Visibilité du goût barbare

Mais qu’est-ce qu’ils ont tous avec Instagram? Je ne parle pas des spécialistes, qui ont vocation, notamment sur Culture Visuelle, à examiner les hoquets de l’iconographie, mais des autres, directeurs de festival ou commentateurs, qu’irrite cette mode des filtres destinés à enjoliver les photographies.

Dernier en date, un billet du blogueur politique Seb Musset, sobrement intitulé « Pourquoi il faut mettre le créateur d’Instagram en prison (dans le cellule d’Amélie Poulain et de Michael Bay)« , qui résume bien le problème.

Que le journalisme branché surfe sur l’essor de la start-up rachetée par Facebook, rien de plus normal. Que Jean-François Leroy vitupère contre une image qui n’a pas été roulée à la main sous les aisselles, il est dans son rôle d’Hibernatus de la photo que l’on vient périodiquement réveiller pour quelques éructations caverneuses. Qu’on glose sur les paradoxes de l’usage des filtres dans le photojournalisme, même Etudes photographiques exploite le filon. Mais tel n’est pas le propos de Seb Musset.

Préoccupé par la «soft-uniformisation des masses», Seb voit dans Instagram la «quête d’un vintage de pacotille pour enrober de joli la platitude de sa vie». Dans un cri aux accents baudelairiens, il dénonce un «outil « rendant doué comme Kubrick » le dernier des incapables ayant du caca dans les yeux» qui «participe du grand processus de destruction de la culture des images» – rien moins!

Laissons de côté la perspective hégélienne hardiment ouverte par ce jugement un poil expéditif. Ce qui m’intéresse ici est de constater que Seb Musset prend la posture d’un véritable directeur de conscience, dictant le bien et le mal en matière de photo privée. Pour être clair: Seb a bien le droit de donner son avis sur les sujets qu’il voudra, mais les usages privés de la photographie ne font pas habituellement l’objet de tant de sollicitude. Une fois admis que les masses ont un goût de chiottes (ou ce que Bourdieu appelait plus élégamment un «goût barbare», voir ci-dessus), pourquoi s’offusquer du penchant pour le décoratif qui se manifeste au sein des pratiques visuelles les plus ordinaires?

La photographie privée est-elle menacée d’uniformisation par l’existence de filtres prêt à l’emploi? Ce n’est pas le moindre paradoxe de la réflexion de Seb que de suggérer l’anticonformisme d’une pratique dont les progrès ont toujours été indexés sur la simplification technique et l’accessibilité économique – tout le monde se souvient du célèbre slogan du Kodak, « You press the button, we do the rest« , qui date tout de même de 1888.

Contrairement à ceux qui identifient le problème de ces images comme relevant de l’esthétique, je formulerai l’hypothèse qu’il s’agit plutôt d’une question de sociologie. Le symptôme me paraît confirmé par un autre épigramme estival, publié sur Le Plus par un communicant, qui ironise sur l’invasion de sa timeline par les photos de vacances: «N’ayez crainte, les vacances de vos amis Facebook sont aussi vos vacances. Vous pouvez participez à l’ego-trip de l’été, vivre par procuration cette gentille balade en mer, ce petit verre amoureux sur cette jolie terrasse italienne ou ce soleil éclatant depuis votre appartement du Nord-Finistère… (…) Vous pouvez liker, partager, commenter les vacances de vos amis à votre guise, dans le meilleur des mondes.»

Cela fait longtemps que Flickr permet d’assister au développement du goût pour le joli des praticiens du numérique. Et presque aussi longtemps que Facebook héberge photos et vidéos. Mais ces usages n’étaient pas encore assez visibles pour susciter une irritation aussi généralisée. Comme l’écrit Seb Musset: «Tant que ça se limitait à la principauté de Twitter, ça se supportait encore».

C’est difficile à vérifier ou à comptabiliser, mais au doigt mouillé, j’ai moi aussi l’impression d’avoir vu cet été plus de photos de vacances que d’habitude, plus grandes, plus bleues – et forcément plus instagrammées (voir ci-dessous). De là à conclure que la rencontre de la photo communicante et des renouvellements de maquette en cascade de Facebook depuis l’hiver dernier – avec notamment sa nouvelle timeline, ses covers ou ses images grand format sur fond noir – a donné une nouvelle visibilité à la production privée, il n’y a qu’un pas, que je franchis volontiers.

Des images toujours plus faciles à faire et surtout à transmettre, un affichage qui met en valeur ces contenus et encourage leur exposition: il ne manquait plus que l’occasion des vacances, booster traditionnel de la production photographique, pour transformer l’été 2012 en expérimentation grandeur nature de la théâtralisation de nos photos par les réseaux sociaux. Derrière les jugements moralisants sur le narcissisme injustifié des médiocres ou l’embellissement frauduleux de la vie quotidienne, j’aperçois l’envahissement du paysage visuel par les images privées, qui n’ont jamais été aussi présentes. Si c’est la mise en valeur du « goût barbare » par nos outils d’information qui nourrit la colère des esthètes, ils n’ont pas fini de fulminer.

15 réflexions au sujet de « Visibilité du goût barbare »

  1. Le titre de l’app est bien choisi! Si l’on veut bien se souvenir que le réalisme photographique n’est que l’état temporaire d’une convention parfaitement artificielle (cf. « La transparence voilée ou la couleur du temps qui passe« ), la soi-disant « objectivité » d’une image non filtrée correspond simplement à la norme industrielle standard au moment de la prise de vue…

    Ce que j’aime beaucoup dans l’usage des filtres, c’est qu’ils montrent de façon très pédagogique qu’il n’y a pas d’objectivité, juste des options de représentation. C’est beaucoup plus juste d’approcher la photo ainsi que de faire croire qu’il est possible (« Normalize« ) de restituer fidèlement la vérité.

  2. Je me permets de vous signaler cette photo de la récente tuerie à New-york, qui vient ajouter beaucoup de questions sur la place d’Instagram et de la photo amateur lors d’un évènement médiatique marquant.

    À voir surtout les commentaires, dont ceux du photographe.

  3. Une bonne image, informante, forte, pleine de sens, n’a aucunement besoin de filtres Instagram et autre esthétisation (La photo que désigne Clément Lambert est à ce titre parlante – notamment le premier commentaire (« shitty filters… »). On enjolive les photos quand celles-ci sont pauvres, croyant que la technique va combler le vide (« avec le filtre trucmuche ça devrait bien donner »). Je crois qu’il faut bien voir Instagram selon deux aspects : l’aspect esthétique d’une part, avec la batterie de filtres, et l’aspect « conversationnel » d’autres part, avec le partage immédiat et la diffusion. On peut condamner le « filtrage à tout va » (esthétique facile), tout en louant le principe de diffusion de l’image, sans précedent. Et réciproquement, pour ceux pour qui le « principe de rareté » à encore un sens. (Et puis il n’y a pas qu’Instagram ; il y a beaucoup d’applications semblables.)

  4. L’Instagramisation du monde se poursuit avec la video, où plusieurs applications bardées de filtres et d’effets donnent (un peu vite) l’impression, pour un « cineaste » qui filme quelques scènes de rue à Pigalle la nuit, qu’il est Scorcese (Mean Streets). Le monde de la musique lui non plus n’attend pas : les applications où il suffit de mettre bout en bout des samples synchrones donnent aussi le sentiment (fallacieux) qu’on est Vangelis, Jean-Michel Jarre, voire Deep Purple (avec le filtre « amplis à lampes »… Toutes ces applications sont évidemment dotées de la touche « partage » sur les réseaux. Mais je m’éloigne du sujet 😉

  5. j’adore ceux qui avec talent mettent en alerte et critiquent, et tout autant ceux qui se révoltent conte cette forme d’élitisme qui ne condamne que le mauvais goût des masses … la réponse viendra d’elle même par le gavage, car cela ne tardera pas à arriver rapidement… maintenant il serait bon de s’interroger sur certaines photographies dites professionnelles aux filtres classieux mais tout aussi gavants!

  6. Je trouve cette « révolution » passionnante à bien des égards, l’image communicante opère un changement de paradigme parce que l’image n’y est globalement plus tenue par sa légende mais devient le corps même du propos, laissant vivre son ambiguïté ontologique, laissant travailler son implicite… les légendes sont souvent absentes ou peu explicites ou encore purement contextuelles… L’image n’est plus en position d’illustrer un message écrit mais constitue le corps même de l’énoncé, puisqu’on ne parle plus des photos mais par les photos… C’est une vraie conversation iconique qui se développe sur ces réseaux, parfois sur le mode du langage de sourd (il faut apprendre à apprivoiser le flou et l’implicite) mais en tout cas dans un usage inédit de la capacité imageante dont ces outils dotent chacun.
    Les filtres me semblent être comme les agents de saveurs qu’on ajoute pour teinter son propos, on les choisis un peu comme des bonbons dans une corbeille, et leur aspect Vintage n’est alors qu’un type de saveur en vogue, peut-être porteur du retour d’un passé physique de la photo… en tant que « voile » ils rappellent la surface transparente de l’image et la matérialisent ainsi…
    L’autre grande vertu de cette application est de permettre l’expression d’une peur de la vitalité créative de la masse chez ceux qui se nourrissent de l’illusion d’être les seuls à y comprendre quelque chose… et à y avoir accès. Là encore un phénomène de démocratisation se trouve remis en question par les tenants d’un pouvoir symbolique que ce processus perturbe dans leur propre autoreprésentation.
    Qu’une large partie de la population s’initie chaque jour à la fonction imageante, au commentaire, à la diffusion de sa propre subjectivité, dans des niches qui communiquent, se multiplient… cela devrait réjouir tous les esthètes, c’est une esthétisation de l’existence vernaculaire, l’appropriation par tout le monde d’une formule qui ne concernait qu’une élite dont le statut ne reposait que sur ce spectacle médiatique qui s’offre aujourd’hui (toutes proportions gardées) à chacun… et surtout au second degré… car Instagram c’est aussi une façon de parodier les pages glacées des magazines ou de s’y installer…
    Et si ces images n’étaient pas dotées d’une force esthétique ancrée dans la vie même (dans cette vie que recherchent désespérement les grands artistes authentiques) comme le montre la sélection ci-dessus ;-), elles ne gêneraient personne.
    On leur reproche d’être dopées parce qu’elles ont parfois une force hors norme… Dans l’énormité du flux, les coups de génie sont nombreux et … (horreur!) communs à la fois.

  7. Mauvais goût des masses et mauvais goût des élites, la photographie ne serait-elle pas qu’un filtre « mauvais goût ».

    D’un côté on fustige Instagram et de l’autre on adoube les neo-collodionnistes après avoir encensé les néo-platiniste, et avoir adorer les Polaroïd surex servi à toutes les sauces, ainsi que les tirages lith qui eux aussi donnent un « style » à des images qui ne mériteraient qu’un classement vertical.
    La photographie a beaucoup de mal à se débarrasser de ses effets conventionnels, toute les écritures des procédés dont on a usé et abusé, pourquoi s’étonner que le monde du logiciel s’en empare avec les débordements propre au numérique.
    Le numérique, transforme une petit manie marginale en un raz de marée effrayant, mais uniquement à cause du très faible coût et de la facilité d’exécution.
    En fait la différence d’analyse de ces « filtres » tient (pour moi) entre argentique et numérique est la méritocratie, à une analyse de l’effort, on est là pour en chier, donc le mauvais neo-collodioniste (ils sont presque tous mauvais) est porté aux nues et l’Instagrameur (qui ne saurait être qualifié, étant inqualifiable) excommunié sans procès. Cette excommunication est d’autant plus consensuelle dans le milieu de la photographie que les images (les vraies et les instagram) sont proches graphiquement et tirées sur un beau papier, personne ne verrait la différence, à part un grand vide.

    Cela révèle tristement le niveau de ce milieu, de ce métier et des gens qui le compose, qui ne cessent de chercher ailleurs les coupables de leurs propres incompétences.

    RLZ

  8. Entièrement d’accord avec le point de vue d’Olivier Beuvelet; il suffit de voir de quel côté se situe la déploration, et son systématisme remarqué par André Gunthert, pour comprendre que ce qui ne cesse de se jouer avec internet est l’avènement du média social, qui défait, dans son espace propre, autre, peut-être utopique, les hiérarchies patiemment construites dans l’espace historique et géopolitique, et systématiquement mises à mal, ou, tout au moins, mises à jour.

  9. toujours aussi…stérile (les « critiqueurs » patentés et besogneux…) ces polémiques, un art de vivre qui mériterait une application sous iOs : « polemicgram »…on serait tranquille tient!

    bref, peut importe les polémistes, l’essentiel est dans l’appropriation, l’usage et le détournement des outils, quand le sage (ou l’artiste) montre la lune sur une image, l’idiot regarde le doigt (l’application ?).

    ps: une série d’image entièrement et volontairement réalisée avec un téléphone & instagram… http://marctallec.com/projets/29/ juste pour la « polémique » bien sur!

  10. Une chose est sûre, la discussion montre bien que la résistance à la nouveauté est encore et toujours du coté des défenseurs de l’authentique…

    Mais on peut aussi se souvenir qu’au cours des années 90, le « milieu » de la photographie a connu sa part d’auteurs qui, revenant aux procédés anciens, ont produit des œuvres conséquentes (je laisse à chacun le loisir de consulter son encyclopédie préférée de la photographie contemporaine). Avec l’image numérique qui apparaissait, on fermait la porte du laboratoire en même temps que l’eau disparaissait du procédé (Jeff Wall). Aussi, ce temps de crise était-il propice à revisiter l’histoire de la photographie dans un mouvement de « revival » qui ne persiste plus, sans doute, que dans des club de photographie (royaume trop souvent privilégié des borgnes…) où les amateurs de recettes toutes faites côtoient encore et/ou admirent des professionnels supposés patentés et fier de dispenser leur savoir contre quelque gratification monétaire . Public cible, en fait, de la Digigraphie d’Epson, qui a d’ailleurs récemment mis fin au procédé #pertes et profits

    20 ans plus tard, les fluides ont cédé la place aux encres chimiques, le tirage papier lui-même tend à disparaitre et les photographes de quartier survivant seront bientôt patrimonialisés au même titre que les cafés d’antan. En remplaçant une compétence artisanale disparue et en multipliant les occasions de partager des images perso (et plus seulement familiales), les applications comme Instagram qui transforment les images « à la manière de…  » ne servent-elles pas aussi à compenser la disparition de ce savoir-faire stéréotypé, ou en tout cas « conventionnel » qui, n’étant plus proposé par la profession, serait ainsi intégré dans les fonctions programmées des appareils numériques ? (In vivo, on peut aussi regarder du coté des photographes de mariages qui, tout en restant dans un registre d’images très codées, scénarisent désormais leurs prestations pour s’adapter à une attente différente, même si le contexte général demeure).

    Comme l’avance O. Beuvelet, avec Instagram, on ne parle plus « de » mais par des photos, tandis que l’échange visuel vaut comme parole spontanée plutôt que comme discours élaboré. Mais il s’agit aussi, cependant, d’un échange où, comme au café du commerce, la subjectivité de chacun s’exprime paradoxalement à travers une expression toute faite pour mieux dire une culture commune. Même si, dans cette conversation, il est assez peu probable que l’on réponde à l’envoi d’un cliché de vacances « lisereté à la HCB » par un portrait d’amoureux sur la plage aux cœurs tendrement entrelacés…

    Ainsi, se pourrait-il bien en effet que les clichés d’Instagram ne remplacent pas tant les images que le revers même des cartes postales qu’elles supplantent, tout en dispensant l’expéditeur de la rédaction répétitive de formules toutes faites et ne laissant de toutes manières guère de place à l’invention poétique ou linguistique.

    Même si tout cela sert à dire quoi d’autre, finalement, que  » c’est bon d’avoir les doigts de pied en éventail… « .

  11. Assez d’accord avec le propos… Le plus intéressant dans instagram n’est pas tant sa valeur on son absence de valeur supposées en photographie mais la pratique sociale qu’elle encourage. Que les quidams jouent avec les codes de la photo branchée pour embellir leur quotidien et échanger avec leurs amis la belle affaire ! C’est une preuve d’évolution du goût qui leur fait préférer cette esthétique aux anciens powerpoint à BD moches qui polluaient les mails dans les débuts du Net grand public.

    Après tout reprocher instagram n’est-ce pas un peu comme si on reprochait à une femme lambda d’oser se maquiller comme une star ? 🙂

    Bref, comme d’habitude l’élitisme snob français s’inquiète d’une tendance de masse

  12. Merci André pour ce texte et aux commentaires qui me font penser que la question de la « référence », donc de la culture, est bien l’un des grands moteurs de ces images, comme suggéré dans http://culturevisuelle.org/blog/10514 – mais à partir d’une analyse qui portait sur le rapport au temps dans ces images.

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