La vie culturelle du Secret de la Licorne (notes)

Projet d’adaptation cinématographique d’une des plus célèbres bandes dessinées européennes, The Secret of the Unicorn, qui sortira en salles le 26 octobre, me donne l’occasion d’esquisser le relevé de l’œuvre seconde d’un film. Comme toute grande production hollywoodienne, l’œuvre proprement dite est en effet accompagnée par une série de manifestations promotionnelles, de produits dérivés ou de reprises médiatiques dont la collection forme une manière de vie culturelle parallèle, à laquelle les spécialistes ne prêtent généralement pas attention. Cet accompagnement joue pourtant un rôle essentiel dans la prosécogénie (capacité à susciter l’attention) de l’œuvre et participe de la construction de sa réception.

Au moment de la sortie du film, les critiques vont proposer une interprétation de l’œuvre, tenant pour acquis que l’essentiel de sa réception doit s’expliquer à partir du contenu. Pourtant, une bonne partie du travail d’Hollywood depuis le début du XXe siècle a consisté à organiser l’amont de cette première rencontre, pour influer sur la façon dont elle allait se produire. Ce travail de préparation invisible et pourtant soigneusement orchestré culmine dans la théorie du blockbuster, qui est une théorie de l’organisation de la réception. Il est évidemment très intéressant d’observer comment on met en scène l’idée qu’un film est une œuvre majeure avant même que quiconque ait pu prendre connaissance de son contenu. Le Secret de la Licorne fournit un bon laboratoire de ces processus.

Production conjointe de Paramount et Sony, le film est prévu pour tutoyer la barre du milliard de dollars de revenus mondiaux. Selon Andrew Cripps, président de Paramount Pictures International: «The animation and Spielberg factor will be big in Asia. France and Belgium will also be huge. But this film has huge global appeal, whether or not you are a Tintin fan, from the cast to the talent behind the camera. It will be a huge global event. A big part of this story is Peter Jackson and Steven Spielberg working together for the first time. For film fans around the world, that says this is big and special.»

L’information sur la réalisation du film circulait largement dès l’année dernière (je l’évoque en avril 2010). Il faut attendre le mois de décembre 2010 pour voir divulguer une poignée d’images fixes. L’affiche et une première bande-annonce, encore énigmatiques, sont rendus publics en mai 2011. Une deuxième bande annonce est divulguée mi-juillet. Le 23 juillet, Steven Spielberg et Peter Jackson font une présentation du premier volet de la trilogie lors du Comic-con de San Diego, principal festival de la bande dessinée et du cinéma populaire américain. Ces annonces font figure d’événement et sont à chaque fois largement reprises et commentées par la presse et les blogs spécialisés, et le cas échéant assorties d’entretiens avec Spielberg, Jackson ou certains acteurs du film.

Après la communication en direction des fans, c’est le tour du marketing. A la mi-août, la campagne « Venez comme vous êtes » de Mac Donald est la première exploitation franchisée de l’univers du film, deux mois avant sa sortie. Début septembre, un clip publicitaire pour le break Peugeot 5008 intègre de nombreuses allusions à Hergé et au film.

On peut également relever l’exploitation de l’univers tintinesque dans plusieurs productions éditoriales déjà disponibles en rayon: du numéro spécial de magazine (Les personnages de Tintin dans l’Histoire, hors série publié par Historia et Le Point) au livre savant (Philippe Lombard, Tintin, Hergé et le cinéma, Democratic Books) Le film aura son livre officiel, et bien sûr son jeu vidéo.

Une avant-première bruxelloise puis parisienne est annoncée pour le 22 octobre, en présence de Steven Spielberg et Jamie Bell (la promotion précise que le train Thalys qui transportera l’équipe sera «décoré aux couleurs de l’aventurier à la houpette»). La fin du mois d’octobre a été choisie en raison des vacances scolaires dans plusieurs pays européens (Grande-Bretagne, France, Allemagne). Pour la première fois, une production hollywoodienne sort en Europe deux mois avant d’être diffusée aux Etats-Unis. Cette stratégie s’explique par la faible notoriété de l’œuvre hergéenne outre-Atlantique: la production espère profiter d’un accueil positif en Europe pour lancer le film aux USA.

Enfin, le genre de l’animation en motion capture n’empêche pas la diffusion de quelques fausses bandes-annonces sur YouTube.

A plus d’un mois de la sortie du film, noter ne serait-ce que l’essentiel des interventions médiatiques des auteurs et acteurs de la superproduction relève de la gageure – pour ne rien dire des mentions et commentaires en ligne publiés autour du film. Toutefois, quoique largement présente, cette machine de guerre n’est pas vraiment apparente. Même si la chronologie et les différents éléments de la promotion sont soigneusement pesés par la production, ses manifestations ne sont perçues que de manière dispersée. Surtout, on voit comment l’industrie culturelle se glisse avec opportunisme dans le sillage d’un vaisseau amiral pour profiter de son impulsion. Le plus frappant est la puissance d’amplification du système et sa capacité à se nourrir en boucle du buzz qu’il a lui-même créé. Un blockbuster est l’incarnation même du principe autoréalisateur. A suivre… (avec mes remerciements anticipés aux lecteurs qui m’aideront à compléter ces notes).

8 réflexions au sujet de « La vie culturelle du Secret de la Licorne (notes) »

  1. Ne regardez pas tout de suite, mais je crois avoir vu un paquet de céréales aux « couleurs de l’aventurier à la houppette » au supermarché (bonjour la périphrase/épithète homérique, au passage).

  2. Des céréales je ne sais pas, mais il est déjà sur les « Pitch »! : http://www.gagnantdunet.net/pasquier-jeu-concours-pitch-tintin-chasse-au-tresor/
    A savoir que Tintin lui même a aussi fait de la publicité pour des céréales : http://img75.xooimage.com/views/7/b/8/18_09_1966w-2bfcec2.jpg/ et là : http://img74.xooimage.com/views/6/b/b/11_12_1966w-2bfce9f.jpg/. Il y a eu aussi la boisson à l’orange, qu’on peut voir ici : http://adesso.blogspace.fr/1959373/TINTIN-ORANGE/
    Bref, Tintin et le marketing, l’histoire d’amour dure depuis longtemps! La machine hollywoodienne amplifie le phénomène mais pas seulement, puisqu’elle le « ré-image », les offres promotionnelles sont toutes basées sur les visuels en « motion capture » of course.
    Concernant la pub McDonald, je me pose cependant une question : le buzz Tintin est-il un déclencheur de la campagne, ou juste une reprise collatéralle, un opportuniste commercial? Je me permet cette réflexion parce que toute cette campagne justement n’est pas uniquement basée sur Tintin, mais aussi sur une référence cinématographique (Taxi) et vidéoludique (Tomb Raider, par l’intermédiaire de Lara Croft) : http://www.paperblog.fr/4772593/mcdo-fait-craquer-tintin-lara-croft-et-taxi/

  3. Hohoho ! l’affiche du film (http://www.neuvieme-art.com/actu/Cinema-Herge-Le-Secret-de-la-Licorne-Peter-Jackson-Steven-Spielberg-Tintin-Tintin-le-film-1173) et l’affiche d’un autre film (http://www.horreurshow.ovh.org/WordPress/wp-content/i-am-legend-bigposter.jpg) – si je me rappelle bien, un des critères d’augmentation de la prosécogénie est la « re-connaissance », le fait que l’image nous rappelle quelque chose, qu’on l’a déjà vue quelque part.
    L’autre affiche, de son côté, ressemble à une affiche du Seigneur des Anneaux, ou de Harry Potter, ou de Pirates des Caraïbes…
    Sinon, le plan de com’ a déjà créé la page FB, le Figaro Culture (soupir!) du 1/09 « Les 100 qui font la rentrée culturelle ».
    Je crains que l’occupation de l’espace ne soit maximale.

  4. En effet, la force de frappe est cette fois-ci particulièrement présente et visible. Mais à force d’insistance, de préparations, de battages et bombardements de tous ordres, une certaine catégorie de spectateurs (dont je suis) a la fâcheuse impression d’avoir déjà vu le spectacle (ici, un film). A trop préparer l’acte d’amour, l’érection se fait plus paresseuse, le plaisir plus dérisoire, quasi anecdotique. Il en va de même, vous noterez, pour un certain nombre de produits ; je pense en particulier aux sorties annoncées de certains « grand parfums », qui se révèlent vite être des jus tout à fait quelconques dès lors qu’on les dépouille de leur attirail-image.
    J’y suis pour ma part de plus en plus imperméable, je ne regarde plus.

  5. @André : je pense qu’il faut creuser du côté de Peugeot ; je viens d’apercevoir un film publicitaire pour la 308 qui faisait allusion au journaliste à la houpette…

  6. Dans le prolongement de l’observation d’Erwan… j’ai vu un Tintin en carton courir à côté d’un Milou en carton au milieu des voitures d’un concessionnaire Peugeot… Déclinaison locale de la campagne…

    Je connais enfin sa taille réelle 😉

    Il me semble qu’il y a dans ces phénomènes de mégapromotion d’un film quelque chose qui rappelle les faits sociaux totaux de Mauss : « ceux où s’expriment à la fois et d’un coup toutes les institutions »… comme le rappelle Wikipedia.

    Le film se hisse au rang de la cérémonie inévitable… Va-t-il y avoir une expo critique « Tintin et les cultures non européennes » au Quai Branly ? une soirée spéciale à la télé ? une expo Hergé à Beaubourg ? Des mises en évidence des BD dans les bibliothèques municipales ? Des rétrospectives des adaptations précédentes dans les ciné-clubs ? Sans parler des biscuits, des pots de moutarde, des forfaits mobiles, des plans d’Epargne ou des raviolis… Ni des commentaires personnels sur leur amour du personnage par des hommes politiques en campagne, ni des reprises pédagogiques de l’événement…

    Les génies du marketing savent très bien encercler le chaland de manière à ce qu’il se retrouve directement dans l’église qu’ils construisent autour de lui… Ils posent quelques piliers et se sont les fidèles qui montent les murs, il y a ainsi une reprise « sociale » des éléments de la promo si la mèche est bien allumée, comme avec les Chti’s qui reste un coup de maître dans le genre… un succès sûrement moins spontané qu’on le dit…

    On crée de toute pièce un phénomène social… Le film n’est que le centre de ce phénomène, c’est l’hostie… il faut juste qu’il soit comestible… Mais je doute qu’on le regarde comme un simple film… Il faudra attendre pour cela.

  7. Sans doute est-il judicieux de distinguer, dans tout ce qui entoure le film :
    – ce qui relève au premier degré de la promotion du film (les affiches, les photogrammes, les bandes-annonces, les interviews des réalisateurs par exemple) ;
    – et tout ce qui relève, en quelque sorte, d’une logique inverse au placement de produit, par le truchement de partenariats commerciaux divers*. Nous pouvons parler ici d’un effet promotionnel de second degré, bien que son effet puisse être au moins aussi puissant que le marketing de premier degré.

    Pour contribuer à expliquer la puissance de ce dernier aspect autour du film : puisqu’il est un peu difficile de caser un ordinateur Sony Vaio ou une Peugeot dernier modèle dans Le secret de la Licorne, on met le paquet sur la démarche inverse, à savoir parler de Tintin hors de son film et de sa promotion de premier niveau, au plus près des marques partenaires et de leurs produits**.

    La notoriété de Tintin, notamment en « francophonovision » rend ce type d’exercice particulièrement intéressant : les marques bénéficient de l’image positive de Tintin à tous les étages de la pyramide des âges ; et le film, dont de nombreuses marques se font l’écho en véhiculant l’image de Tintin et de son univers, est ainsi plus lourdement encore promu au rang d’événement majeur.

    (*) À ce sujet, André, je t’ai envoyé des brioches Pasquier via Google+ !
    (**) Ceci sous réserve qu’il n’y ait effectivement pas ou peu de placement de produit dans le film, ce qui reste à confirmer.

  8. @Erwan: Ha ha! Merci! J’ai entretemps ajouté cet exemple des brioches à mon iconographie

    Tu as parfaitement raison de souligner les différences d’interaction, mais mon interrogation porte aussi sur les effets induits par leur accumulation, sorte d’aura globale dont tout le monde profite. Je suis particulièrement intéressé par le fait qu’un grand nombre de ces interactions sont à leur tour transformées en « information cinéma » par l’intermédiaire des médias/blogs spécialisés (dont celui-ci fait évidemment partie, la boucle est bouclée… 😉 J’aime beaucoup la formule d’Olivier ci-dessus: « ce sont les fidèles qui montent les murs ».

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