Le web et le vertige du grand nombre

La correction des copies m’a réservé plutôt de bonnes surprises cette année. Mais parmi les sujets soumis à la sagacité de mes masterants, il en est un qui les a dérouté. Il s’agissait d’analyser les premières phrases du Sacre de l’amateur. Sociologie des passions ordinaires à l’ère numérique (Seuil, 2010), le dernier ouvrage de Patrice Flichy: «Les quidams ont conquis Internet. Cent millions de blogs existent dans le monde. Cent millions de vidéos sont visibles sur YouTube. En France, Wikipédia réunit un million d’articles, et dix millions de blogs ont été créés. Un quart des internautes a déjà signé une pétition en ligne. Ces quelques chiffres illustrent un phénomène essentiel: le web contemporain est devenu le royaume des amateurs.»

Tous les étudiants qui ont choisi ce sujet ont disserté sur le fond, soit la conquête du média par les amateurs. Aucun ne s’est aperçu que le choix que j’avais fait du découpage de cette citation portait en réalité sur la forme, soit le recours au grands nombres pour appuyer cette thèse.

Cette inquiétante invisibilité du chiffre illustre mieux qu’aucun discours le trait que je souhaitais voir interroger: la naturalisation produite par l’outil statistique. Par une heureuse coïncidence, Olivier Ertzscheid vient de publier sur son blog la forme achevée de la réflexion que j’appelais de mes vœux: «Le vertige des grands nombres, explique-t-il, est constitutif de la statistique du web, formidable écosystème facilitateur et multiplicateur de la moindre interaction, de la moindre navigation, de la moindre publication, de la moindre attention portée. (…) La mythologie de l’internet – au sens des Mythologies de Barthes – est construite sur ces chiffres renvoyant à une nouvelle Babel statistique. Une Babel à l’achèvement d’autant plus incertain qu’à l’exception notable des études du Pew Internet et de quelques autres, l’essentiel des infographies circulant sur le net et renvoyant à cet imaginaire numéraire, sont soit produites sur la base de données erronées, incomplètes ou non-vérifiables, soit produites par les sociétés propriétaires des sites ainsi « décomptés ».»

Il faut recommander la lecture attentive de cette analyse. Si notre compréhension d’internet a bel et bien été construite sur l’évocation de ces zillions, il faut saisir que nous sommes dans une large mesure encore incapables de les interpréter. La signification d’un nombre s’établit par comparaison, et l’élaboration de benchmarks est le résultat d’un long travail de familiarisation et de socialisation qui prend en compte tout un écosystème.

Dix millions, c’est beaucoup ou c’est peu? Dans les premières années de YouTube, on s’enthousiasmait lorsqu’on voyait des vidéos atteindre ou dépasser ces étiages comparables avec les plus fortes audiences télévisées. Puis la première vidéo de la plate-forme a doublé le cap du demi-milliard de vues, et il a fallu se rendre à l’évidence: la présence en ligne imposait de réapprendre à manipuler les ordres de grandeur.

Contrairement à la longue maturation des chiffres de l’audimat, les compteurs incertains du web n’offrent pour l’instant qu’un miroir aux alouettes. Si les indications comparatives, comme la balance des like et des dislike, peuvent fournir des mesures plus robustes, les valeurs absolues sont sujettes à caution. Leur interprétation suppose de rouvrir l’enquête sur les conditions mêmes de la création de viralité. Pour le dire vite, 50 millions de vues sur un clip de Lady Gaga n’ont pas la même signification que 500.000 visites sur une vidéo des Pomplamoose.

Mais au-delà de l’interrogation des outils ou des mécanismes médiatiques, on doit également questionner le réflexe de traiter certains types d’objets préférentiellement par le grand nombre. Comme j’ai eu l’occasion de le souligner à propos d’une association d’éducation aux médias, évoquer la production télévisuelle par la statistique plutôt que par la critique de contenus est déjà une manière de séparer les torchons des serviettes. Présenter la production des amateurs par le biais de l’objectivation chiffrée constitue de même une option révélatrice sur la façon dont cette catégorie est élaborée. D’une manière ou d’une autre, l’approche illustrée par la citation de Flichy devait donner du grain à moudre pour une réflexion en profondeur sur le web. On voit que les questions que cet espace soulève restent encore largement inaperçues.

4 réflexions au sujet de « Le web et le vertige du grand nombre »

  1. merci André pour ce billet et en te lisant je me disais qu’entre le quidam et les grands nombres, qu’entre le quelconque et la foule, il y une multitude d’individus dont les pratiques vives d’audienciation du « like and share » font les big data…il est peut-être temps en effet de démystifier tout cela:)

  2. Bonjour André,

    Même après avoir lu l’essai de Patrice Flichy, je n’ai pas eu le fameux vertige du grand nombre.. plutôt surpris par un des chiffres avancés : En France « Dix millions de blogs ont été créés ».. oui, mais combien non utilisés, abandonnés…

    Pour revenir au sujet, outre les données classiques utilisées : nombre de « share ou like », nombre de visualisations, je trouve l’approche du Huffington Post ou de Buzzfeed intéressante.
    En proposant des boutons de type « React » avec plusieurs émotions associées (Amazing,Inspiring, Funny, etc…), ils offrent à l’utilisateur la possibilité d’émettre un avis pas uniquement binaire…
    [ce qui nous permet de nous extraire des tablettes tactiles qui ont la fâcheuse tendance à réduire notre capacité d’expression à j’aime, j’aime pas..(plus simple de cliquer que d’écrire..)]

    Et si on mesurait plutôt ces indicateurs malgré tout plus signifiants ?

  3. Intéressant en effet. La représentation des grands nombres. Que sont-ils ? Que représentent-ils ? Comment se figurer cette abstraction ? Manquant d’outils et de repères, les gens ont tendance à contourner le problème plutôt que d’essayer d’y faire face (ce que tend à démontrer en outre votre billet).

    Je vous mets en lien l’adresse d’un blog que j’ai ouvert à l’occasion d’une résidence l’an dernier. Ça peut vous intéresser (notamment le projet « six millions » (pdf à télécharger), c’est là : http://statart.wordpress.com/

    Cordialement.

Les commentaires sont fermés.