines). A ce titre, le père Noël est bien plus protestant que catholique : il dispense sa grâce d’abord, pas besoin de mériter pour recevoir. Le père Noël est l’image de la société d’abondance, le rêve d’une société où tous les besoins et, plus encore, tous les désirs sont assouvis, comblés. Nombre d’associations ou d’initiatives caricatives mettent à cette période tout en oeuvre pour que « Noël n’oublie personne », et surtout pas les enfants. Même les plus pauvres devront avoir leur lot de jouets, on est dans ce que l’on pourrait oser appeler une sorte de communisme où, grâce au dépassement du capitalisme, l’abondance devient la norme pour tous.

    Noël est une fête familiale dont l’acteur central est totalement en dehors de la famille. C’est une fête qui fait signe vers autre chose que la famille, vers la société tout entière. Comme tout mythe, le père Noël a sa part d’ambivalence qui permet le fonctionnement symbolique et psychique. Lors de la nuit de cette fête à la fois publique et privée, il pénètre comme par effraction dans la maison, par la cheminé, la porte ou la fenêtre, on ne sait, il viole en tout cas l’intimité du foyer pour déposer ses cadeaux. L’intention est bonne mais le procédé inquiétant. Son épaisse barbe qui recouvre son visage, son bonnet en fait quelqu’un de méconnaissable, une sorte de bandit redistributeur, un vieillard jovial et truculent, sans rapport avec les personnes âgées que l’on peut connaître au quotidien. Il y a bien dans un père Noël de l’Unheimlichkeit, de « l’inquiétante étrangeté » de l’infamiliarité. Ce désir assouvi, cet excès de jouissance, cette ripaille hors norme, cette débauche de mêts, de vin, ce gâchis de nourriture est la promesse réalisée de la « société de consommation », promesse inquiétante à laquelle on peut croire de céder une fois par an, au coeur de l’hiver, mais qu’il n’est au fond pas question de valider le reste de l’année. Le père Noël est l’image, la figuration de cette force magique qui répand le plaisir, comble les désirs, toutes les attentes du petit humain (et, à travers eux, des plus grands), le temps de quelques jours de liesse puis repart dans la nuit se faire oublier jusqu’à l’année suivante.

    Le père Noël dit ainsi quelque chose de notre société d’abondance. Que jouir du matériel est désirable, qu’il est bon de succomber à l’ envie mais que l’on ne peut durablement y céder. C’est pourquoi, comme tout mythe, on y croit sans y croire. Personnage faux, le père Noël dit le vrai. Il fait fonctionner, sans vraiment l’expliquer, un ressort de la société, il rappelle « ce qui n’a jamais été et qui a toujours cours ». C’est pourquoi il est si important pour les adultes de faire croire aux enfants à l’existence du père Noël.

  22. La question que pose Lévi-Strauss est à mon sens la suivante : pourquoi les adultes ont-ils besoin de passer par la médiation d’un personnage imaginaire – le Père Noël – pour faire des cadeaux à leurs enfants ?.
    On peut contester le dogme structuraliste, faut-il encore répondre de façon convaincante à la question soulevée.
    Autre point de vue : « Comment peut-on croire à moitié ou croire à des choses contradictoires ? Les enfants croient à la fois que le Père Noël leur apporte des jouets par la cheminée et que ces jouets y sont placés par leur parents ; alors, croient-ils vraiment au Père Noël ? » s’interroge Paul Veyne en introduction à son texte « Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes – Essai sur l’imagination constituante ».
    En l’occurrence la réflexion de P. Veyne me laisse assez sceptique.
    Car le Père Noël, moi j’y ai cru et de façon entière. J’ai cru que c’était bien lui qui vidait le verre de jus d’orange que mes parents laissaient à son attention sur la table. Et le jour ou j’ai eu les premiers doutes, où la croyance s’est écornée, elle n’existait déjà plus.
    A aucun moment je n’ai cru de façon « contradictoire » que mes parents déposaient les cadeaux au pied du sapin.
    Dès que cette idée s’insinue pour une raison ou une autre, la croyance est morte. On peut faire semblant un moment, mais la croyance vivante a déjà dégénéré en folklore.
    Le Père Noël fut un dieu pour moi. Comme le dieu monothéiste des chrétiens, on pouvait s’adresser à lui par des prières, il savait que vous existiez personnellement, il vous aimait, il vous répondait par ses cadeaux.
    Le dieu des chrétiens qui m’a été proposé à la suite du Père Noël en était une version bien édulcorée et surtout ce dieu avait du mal à s’imposer après la cruelle déconvenue concernant la réalité du père Noël.
    Faites semblant de croire et bientôt vous ne croirez pas.
    C’est aussi pour ça qu’on brûle le Père Noël…

  23. le conte de Noël a été depuis ces dernières décennies un prétexte lucratif capitaliste amplifié, le matraquage médiatique de Noel, qu’on inculque volontairement et involontairement n’aidera certainement pas à sa fin. Et pour enfoncer le clou, notre famille sans lasse et s’en désintéresse. (en comptant frères, soeurs, grand-mère, les chiens, les chats….)

  24. @bof J’ai vu de nombreux enfants y « croire à moitié ». C’est-à-dire, à compliquer le mythe pour le faire tenir debout malgré des indices contradictoires (le papier cadeau des parents, les multiples pères Noël dans la rue, etc.). Ce qui donnait des choses comme « le vrai père Noël et les faux pères Noël » ou encore « je sais que les parents donnent des cadeaux mais le père Noel aussi, alors je prépare 2 listes ». Il serait d’ailleurs amusant de comparer cette phase transitoire à celle des « révolutions scientifiques » décrites par T. Kuhn : on complique de plus en plus autour d’une idée simple (le père Noël distribue les cadeaux) pour faire tenir avec un réel de plus en plus complexe, jusqu’à ce que l’idée simple de départ ne soit plus tenable.

    Pour avoir le plaisir de faire le père Noël dans une école depuis 2 ans, je confirme plusieurs des remarques précédentes : la force du mythe (et l’impression d’être Dieu descendu sur terre dans les yeux de certains), l’ambivalence de la figure (les plus petits ont vraiment peur), la complicité systématique des plus grands (qui rend très difficile la tâche, pour le pauvre père Noël, de savoir si l’on a en face de soi un grand qui y croit encore, un qui n’y croit plus mais qui fait semblant pour les petits ou une figure intermédiaire).

    Il est très étonnant aussi de voir la multiplicité des réponses à la question « as-tu été sage ? », de la plus sincère, à la plus menteuse, avec toute la gamme intermédiaire (et le dilemme : est-ce qu’il faut dire la vérité au père Noël ou non ? Quel est le plus grand risque de perdre ses cadeaux ? C’est terriblement cruel !) Je serais très intéressé de trouver une étude longitudinale qui étudierait l’avenir professionnel de ces enfants en correlation à la réponse à cette question, à le manière du test du chamallow (http://www.slate.com/blogs/xx_factor/2012/08/16/delaying_gratification_in_preschool_is_linked_to_weighing_less_as_an_adult.html)

  25. La page A Pictorial History of Santa Claus mentionne un Father Christmas anglais du 17ème siècle qui pourrait être un ancêtre. Par ailleurs, une image de 1868, donc à la même époque que celle de McLoughlin Bros, le représente effectivement en rouge mais avec un bonnet vert. Enfin, une illustration de 1914 montre qu’il avait déjà atteint le Japon en 1914.
    A noter le livre Ethnologie de Noël, une fête paradoxale par Martyne Perrot, paru en 2000 chez Grasset et qui semble intéressant.

Les commentaires sont fermés.