La photo au musée, ou l'appropriation

Courbet, Le Combat de cerfs (restauration), Musée d'Orsay.

Ah! Si seulement la culture restait l’affaire de quelques-uns, esthètes raffinés à même de profiter de la délectation des œuvres! Manque de chance, la populace aussi aime les musées, et s’y précipite en «cohortes», quand ce n’est pas en «hordes». Et pire du pire, ces pique-assiettes qui ont l’audace de prendre Malraux au mot se promènent habituellement munis de sandwiches au pâté et d’appareils photos derrière lesquels ils s’abritent, au lieu de s’abîmer dans la contemplation d’Un enterrement à Ornans.

J’exagère? A peine. Réponse au très bon article de Vincent Glad qui commentait l’action du groupe Orsay Commons, militant contre l’interdiction de photographier au musée, le « Plaidoyer pour le no photo » du critique musical Jean-Marc Proust aligne plus de clichés que ceux qu’il reproche aux visiteurs de produire.

Rappelant le rôle de l’émotion dans le rapport à l’œuvre, le critique s’étonne même que l’initiative du musée puisse être critiquée, «car c’est faire œuvre de salubrité publique que de rappeler aux forcenés de la pixellisation ce pour quoi ils ont acheté un ticket d’entrée… Vouloir photographier les œuvres au point d’en faire une liberté essentielle, est un combat absurde, vain, dérisoire.»

Inutile d’accuser Jean-Marc Proust de snobisme: il a pris les devant, croyant couper l’herbe sous les pieds de ses contradicteurs. Pourtant, autant que son allergie anti-photographique, ses thèses esthétiques ou les références très common knowledge qui émaillent sa démonstration (Picasso, Proust Marcel, Jean-Luc Godard…) témoignent surtout d’une connaissance limitée au minimum scolaire de l’histoire culturelle.

Que nous apprend la lecture des historiens du tourisme ou des sociologues de la culture? Que les pratiques scopiques qui motivent l’expérience du déplacement s’accompagnent depuis les pélerinages médiévaux d’un commerce de petits objets symboliques du plus grand intérêt. C’est probablement à Saint-Pierre de Rome que s’est ouverte la première boutique de souvenirs, et la bondieuserie est aujourd’hui encore le modèle fondateur de l’industrie universellement répandue de ces sortes d’objets transitionnels, supposés à la fois marquer notre participation individuelle à un événement prescrit par la culture collective, fournir une trace reliquaire de notre présence en un lieu consacré, et amoindrir notre souffrance de ne pouvoir faire durer une expérience par nature passagère.

Rome, présentoir de souvenirs, magnets.

Entre les statuettes de la Vierge en plâtre peint, les petites cuillers décorées de blasons, les porte-clés ou les magnets, la pratique photographique a très naturellement pris sa place dans ce bric-à-brac de la consolation. Avec la dimension supplémentaire que pouvait seule conférer la particularisation de la prise de vue: une individualisation et une appropriativité bien supérieure au souvenir industriel.

L’appropriation n’est pas seulement un usage de l’art contemporain, elle est aussi un caractère fondamental de l’opération culturelle, celui qui permet le partage du patrimoine immatériel qui la fonde. Une culture n’est rien d’autre qu’un ensemble d’informations ou de pratiques dont l’usage commun est reconnu au sein d’un groupe comme marqueur de son identité. L’appropriation est la condition sine qua non de la participation à une culture.

Les conditions de ce partage dépendent étroitement des structures sociales en vigueur. Disposer une statue équestre sur une place convie le bon peuple au spectacle du pouvoir, mais sous la forme d’un tiers exclu dépourvu de toute influence sur l’objet qui a été choisi pour lui. L’idée généreuse, issue des Lumières, qui fonde la création des musées est de faire profiter le public des collections patrimoniales des princes ou des savants. Mais cette forme de partage se borne là encore à permettre aux pauvres de voir ce qui décore les salons des riches. Comme chacun sait, au musée, on ne touche pas. Difficile alors pour le peuple admis sur la pointe des pieds de se sentir propriétaire des merveilles dont on lui offre le spectacle.

L’église avait mis en place une série de mécanismes appropriatifs particulièrement efficaces, basés sur l’enseignement et le rituel, favorisant le développement viral d’une culture commune. Plus moderne, le musée est aussi plus libéral: il désigne le goût des classes les plus élévées comme modèle à imiter, en laissant chacun se débrouiller pour acquérir le savoir nécessaire à l’interprétation correcte du spectacle. On ne sera donc pas étonné de constater le fossé entre l’étudiant des beaux-arts, dûment formé aux arcanes de la délectation, et le vulgum pecus, sourd et aveugle aux beautés dont ni l’école ni les outils de communication mainstream n’ont pris la peine de lui donner les clés.

Croire que la haute culture peut être un attribut naturel de la sensibilité est un paradoxe. La culture est culturelle, c’est-à-dire apprise, et le visiteur de musée dépourvu de bagage se sent très mal à l’aise dans cet espace dont il ne maîtrise pas les codes. Sa capacité de s’approprier les œuvres dans ces conditions est faible pour ne pas dire nulle. Il reste à la porte d’une culture qui ne veut pas de lui.

D’où l’importance que prennent dans ce contexte les mécanismes appropriatifs de la culture populaire: les petits objets magiques du tourisme, les substituts éditoriaux, ou la pratique photographique, qui viennent recréer du lien à l’endroit du manque.

Tous ceux qui prétendent que l’opération photographique dresse un écran entre le spectacle et le spectateur n’ont jamais observé les visiteurs d’un musée. L’acte photographique, quoique rapide, n’en est pas moins réfléchi. Devant une œuvre célèbre, il faut entre une et deux secondes à un visiteur pour élever l’appareil à hauteur d’oeil. Cela pour au moins trois raisons. La première, c’est que le regard marche vite et bien. Le spectateur n’a besoin que d’une seconde environ pour identifier ce qu’il voit. L’instant d’après est celui de l’acte photographique, qui intervient de façon parfaitement synchronisée, comme un prolongement et une confirmation du regard. Oui, ce que je vois est suffisamment important pour mobiliser l’opération photographique. Oui, je veux conserver le souvenir et prolonger le plaisir de cet évenement scopique.

Vitrine de la pierre de Rosette, British Museum, Londres.

Il y a d’autres raisons simples qui expliquent la promptitude du recours à la photo. La visite d’un musée est un exercice contraignant, il y a un parcours à suivre, impossible de passer dix minutes à apprécier une oeuvre, on n’aurait plus le temps de finir la visite – et il y a tant à voir. Il suffit de refaire le même parcours sans appareil pour se rendre compte que, démuni de cette béquille, on consacre un temps plus long à l’observation. La photographie est une façon de répondre à la profusion muséale, elle donne l’impression de pouvoir l’affronter, la contrôler avec plus de sérénité. Enfin, le plaisir de la contemplation ne fait pas perdre pour autant le sens de la civilité. Nous savons que d’autres attendent derrière nous, le temps est compté, il faut laisser la place – clic!

Mais c’est quand on délaisse l’observation de l’œuvre pour suivre un groupe ou une famille dans sa déambulation qu’on perçoit le mieux l’utilité de la photo. Les visiteurs ne photographient que ce qu’ils aiment. Ils passent devant les pièces, parfois insensibles, souvent attentifs, mais on voit bien que le geste photographique correspond à chaque fois au point culminant de leur intérêt. Un visiteur ne photographie jamais un objet indifférent. Loin de former écran, la photo est au contraire une marque d’attention, la preuve de l’accueil d’une œuvre au sein du patrimoine privé de chacun, la signature de l’appropriation.

Si la photographie paraît une pratique bien adaptée à l’exercice de la visite, qui permet de gérer et de s’approprier le musée, pourquoi l’interdire? Il n’existe pas de véritable réponse à cette question. L’explication par le souhait de préserver les revenus des produits éditoriaux est démentie par les chiffres. A l’exception des dessins et des photos anciennes, celle de la préservation des œuvres des méfaits du flash n’a pas de fondement scientifique et ne se justifie plus depuis l’avènement de la photo numérique. Reste le désir de protéger les conditions de la délectation.

L’interdiction de photographier est un apanage des musées de peinture. Aucun musée des sciences, dont l’affluence est souvent plus importante et qui comporte plus de dispositifs interactifs, ne considère la photo comme une perturbation de la visite. Edicté pour des raisons mystérieuses aux justifications improbables, l’interdit participe en réalité de la sacralisation de l’œuvre d’art, à laquelle le musée de peinture ne peut tout à fait renoncer.

Plutôt qu’une activité dangereuse, la photographie est au musée une activité vulgaire. Ce que refusent les conservateurs des départements de peinture est précisément sa capacité d’appropriation, qui ne menace ni véritablement le droit ni l’intégrité de l’œuvre, mais qui fait bien pire: métamorphoser la haute culture en culture populaire.

La Joconde n’est plus depuis longtemps un tableau de chevalet. C’est une icône pop protégée par une vitre blindée, qui se visite comme on va voir un concert de Michael Jackson, dans la fièvre et l’hystérie de la rencontre avec un comble de la renommée. On comprend que du point de vue du puriste, cette œuvre puisse être considérée comme perdue pour l’histoire de l’art.

Mais l’invention du musée engage qu’on le veuille ou non un processus de dépossession, un transfert de la propriété des biens culturels des élites vers le peuple. Il ouvre un espace de négociation entre haute et basse culture, qui est sa raison d’être. Préserver les œuvres n’est pas le rôle du musée, mais de l’archive. Et préserver le confort de la visite doit s’opérer par la gestion des flux plutôt que par l’interdiction de la photographie.

D’accord, La Joconde fait frémir. Mais le rapport à la culture se construit dans l’histoire. Le rôle du musée n’est pas de livrer le spectacle de l’icône, il est de faire revenir une deuxième fois le visiteur et de lui apprendre à découvrir ce qu’il ne connaissait pas encore. L’appropriation est l’unique levier de cet apprentissage.

Rome, fontaine de Trévie.

Voir la photo au musée comme une nuisance est un contresens. Si le musée du Louvre a dû renoncer à l’interdiction en 2005 sous la pression du public, si des mouvements militants se mobilisent à Orsay pour faire entendre la voix des visiteurs, ce n’est pas par goût de la pollution visuelle, mais à l’évidence parce que la photographie représente un véritable enjeu pour le tiers exclu de la culture savante. Les conservateurs qui se promènent chaque jour parmi les œuvres doivent comprendre que ceux qui n’ont pas cette chance se servent de la photo pour apprendre le musée.

La photo n’est pas l’ennemie du musée. Comme la majeure partie de la pratique photographique privée, ce qu’elle manifeste est d’abord de l’amour. Refuser aux gens d’aimer les œuvres à leur manière est un acte d’une grande brutalité et un insupportable paradoxe au regard des missions du musée. Pour l’apercevoir, les conservateurs doivent mieux comprendre les logiques de la culture populaire, se rapprocher de ceux qu’ils invitent au spectacle, en un mot faire eux aussi ce qu’ils attendent des visiteurs: un effort d’adaptation culturelle.

En voulant bannir la photo, les musées interdisent en réalité la peinture. Comment expliquer à nos petits-enfants que les seuls absents de nos albums, entre les monuments de Florence et la visite du Science Museum de Londres, sont les tableaux des Offices ou de la National Gallery? Comment veut-on que la jeunesse d’aujourd’hui fasse participer ces rares merveilles à sa culture visuelle pléthorique si le musée ne l’aide pas à en conserver la mémoire, en plaçant les œuvres sur un pied d’égalité avec le reste de l’offre culturelle? Interdire la photo, c’est punir le musée. Est-ce vraiment cela qu’on souhaite?

49 réflexions au sujet de « La photo au musée, ou l'appropriation »

  1. alors là, une fois n’est pas coutume, je ressens un profond désaccord avec certaines idées de cet article.
    je ne me prononcerai pas ici sur pour ou contre les photos dans les musées, le débats, très intéressant au demeurant me semblant mal posé. Ceci dit en toute modestie, car, à l’instar de J-M Proust, je possède sans aucun doute « une connaissance limitée au minimum scolaire de l’histoire culturelle ».
    Mais je me soigne et donc fréquente très régulièrement les musées. Or, faire la queue devant chaque tableau dans les salles des impressionnistes à Orsay en attendant que chacun ait fait sa photo avec son portable (c’est du vécu) ne me semble vraiment pas une bonne condition d’appropriation des dits tableaux. C’est exactement le même processus devant n’importe quoi : un tableau, une machine, une vitrine de magasin…tout est ramené au même plan.
    Or, pour la faire courte : ne passons-nous pas à côté de ce qu’est un tableau? et de l’expérience que peut être un face à face avec un tableau, une sculpture, une photo?….Le musée propose ce face à face et donc permet, potentiellement à chacun de laisser cette expérience d’advenir; s’approprier une oeuvre n’est pas forcément en faire une chose, mais l’intérioriser, la vivre pleinement . Et éventuellement de se laisser le temps, de ne pas tout voir, tout prendre, de ne pas seulement ramener la preuve que nous y étions, mais d’y être, tout à fait.
    Le vrai frein quand à l’éducation des masses me semble vraiment plus le prix d’entrée des musée (surtout si on a plus de 25 ans). Et un timbre poste pourri sur un téléphone n’est peut-être pas ce qui donnera à grand monde le désir de revenir voir une oeuvre (dans la plupart des cas, c’est l’indice au contraire que : « c’est fait »). Alors, que le manque, denrée en voie de disparition, peut-être?

  2. Juste pour signaler que certains musées que j’ai pu visiter (au Japon, d’autres plus rares en France) autorisent la photographie sans flash, et ne font ainsi pas de délit d’intention en interdisant purement et simplement la prise de photo.
    Qu’un flash (de multiples flashs ?) puisse être dommageable à l’oeuvre, soit.
    Merci de respecter les photographes qui respectent les oeuvres et le public.

    ++

  3. Ce débat est stérile. Les Musées interdisent tout simplement les photos pour vendre leurs reproductions. La loi du marché.

  4. Je suis assez d’accord avec vous sur le fait qu’interdire les photos soit aussi inutile que contre-productif, et que ce n’est pas cela qui « tue le musée ».
    En revanche, quand la dernière fois que je suis allé au Louvre j’ai vu une myriade de flashes sur Le Radeau de La Méduse, j’ai eu un énorme pincement au cœur… Cette œuvre a passé presque deux siècles intacte, et voit son intégrité compromise à cause de quelques guignols qui ne savent pas ce qu’ils font, ni vraiment pourquoi ils le font. Là, à mon sens, la photo tue le musée. Le pire, c’est que les gardiens ne disaient rien, je ne sais pas pourquoi… est-ce du fait de la communication « cool » dont vous parlez? Le Louvre est le musée où il y a, paraît-il, le plus de fauche au monde. On peut en dire autant des dégradations (et je ne parle même pas des touristes qui ne comprennent pas pourquoi on ne peut pas se faire prendre en photo perché sur la Victoire de Samothrace…).
    Je ne pense pas être snob, mais l’éducation du public est je crois l’enjeu majeur de la muséographie d’aujourd’hui: certes il doit y avoir appropriation des œuvres par les gens, mais cela ne doit pas se faire au détriment de celles-ci.
    Éternel débat des deux fonctions contradictoires du conservateur: conserver et diffuser. L’un ne va pourtant pas sans l’autre, un équilibre doit être trouvé, et si la pratique de la photo met en danger les œuvres, l’équilibre est rompu, et nécessite un . J’admets volontiers que le rééquilibrage du musée d’Orsay était sans doute un peu violent, mais peut-être celui du Louvre est-il encore un peu laxiste.

    Quant à l’argument commercial, il existe dans les deux sens: certes un musée peut vouloir interdire les photos pour booster ses ventes de repros (je doute néanmoins de l’efficacité de la manœuvre tant qu’un meilleur choix en la matière ne sera pas disponible…), mais il n’a pas non plus intérêt à froisser son public amateur de photos… et la perspective du nombre d’entrées peut justifier une levée d’interdiction des photos et un laxisme concernant les flashes, quitte à mettre en danger les œuvres à long terme. Je ne sais donc pas si poser la question en termes économiques est une bonne solution: je crois surtout qu’il s’agit d’une contradiction entre les différentes fonctions du musée. Contradiction qui demande à être résolue.

  5. @chichdaniele > Le musée a (encore) beaucoup d’autres sources de financement que le marché, aussi n’est-il pas stérile de travailler à convaincre ces autres sources que la photographie n’est pas leur ennemie.

    Et puis même si le débat n’aboutissait qu’à poser la question de la propriété de l’image – est-ce que quelques pixels sont une « reproduction » ? à partir de quelle imprécision la photo échappe-t-elle au droit de propriété concédé au propriétaire de l’oeuvre ? – ce serait déjà bien non ?

  6. Les grands musées sont victimes de leur succès. Il est probable qu’ils n’ont pas été conçus pour recevoir des foules de visiteurs, mais plutôt comme des temples dévoués à la vénération des œuvres, au « face à face avec un tableau, une sculpture, une photo » que recherche et recommande Caroline. Mais je ne crois pas entendre qu’il faille restreindre le nombre des visiteurs, que ces foules soient une calamité, un contre-sens culturel… C’est comme si la multiplication des appareils photos était le signe qui avait fait basculer subitement cette contradiction jusque-là tolérée et même encouragée (la fréquentation de masse des temples de la culture la plus légitime) dans l’intolérable. Peut-être le fait qu’il s’agisse de photographie n’y est-il pas pour rien. Peut-on accepter longtemps que l' »humble servante de l’art », selon les termes de Baudelaire, se comporte en maîtresse envahissante dans ces lieux consacrés ?
    Je vous recommande de regarder la série de films documentaires réalisés à l’initiative du Louvre sur ses différents types de visiteurs, en particulier celui, intitulé « Classe Louvre », dans lequel on voit des élèves de banlieue visiter le célèbre musée à plusieurs reprises au cours d’une année consacrée à ce projet culturel. Réjouissant et brutal constat sur les décalages, pour ne pas dire le gouffre, entre la culture dominante et les cultures populaires.

  7. @près Sylvain Mareca :

    Il est possible, probable même, que derrière la critique des clichés se cache en fait une critique de la gestion des flux de visiteurs. La protection des droits de reproduction, et dans une moindre mesure la protection des œuvres semblent être des prétextes à la polémique.

    Faire l’expérience de petits musées peut d’ailleurs être une manière de vérifier cela, empiriquement. Une collection limitée, représentative mais sans être exceptionnelle peut très bien donner accès au “grand art”, même en l’absence des grandes œuvres de l’art. Tout cela, sans le stress des cathédrales et avec le charme des chapelles. Le connaisseur peut espérer une surprise et l’amateur un gain de connaissance par l’expérience. Pour les autres… il reste la procession 😉

    Le développement de projet comme celui de Google-art (http://www.googleartproject.com/) va dans le sens, je crois, d’une redéfinition de l’accueil du public. On n’abolira pas les files d’attente de milliers de vulgum pecus, mais on permettra aussi une préparation de la visite. L’idéal pourrait être que les guides animateurs construisent leurs visites à partir des souhaits des internautes-visiteurs qui, renonçant à la visite intégrale du Louvre en 9′43″ (http://www.youtube.com/watch?v=FM6igESrqMk&feature=player_embedded), opteraient pour un choix personnel liant découvertes de l’inconnu et prosternation à genoux devant le chef-d’œuvre éternel.

    Peut-être alors, le Projet des Lumières pourrait-il être poursuivi autremenent… Et que chacun avance dans le dédale de l’art à partir de sa propre curiosité, sinon de sa seule lumière.

  8. Magnifique coup de pinceau 😉

    Il y a en effet comme une sorte d' »orthoscopie » à destination des ignares dans le souhait de Proust de voir les appareils photos disparaître des musées… c’est peut-être une mauvaise interprétation de leur visée pédagogique, il faut apprendre à voir comme il faut… De la même manière, les audioguides (odieux guides) sont présentés comme des béquilles indispensables pour voir « correctement »… ils ne font souvent que régenter et superviser l’appropriation… pour la limiter et tuent les oeuvres… c’est un peu comme voir une expo à la radio… il y a une leçon à apprendre… Or c’est la diversité des modalités de cette appropriation qui fait vivre une culture, il faut que les gens osent mettre la main sur l’oeuvre, d’une manière ou d’une autre pour entrer dans la culture… ou plutôt la faire entrer dans la leur…
    Je ne suis pas sûr en revanche que le plaisir esthétique soit l’apanage de la classe dominante…
    Ce qui est le propre de la classe dominante sur le plan culturel, ceux qui se veulent « distingués », c’est l’instrumentalisation de cette délectation, sa transformation en signe de distinction… loin d’être une expression subjective elle suit des codes et des modalités dictés par les modes, le parisianisme ou les tendances actuelles et n’a d’autre but que de placer le sujet au-dessus de la mêlée… L’article de Proust n’a pas d’autre but que de tenir le peuple à distance en lui faisant croire à l’existence d’une façon noble, juste et bonne de regarder… qui n’existe pas mais constitue ce fameux gène secret de la Culture que certains ont de naissance, naturellement, et d’autres non…
    Peut-être suis-je naïf et encore crédule, mais je crois qu’il existe tout de même un appétit de l’oeil, une fonction nourrissante du tableau qui n’est pas uniquement un artifice destiné à se distinguer de la « masse » mais au contraire quelque chose qui réunit tout le monde et que tout le monde devrait avoir le droit de formuler dans ses propres termes… Le droit à la subjectivité devant le tableau… c’est trop souvent ce à quoi l’école et l’Université apprennent à renoncer au profit d’une construction hiérarchique et pyramidale du droit de commenter…

  9. La photo ne tue pas le musée, elle fait vivre les oeuvres d’art. Il suffit de consulter un site de partage de photos pour constater la richesse de ces clichés, de ces différents points de vue sur l’art.

  10. Merci pour cet éclairage. Il me semble sur ce point, possible de rapprocher votre point de vue de celui de serge Tisseron que vous connaissez surement déjà (la chambre claire) : la photo comme introjection du monde…
    C’est en pensant à cette thèse que de passage au MET cet été, j’ai publié le post suivant dont le motif était plus « graphique » qu’analytique:
    http://stanbul2000.wordpress.com/2010/07/26/26-juillet-met-life/

    Merci par ailleurs pour vos travaux et analyses.

  11. Complètement d’accord, il y a bien un enjeu de pouvoir, une condescendance élitiste envers la populace qui n’est accueillie qu’avec une pointe de dégoût. Je pense qu’il y a aussi un petit calcul financier, très logique pour les grands musées actuellement acculés à se trouver une rentabilité : sans photographie, le public est forcé, pour s’approprier leur expérience, d’acquérir des cartes postales ou des livres. Une appropriation impersonnelle.
    Un élément : en Croatie post-Tito, l’église a repris un pouvoir inimaginable (à nouveau en baisse), aux limites de la théocratie, et a notamment récupéré tous ses domaines et ses édifices, qui étaient devenus la propriété du peuple, précisément. Ça a causé de gros problèmes car l’église a eu des prétentions sur tellement de terrains, de maisons, etc., que les ventes ou les successions ont été complètement bloquées dans le pays. Ce que je remarque surtout c’est que chaque église est assortie d’un panneau qui exclut la photographie par le public, et même le public (pas le droit d’entrer en short ou avec des lunettes par ex). Dans une grande église de Zadar, j’ai même vu un vigile ! L’enjeu est la sanctuarisation, le respect imposé au visiteur pour des raisons de pouvoir, purement et simplement.

  12. eh ben! on est passé de la photo dans les musées aux shorts dans les églises!

    Association intéressante quand, en effet, beaucoup de musées (en tous cas Orsay et le Louvre dont il est question souvent dans ce débat) regorgent d’oeuvres à sujet religieux.
    Cependant, cela ne fait pas pour autant d’un musée, un temple, et l’on ne s’y prosterne pas devant les oeuvres.
    D’ailleurs, on ne les comprend tout simplement plus; notre éducation positiviste et laïque y a bien veillé.
    La symbolique de ce qui nous ait présenté nous échappe complètement (à partir d’un certain âge, peut-être, encore?… 😉
    ça n’a plus de sens.

    Tente-t-on alors d’en retrouver en s’appropriant par un geste individuel ce que l’on regarde?
    ou la pulsion photographique vient-elle alors juste combler ce manque de sens (mais qu’est-ce que je fous là?)?
    (très peu de prise de photos dans les magasins…)

    Dans les 2 cas, il est clair que l’on ne sait plus voir, et dans notre système éducatif et social, je ne vois pas où cela est pris en compte ou considéré comme important.
    à nous d’éduquer nos enfants afin qu’ils sachent, un peu quand même, pourquoi ils prennent des photos; ou pas.

  13. Eduquer ou « formater » le regard des enfants au goût, à la norme des adultes, des musées, du dogme, de la pulsion symbolique ?

  14. @Caroline : on ne peut pas demander à chaque touriste d’être Panofsky non plus, chacun s’approprie l’œuvre qu’il est amené à fréquenter pour les raisons qui le touchent… Certaines œuvres embarquent une charge symbolique, politique, philosophique, qui ne plus plus forcément parler au spectateur actuel, lequel s’attachera à chercher des choses plus universelles (qualités purement plastiques, talent d’exécution, style, expression,…). Ce n’est pas forcément grave, au fond peut-être bien que de grands peintres ont rêvé qu’on aimerait un jour leurs peintures sans en comprendre le sujet, et pourquoi pas ? D’ailleurs ce n’est pas toujours une perte de regarder un tableau en ignorant son contexte, car tous les contextes ne sont pas intéressants pour ceux qui ne sont pas historiens. Je ne pense pas qu’on doive être opposé au malentendu en art. Et je ne pense pas que ça soit sciemment organisé, le temps passe, c’est tout, un spectateur de 2010 peut aujourd’hui regarder et comprendre des films des années 1960 qui évoquent de manière un peu voilée les thèmes du divorce ou de la grossesse non désirée, par exemple, mais cette compréhension restera sans doute limitée, car tout le monde n’est pas historien des mœurs au point de pouvoir vivre le passé et d’appréhender parfaitement ce qui est moral, immoral, exceptionnel, banal…
    Pour parler d’un sujet léger et récent, je remarque en m’observant moi-même que je suis devenu très sensible au fait de voir les gens fumer dans des lieux clos, dans les films. Parce qu’on n’en voit plus énormément, et que ça paraît même quelque chose de mal (ajoutons que je suis fumeur repenti). Pourtant les lois anti-tabac sont toutes récentes.
    Ce que je veux essayer de démontrer avec cette digression, c’est qu’il est sans gravité et au fond, assez naturel, qu’une personne qui n’appartient plus au contexte qui a produit l’œuvre en ait une lecture fausse, ou du moins éloignée de ce qu’en aurait voulu l’auteur.

  15. ça me rappelle l’ouverture de l’Opéra Bastille. J’ai vu un sujet télé où des amateurs se plaignaient que, avec ce nouvel opéra, des gens pourraient venir écouter la Traviatta en jean’s et en baskets. Clairement, leur problème n’était pas l’art mais bien la perte d’un « entre-soi » dont ils auraient le mode d’emploi et les clefs, bref, une question de pouvoir et de territoire.

  16. @Caroline: Constater qu’on ne prend pas de photos dans un magasin parce que ce qui y est proposé au regard peut être acquis est effectivement une bonne façon de valider la thèse. L’appropriation symbolique permise par la photo (ou l’achat de cartes postales, ou de magnets, etc…) fonctionne au musée comme une compensation par rapport à un objet qu’on ne pourra jamais posséder. L’offre scopique (et donc virtuelle) effectuée par le musée ou le monument peut être comparée à la proposition toute en virtualité de l’affiche de publicité, dont le teasing peut comporter une forme de violence, si l’on n’est pas en mesure d’accéder à l’objet du désir. Les lacérations ou autres graffitis qui altèrent alors l’affiche sont des réactions qui montrent la réalité de cette violence, et qu’on ne peut pas faire impunément l’offre d’un objet désirable à quelqu’un qui ne peut en jouir.

  17. réaction anti-démocratique, peut-être un peu de haine de classe, peut-être aussi une légère hantise de la reproduction qui a traversé les dernières décennies ?, et je me plaîs à penser à ces millions d’images qui circulent, vivent leur vie en dehors du musée, éventuellement on zoomera sur un détail, puis sur un autre, on réactivera les oeuvres de mille manières. Comment refuser du même coup cette réactivation, qui est la seule manière dont le passé vit dans le présent ?

  18. @André et Jean-no, entre autres :
    c’est exactement de cela qu’il s’agit : de jouissance!
    Nous appréhendons le monde comme objet de notre jouissance, ce qui demande sans cesse une nouvelle mise en oeuvre ou un nouvel objet.
    Or, l’effort, le dépassement se trouvent plutôt dans la frustration (Freud/castration, mot maladroit, mal traduit en fait.).
    (oh la, pas de commentaire là-dessus: je ne suis pas janséniste, et bien sûr qu’il y a, aussi, de la jouissance dans le fait de visiter un musée) (et oui, l’ouverture des magasins le dimanche c’est pratique, mais faut bien faire autre chose de temps en temps, non?)
    Je ne demande pas au public des musées d’être Panofsky, ni Cartier-Bresson, et en ce qui me concerne, il peut bien s’approprier les oeuvres en les photographiant, en dansant, en chantant devant, qu’importe!
    Ce serait génial, si c’était l’expression d’un ressenti, d’une pensée, individuels. (« horde » revient quand même plusieurs fois ici).
    Mais : et si le musée, n’étaient pas seulement un lieu de jouissance?
    C’est quand même un lieu où la pensée, l’esprit,…, peuvent se déployer, et Il n’y en a pas tant que ça!..
    Ce qui me gêne c’est le nivellement, le tout, tous, partout pareils, l’attitude qui s’uniformise.
    Peut-être est-ce intéressant d’aborder certains lieux, certaines circonstances d’une façon particulière? Cela nous met dans une disposition particulière et nous permet peut-être une ouverture à quelque chose de différent.
    Sortir de son short en jean de temps en temps!… (d’ailleurs, ma soeur qui habite dans une hlm de Garges a adoré se fringuer à fond pour aller à l’opéra et était assez déçue qu’il n’y ait personne en robe longue).

    Et c’est exactement ce dont parle André : les tableaux sont de plus en plus assimilés à des affiches de pub.
    Or, ils n’offrent justement qu’eux-mêmes. Et donc une expérience à laquelle nous ne sommes pas préparés.
    La photographie devient ainsi le moyen de la jouissance, grâce à elle, on va jouir « quand même », comme on le fait ailleurs, tout le temps.
    Je ne peux m’empêcher de voir dans ce geste un moyen compulsif de se rassurer, de retrouver du « soi » dans tout cet « autre ». (passons sur les portraits devant tableaux qui est presque en genre en soi). Cela n’est ni bien ni mal, et nous éclaire peut-être sur l’objet même de la photographie, la révolution numérique nous le rendant évident?

    Je ne sais pas, mais je doute que la voie de la liberté soit de jouir de tout, partout, tout le temps, fut-ce de nous-même. Aussi parfois est-il souhaitable de ranger notre engin (appareil, téléphone, ipad,…).
    Qu’on nous y oblige assez platement est bien dommage, mais comme disait Orson Welles : « là où il n’y a pas de contraintes, il n’y a pas d’art ».

  19. La photographie au musée comme expression « amoureuse », comme élection au sein d’un « patrimoine privé » et, finalement, comme manifestation d’une culture populaire? Je m’interroge… Ouvrons les paris sur les résultats d’une enquête qui consisterait à demander aux visiteurs « populaires » ce qu’ils ont photographié: seront-ils nombreux à être sortis des sentiers déjà tracés par les guides de voyage? à photographier autre chose que ce que Paris-Match leur a conseillé d’aller voir, les oeuvres désignées comme incontournables et déjà reproduites dans son cahier central? quelle proportion dans ces prises de vue (expression à entendre au sens fort) d’oeuvres non balisées, de ce qui, alors, témoignerait d’un autre regard, de la construction, autonome, d’une autre exposition dans l’exposition? au moins d’une réception qui diverge de la sélection qui distingue (distinction) celui qui l’a faite? et même, quelles traces de ce joli malentendu qui est, en effet, si souvent générateur de nouveaux regards, de nouveaux usages, d’appropriations créatives?

    De quelle photographie, de quelle prise de vue parlons-nous ici? Quelle appropriation peut avoir lieu quand le clic-clac remplace le fait de regarder ce qu’on a devant soi par « je l’ai reconnu-je l’ai vu »? Ont-ils, ces visiteurs clic-clac, fait autre chose que confirmer les choix de l’élite? A quoi sert un musée, que fait la « démocratisation culturelle » qui s’y joue, sinon un grand rituel de confirmation de la légitimité d’une domination? Le clic-clac sur les mêmes sujets que ceux proposés sur les cartes postales peut-il être considéré comme une culture populaire? Ne conviendrait-il pas mieux d’être francs et de parler de culture dominée? A-t-on envie de confondre les deux?

    La comparaison du musée avec l’église est intéressante. La religion est certainement une culture, au sens anthropologique. Elle organise, sinon toujours la rencontre, du moins la coexistence des entités (classes, groupes, etc.) d’une société. Non seulement, c’est vrai, elle est une formidable pourvoyeuse d’objets-souvenirs, mais elle sait faire place aux objets qu’on veut y apporter. Les ex-voto ont leur chapelle comme le retable de tel grand artiste offert par une famille noble. Chacun croit à sa manière et la piété populaire est une vraie culture, avec ses codes, sa symbolique, ses formes, ses couleurs, ses sons, etc. C’est la force du religieux que la culture cultivée des beaux-arts a singée sans égaler sa force structurante (on aime ou on n’aime pas, n’empêche que ça a été puissant), ou plutôt, vous avez raison, en visant le maintien d’une distance plutôt qu’une intégration.

    Le musée n’est pas accueillant. Evidemment, quand on parle ici de musées, on est tous d’accord implicitement sur le fait qu’il s’agit de musées de beaux-arts, ce comble du musée. Les « arts et traditions populaires », qui sont exclusivement ceux d’un monde paysan disparu (les paysans-artisans ne sont pas les agriculteurs revendicatifs du Salon!), sont du ressort des musées d’ethnographie. Le peuple des villes et ses objets entrent dans les musées de société ou d’histoire, pas au-delà. Voyez comme le Louvre a même du mal à incorporer les chefs-d’oeuvres de ces « autres » qui attendent toujours d’entrer dans l’histoire telle que l’Occident l’a écrite!

    Mais alors, s’il y a des raisons de penser que le clic-clac est une forme d’allégeance à la haute culture, pourquoi Orsay interdit-il la photographie? ça c’est une question drôlement intéressante! Pression moins efficace qu’au Louvre? Peut-être… Ou bien une différence de statut entre ce qu’on voit au Louvre et ce qu’on voit à Orsay, dont la légitimité de culture cultivée est peut-être moins assurée qu’on ne croit? Le XIXe, ce fameux siècle de la bêtise… de la bourgeoisie… et incontestablement d’un réalisme amateur de sujets populaires… des oeuvres un peu trop « faciles » (plus facile sans doute de parler à sa famille devant un impressionniste que devant un néoclassique ou un minimaliste) seraient-elles trop aisément déclassées en « souvenirs de vacances »? A fortiori, le problème pourrait bien tourner autour du statut de la photographie elle-même! En somme, aurait-on peur à Orsay que des pratiques « vulgaires » ne révèlent une certaine « vulgarité » des oeuvres présentées? crainte seulement imaginaire ou talon d’Achille d’un musée conçu d’abord comme celui d’une société entière?

    Bon, je ne recommence pas mon billet depuis le début, mais je n’ai fait que m’embrouiller un peu plus sur la question de la culture populaire dans tout ça…

  20. @Caroline, Olivier et Danièle: Première remarque globale: la teneur du débat et les arguments mobilisés ci-dessus suffisent à prouver, s’il en était encore besoin, que la question de l’interdiction photographique n’est pas un simple problème d’intendance, mais bien un choix qui met en jeu un engagement culturel. J’enfonce des portes ouvertes, mais il me semble que si on pouvait établir un accord ne serait-ce que là-dessus, on aurait déjà avancé d’un pas dans la bonne direction.

    Deuxième remarque globale: je suis frappé de ce que les défenseurs du musée ne laissent aucune chance au visiteur novice. Rapporté par avance à la « foule » dont il ne peut être disjoint, on ne lui accorde ni droit à l’erreur ni droit à l’histoire, ce qui est bien peu pédagogique – ce qui est surtout, je le répète, profondément anti-culturel. Si la culture est quelque chose qui se construit, et si le musée peut avoir le moindre rôle dans cette construction, alors il faut abandonner sans hésiter le pseudo-concept foireux de l’escroc Le Bon, avec tous ses dérivés (hordes, cohortes, etc.), pour se souvenir que nous avons tous été, une fois au moins, un visiteur novice, et qu’on le redevient chaque fois qu’on entre dans un musée consacré à un domaine éloigné de nos spécialités.

    Avoir des enfants est une bonne façon de tester le noviciat du visiteur. Par quoi l’on découvre non sans effarement qu’aucun (je répète: aucun) des codes qui nous sont si familiers n’est donné d’avance, que lire une Vierge à l’enfant, pour ne rien dire d’une Annonciation, requiert effectivement la mobilisation d’une culture religieuse sans laquelle ces figures perdent rigoureusement toute signification, et que même l’association d’un bleu de Venise et d’une terre de Sienne est une beauté qui s’apprend. Par quoi l’on saisit également qu’il faut beaucoup d’efforts pour faire apercevoir ces richesses cachées à ceux que notre culture (populaire) a habitué à des plaisirs visuels plus faciles d’accès. Et quand il s’agit de nos propres enfants, non seulement le terme « foule » paraît un peu à côté de la plaque, mais on entre dans une autre logique, qui n’est pas celle du « à prendre ou à laisser », façon Proust, mais celle de l’apprentissage – est-ce que j’ai déjà dit que c’était un synonyme de culture? Il me semble.

    Est-ce que « le clic-clac est une forme d’allégeance à la haute culture »? Entrer au musée est la première forme d’allégeance. Le clic-clac est une façon paradoxale de créer un rapport avec la haute culture en la faisant passer par une pratique de la culture populaire, c’est donc moins une allégeance qu’une métamorphose. Cela dit, l’hypothèse d’une résistance particulière à Orsay, en raison de la nature de ses collections est assez savoureuse. Il n’y a malheureusement pas qu’Orsay qui pratique cet interdit: tous les musées italiens y recourent. Le MET en revanche borne l’interdiction à l’usage du flash. Je crois qu’on peut donc interpréter le rapport d’un musée à cet interdit comme l’indice de son stade d’évolution culturelle 😉

  21. @André
    « Le clic-clac est une façon paradoxale de créer un rapport avec la haute culture en la faisant passer par une pratique de la culture populaire »: en quoi consiste cette pratique de culture populaire? le geste simple du clic-clac? où est la culture populaire dans le fait rapporter chez soi l’image prise par soi d’une oeuvre qu’on vous a enseigné à admirer, ce qui est bien différent d’apprendre à apprécier – là-dessus nous sommes parfaitement d’accord!
    Pour moi, la culture, quelle qu’elle soit, élitaire, populaire, de nous, des autres, etc., est toujours un ensemble complexe que j’ai du mal à interpréter si je n’y suis pas initiée, sauf, comme le dit Jean-no, à fonctionner sur le mode du malentendu créatif ou de ce qu’on appelait jadis le détournement…
    Les folkloristes et autres « inventeurs » élitistes de la culture populaire nous ont sans doute appris que le peuple véhiculait inconsciemment ce qu’il ne comprend pas = les vestiges d’une connaissance perdue, mais on n’est pas obligé de les croire! Ni de croire que le peuple, ce grand enfant, n’aurait de plaisir que « facile d’accès »! Je raccourcis volontairement et je provoque, en toute amitié! mais j’ai vraiment du mal à accepter de réduire la culture populaire à une forme d’incompétence par rapport à une norme détenue par l’élite.

  22. Un livre pour nourrir le débat, Walter Benjamin, « L’oeuvre d’art à l’ère de sa reproduction mécanisée ».

  23. @Danielle: « Réduire la culture populaire à une forme d’incompétence par rapport à une norme détenue par l’élite » Oula! Grave malentendu! Prière de relire ma critique de la lecture « naturaliste » de « Bleue beauté » par Frodon: non seulement je n’ai jamais dit que la culture populaire était une forme d’incompétence, mais je pense au contraire que l’élite fait trop souvent preuve d’une ignorance crasse en matière de culture pop.

    Créer une nouvelle image d’une œuvre existante apporte un bénéfice très important: de cette image, je peux faire ce que je veux, par exemple illustrer un billet sur mon blog, la prêter, en faire cadeau ou la détruire, en un mot lui appliquer toutes les facultés que me confère sa propriété – c’est bien cela, l’appropriation.

    Inutile de vouloir me convaincre que la culture nécessite apprentissage: c’est ce que je n’arrête pas de répéter ci-dessus. Si la culture populaire a moins de problèmes avec ce réquisit que la haute culture, c’est bien parce que la première, comme les cultes chrétiens, a parfaitement intégré à l’offre culturelle les mécanismes permettant d’y accéder. La différence avec la haute culture n’est aucunement une différence de qualité, mais bien de barrière (de classe) à l’entrée. Comme l’écrivent les Pinçon-Charlot, les classes dominantes sont les dernières pour qui la lutte des classes a encore une signification – celle de la préservation de leur entre-soi. Ne renversons donc pas les choses: l’accès à la haute culture est moins un problème pour les classes populaires que pour les classes dominantes, ainsi que l’illustre l’article de Proust.

  24. @André
    « Le clic-clac est une façon paradoxale de créer un rapport avec la haute culture en la faisant passer par une pratique de la culture populaire, c’est donc moins une allégeance qu’une métamorphose. » + « la photographie privée est une vraie pratique de la culture populaire »
    Dois-je comprendre, pour sortir de mon ignorance, que la pratique de la photographie privée est caractéristique de la culture populaire et qu’elle n’est pas une pratique de la culture des élites?

  25. @Danielle: Je vous confirme que la pratique photographique privée n’est ni reconnue ni revendiquée comme pratique culturelle au sein du canon institutionnel. Il suffit de consulter l’organigramme du ministère de la Culture (qui couvre désormais aussi toute l’industrie culturelle) pour en avoir confirmation. La photographie n’acquiert une existence du point de vue de l’activité culturelle identifiée qu’à partir du moment où elle devient publique, en tant que produit médiatique ou bien en tant que création plastique. Ce qui ne veut bien sûr pas dire que les classes dominantes ne font pas, comme les autres, de photo familiale ou de photo amateur, mais simplement que cette activité n’a aucun caractère culturel reconnu.

  26. @André Gunthert
    Bien persuadée que la photographie dans les musées ne tue pas l’art mais le fait vivre et que c’est effectivement un rapport de classe qui est au centre du débat, il y a toutefois une nuance que je souhaiterais apporter.
    Libre à chacun de s’épanouir dans sa relation aux oeuvres d’art, que cela passe par l’appareil photographique, de façon compulsive ou non ou dans la contemplation.
    Or bien souvent, les nuées d’appareils photos perturbent le champ de vision.
    Imaginons écouter un concert de musique classique à côté d’une discothèque …
    Parfois cela ne me gêne pas, d’autres fois, quand j’ai une étude à faire sur une oeuvre précise, j’avoue que moins de remue-ménage serait bienvenu.
    Aux Musées de contenter les différents types de relation aux oeuvres.
    Mais le photographe doit avoir conscience de sa propre nuisance. C’est un fait, celui qui contemple ne gêne personne.
    Eduquer à cette responsabilité est le rôle de l’éducation « positiviste et laïque », et c’est bien ce qu’elle fait.
    Danièle Chich, photographe, enseignante d’arts plastiques.

  27. @daniele chich: On est tout à fait d’accord, mais la question que vous soulevez est bien celle de la gestion des publics, pas celle de l’interdiction de la photographie. Pourquoi personne ne se plaint des visites guidées, qui constituent un trouble par le commentaire comme par l’affluence pour celui qui veut se concentrer sur l’examen des œuvres? Il ne m’appartient pas de répondre à ce problème à la place des responsables concernés, mais il existe de nombreux systèmes, comme la définition de plages réservées pour les étudiants des beaux-arts et autres visiteurs professionnels, qui permettent de faire cohabiter tous les publics. En tout état de cause, il me semble qu’un cadre règlementaire doit être compréhensible, justifiable et adapté aux missions du musée. On voit bien que de ce point de vue, l’interdiction de photographier est un échec.

  28. Photographier une œuvre au débotté, c’est, plus tard, faire l’apprentissage de l’absence de l’œuvre et peut-être, l’expérience du manque. Manque d’une ambiance plus que d’une émotion (n’en déplaise aux visiteurs cultivés): le murmure de la foule, un plancher qui craque, une odeur de vernis, et l’impression d’être enfin comme les autres, d’être à sa place.
    Ce manque ne concernerait qu’une infime minorité des visiteurs-photographes qu’il n’en resterait pas moins le meilleur des leviers pédagogiques, capable de tisser un lien ténu entre culture populaire et culture savante. La prise de conscience de ce manque passera aussi par la manière que l’on aura de se valoriser en montrant la photographie à « ceux qui n’y étaient pas », en prétendant, éventuellement, avoir bravé le pire des interdits.
    Sans ce manque, prélude au désir, flottant dans l’esprit de son auditoire, le pédagogue prétentieux aura toutes les peines du monde à convaincre. Laissons donc Bidochon et le collégien photographier tout à loisir dans les musées, afin qu’ils n’en ressortent pas frustrés; de ce rapport « technologique » avec l’art, ils concevront de la joie et une certaine vanité. Ils auront été heureux, et l’art y aura été pour quelque chose. C’est un bon début, n’est-ce-pas?

  29. Il me semble que la photographie d’une œuvre est dans l’immense majorité des cas, une opération magique destinée à s’approprier ses pouvoirs supposés, la confection d’une relique personnelle, et que cela n’a rien à voir avec le goût ou même le simple intérêt pour les œuvres. Il serait intéressant de savoir si un musée avait déjà mis en ligne les photos de toutes ses collections en bonne définition ? Cela empêcherait-il les visiteurs de confectionner leur propre relique prouvant leur présence réelle devant l’objet sacré ? D’autre part, je crois que vous sous-estimez les intérêts économiques réels ou supposés. D’autres établissements publics réduisent l’accès à la version numérisée de leurs collections tombées dans le domaine public (gravures, photographies) sous prétexte de négocier des droits de reproduction assez hypothétiques.

  30. Je vais toujoursd dans les musées (j’adore ça) Français ou étrangers avec mon appareil photo. J’ai acheté ce modèle uniquement pour une telle utilisation, il peut prendre des photos même lorsqu’il y a très peu de lumière, il est inutile d’utiliser un flash et il est pourvu d’un objectif qui permet, même de près de prendre les grandes oeuvres. J’avoue d’ailleurs qu’étant donné la pénurie financière et le manque de moyens et donc de personnel de certains musées, j’arrive, grâce à cet appareil à prendre des photos même lorsque c’est interdit (l’expo consacrée à Arman à Beaubourg, par exemple).
    Je visite les salles, je fais ma sélection et je photographie les oeuvres qui me plaisent, m’étonnent, me choquent, bref, celles qui arrêtent mon regard.
    De retour chez moi, j’allume mon pc et je revisite les oeuvres une par une en compulsant les articles, les critiques, les biographies, les CV, les porte-folios des artistes.
    Il m’arrive d’écrire un article sur mon blog ou sur des forums de discussions que je fréquente en l’illustrant de photos. J’aime beaucoup partager mes coups de coeur et mes admirations.
    Une visite de musée de 3 ou 4 heures (j’ai été au musée des arts décoratifs vendredi, voir le « circuit céramique ») me donne ensuite 3 à 4 jours de plaisir et une foule de connaisances dont je me repais avec le plaisir de l’autodidacte.

    Ce goût de certains « happy few » de vouloir interdire les photos est proprement égoïste. Mais bon, chacun son style de vie.

  31. Il faudrait faire suivre ce débat aux responsables du musée d’Orsay, franchement, ça leur serait sans doute utile 😉

    Cela dit, je suis allée sur leur site : les commentaires sur les oeuvres sont nombreux et riches d’informations de toutes sortes.
    Alors, un conseil : les nocturnes des musées : il n’y a presque personne, donc de la place pour tout le monde, et moins de gardiens pour les photographes, compulsifs ou non.

    @André : quand vous dîtes que la photo amateur « n’a aucun caractère culturel reconnu », vous voulez dire que la pratique amateur du théâtre, du chant ou de la peinture en ont?
    ce serait en effet assez effarant…

  32. André, je ne suis pas certain que le lieu de la haute culture soit le musée de peinture à l’ancienne. l’esthète est snob et blasé, et ne s’extasie plus devant la Joconde ou Monet. Il a déserté ces lieux touristiques.
    Il fréquente les galeries hypes, les institutions contemporaines les soirs de vernissage, les biennales quand il veut voir de l’art.
    Je crois même que dans sa condescendance, ça le fait marrer de savoir que ces « hordes » pensent illusoirement s’approprier les œuvres, en faisant des photos, sans en maîtriser les codes; alors qu’en fait elles sont complétement manipulées. (1 million de spectateurs pour Monet et combien au musée Marmottant où à l’Orangerie ou se trouvait des chefs-d’œuvres esseulés avant la grande expo?)
    Après faut faire du blé, y’a les boutiques pour consommer, et s’acheter des sandwichs

  33. à la fois contente de découvrir l’existence d’un tel débat mais totalement choquée par ce retour critique. Faire du musée le terrain des luttes sociales est un sujet connu que l’avènement du numérique n’est en rien venu alimenté. Face à Michelange ou face aux momies égyptiennes, l’impossible « appropriation » est partagée par tous les visiteurs, nationalités et origines sociales confondues. Les raisons sont évidement à chercher du côté des conditions de conservation et du potentiel économique que génère la vente des cartes postales et autres bibelots. Et lorqu’on parle de culture des dominants, c’est oublier que les artistes à toutes époques, vivaient bien souvent modestement de leur métier…

  34. N’est ce pas d’abord une question numérique = 1 Mio. de visiteurs au Louvre en 1970, près de 9 millions aujourd’hui ?

    On pourrait donc s’inspirer de l’expérience de lieux qui ont déjà eu à gérer un trop plein de visiteurs: Lascaux par exemple.
    L’original se visiterait uniquement sur réservation avec un numérus clausus, la copie serait ouverte à tous.

    C’est déjà un peu ce que proposent les tours operators aux voyageurs pressés: tel ce programme de visite à New York, vu dans une agence de voyage en Asie, qui indiquait: « Metropolitan Museum of Art: souvenir shop only » !

    Et avec l’avantage si on crée un Orsay2 comme il y a un Lascaux2, de pouvoir l’expurger des oeuvres interdites sur Facebook…

  35. @claude
    La photographie dans les musées a permis la diffusion massive des oeuvres d’art jusque là recluses dans leurs salles et accessibles à une élite de surcroît « mobile ».
    J’exerce mon métier d’enseignante d’arts plastiques à des milliers de kilomètres de la culture parisienne que ce soit en classe ou en prison, hier à Tahiti et aujourd’hui à la Réunion.
    Ces amoureux « photophages » des Musées (je remercie vivement Claude pour cette passion qu’il fait partager à tous) font pénétrer l’art jusque dans ces endroits reculés ainsi qu’en milieu fermé.
    Il n’y a pas meilleur hommage que celui de l’élève ou du détenu accédant, grâce aux nouvelles technologies, à tout un pan de l’univers culturel dont il a été jusque là injustement privé.
    La photographie numérique est un bienfait pour l’humanité dont les droits fondamentaux (droit à l’accès libre à la culture et à l’information) sont trop souvent bafoués. Les partisans de cette interdiction réagiraient tout autrement s’ils avaient dans leur famille une personne invalide ou handicapée.

    Interdire la photographie dans les lieux culturels est une atteinte à la libre circulation des idées, une interdiction à la culture tout simplement, une discrimination.

  36. J’ai aussi parfois observé (et pratiqué moi-même) une façon de photographier un peu particulière. Je ne l’ai jamais vu effectuée avec un véritable appareil photo mais avec la caméra d’un téléphone portable. Elle consiste à photographier d’abord l’œuvre et ensuite la plaque signalétique de celle-ci, la légende. Autrement dit, le petit appareil, discret et maniable, sert en quelque sorte de bloc-note et le couple de photos ainsi réalisées est utilisé comme aide-mémoire. Quand on souhaite retenir des noms d’artistes et d’œuvres que l’on ne connait pas, c’est très pratique.

  37. @André Gunthert.
    Indignée et sous la colère, j’ai rédigé mon premier billet.
    Mais je salue la profondeur et l’humanité de cet article .
    « Refuser aux gens d’aimer les œuvres à leur manière est un acte d’une grande brutalité et un insupportable paradoxe au regard des missions du musée. ».
    Ce n’était pas un paradoxe mais bien la pierre angulaire du système au temps des colonies.

  38. @claude
    Il y en a qui ne perdent pas le nord …
    Claude, vous êtes bien le seul à ne pas avoir fait « discrètement » de la pub pour votre blog ( que j’aurais volontiers visité par ailleurs) ou votre site lors de votre inscription à ce débat. Ce que d’autres n’ont pas omis de faire pour rentabiliser le référencement de leur espace insipide sur la toile.

  39. Je ne sais pas si c’est plus choquant, mais je trouve ça assez fascinant. Je suppose que dans la plupart des cas on est en présence d’œuvres qui ont déjà été reproduites, ne serait-ce que dans un catalogue. On n’est donc pas en présence du droit moral d’un artiste qui ne voudrait pas que son œuvre soit communiquée au public autrement qu’au travers de son support original.
    Réaliser un croquis de l’œuvre depuis une de ces reproductions, est à priori techniquement beaucoup plus facile qu’en situation devant l’original. Protéger la vente des cartes postales semble difficilement recevable dans ce cas. Une reproduction à l’ancienne d’un tableau a un coût qui est nécessairement plus élevé que celui d’une carte postale. Alors est-ce l’angoisse du faux qui serait si facile à réaliser que la proximité de sa réalisation avec l’original serait suffisante pour le rendre crédible sur le marché de l’art?
    Il me semble me rappeler que lorsque Salvador Dali donnait des ateliers, il signait les œuvres de ses élèves qui lui semblaient le plus réussi. C’était une provocation et un clin d’œil. Ces interdictions ne sont-elles pas la consécration de ce que Dali avait anticipé?

  40. Je tire un fil sur la notion de culture, qui a passé un peu inaperçu. Dans l’entrée, la culture est définit ainsi: « une culture n’est rien d’autre qu’un ensemble d’informations ou de pratiques dont l’usage commun est reconnu au sein d’un groupe comme marqueur de son identité. L’appropriation est la condition sine qua non de la participation à une culture. »

    Cette définition de la culture est très affirmative (un peu militante), car fondée dans l’idée qu’un groupe reconnait sa propre identité. Dans les anciennes colonies, ce processus d’autoreconnaissance existe bel et bien. Il est très symbolique de la lutte des peuples indigènes pour la récupération et le contrôl des terres traditionnelles… Par contre, l’expérience culturelle dans les musées ne me semble pas être fondée dans la reconnaissance d’une identité collective ni collectivement reconnue. Cela peut presque expliquer cette séparation très répandue dans le langage commun entre haute culture et culture populaire, dans laquelle se croisent illusoirement les objets de la sociologie et les objets de l’anthropologie. Si la notion de culture doit servir à quelque chose, c’est à ne pas confondre l’identité culturelle avec l’identité de classe.

    Si je pouvais conclure un si court commentaire, c’est pour dire que la culture est ce jeu d’inclusion et d’exclusion du musée où figurent autant les élites, le peuple ainsi que les analystes qui disent ce qui est et ce qui devrait être. Par ailleurs, j’oserai dire que dans les musées la reconnaissance se fonde dans une identité individuelle, et non pas collective, comme peuvent le faire croire les musées nationaux à ses citoyens respectifs. On reconnaît donc la singularité de l’artiste, symbole d’une exception à laquelle les spectateurs croient -qu’ils soient des élites ou des secteurs populaires- mais à laquelle ils n’aspirent pas.

    Il faudrait voir quelles autres interdictions existent dans les musées…en le pensant comme s’il s’agissait d’un appareil photo qui encadre un imaginaire… Qu’est-ce qui ne peut pas être admis dans ce cadre?

  41. @Guillermo Vargas Quisoboni: Merci pour ce commentaire approfondi. Nous avons quelques différences dans la façon de définir l’opération culturelle, mais je comprends bien votre approche. Pour préciser la mienne, je dirai qu’à mes yeux, une culture est précisément ce qui permet de reconnaître une identité – en ajoutant que cette identification passe par la mise en pratique plutôt que nécessairement par la conceptualisation consciente. C’est là ce qui me paraît faire la force de l’opération culturelle, et c’est pourquoi le registre des pratiques est aussi décisif en régime culturel. Si l’on en doutait, l’interdiction par le musée d’Orsay tout comme la réponse par des groupes d’usagers suffirait à démontrer que, quelque soit l’éventuelle confusion théorique consciente à propos des enjeux par les acteurs, la pratique photographique est bien saisie comme une ligne de démarcation.

    Je ne partage pas non plus l’idée qu’il faudrait distinguer entre identité culturelle et identité de classe: je suis plus proche de Levine, qui montre qu’il peut y avoir des usages culturels multiples d’un même objet, et tout particulièrement des usages de classe antagonistes. Je vous rejoins en revanche tout à fait sur la distinction entre identité individuelle et identité collective. Parmi les autres interdits, il me semble qu’on pourrait se pencher sur l’impératif du silence, qui me semble plus caractéristique des musées de peinture que des musées de sciences, et qui est aussi un bon indicateur du type d’attention que l’on souhaite imposer.

  42. @André Gunthert: D’accord… tant en ce qui concerne la notion d’opération culturelle que dans l’existence d’identités de classe et culturelles. Cela ne supprime pas la distinction entre culture et classe sociale, dont l’enjeu n’est pas nécessairement d’ordre théorique, ni économique (ou si, j’hésite…), mais plutôt politique et historique (les cultures différentes ont des histoires différentes et des systèmes de pouvoir différents), donc je me permets d’insister là-dessus. Les espaces d’échange entre des sociétés différentes n’existent pas, alors que les espaces d’échange entre des classes différentes sont la démocratie et la ville, et par extension les musées des sociétés démocratiques, avec toutes ces imperfections. Les opérations culturelles existent dans ces cadres spécifiques (ville, démocraties, musées) comme les expressions d’une diversité culturelle locale. La notion de culture de l’anthropologie sert à penser à une diversité culturelle extralocale, une diversité qui est sans cesse menacée, et qu’il faut s’efforcer de ne pas troquer par la diversité culturelle locale…
    L’échec du multiculturalisme, tel que formulé par les gouvernants européens, se réfère à l’échec du système européen de migrations… il faut qu’ils comprennent que le multiculturalisme s’applique à la planète, à l’humanité toute entière… mais parfois les gouvernants (et les citoyens) oublient que les territoires qu’ils gouvernent (et qu’ils habitent) possèdent aussi des limites… et là-dessus, je réalise maintenant, la pratique photographique résulte carrément un paradigme de la ligne de démarcation…

  43. Bonjour à tous,
    Il ne faudrait pas sous estimer l’influence de la volonté de partage de l’expérience esthétique vécue par les visiteurs du musée. A l’heure des réseaux sociaux sur internet, les outils numérique permettent la possibilité de se représenter par la proposition d’un « profil » (plus ou moins bien)maîtrisé (avatar, pseudonyme, vidéos, photographies, texte).
    La massification de la pratique photographique répond en partie à ce besoin contemporain de (re)présentation idéalisée de l’individu.
    Comme le fait de photographier peut être une posture de classe (je suis un être culturel), la publication sur un réseau social des photographies prisent lors de la visite muséale, attestent du statut d’être culturel/cultivé.
    Alors appropriation culturelle ou utilisation au profit du paraître ?

  44. Le député Beaudouin avait donné les verges pour se faire fouetter en faisant un problème économique de la liberté de photographier dans les Musées « Il est permis de s’interroger sur la légitimité d’interdire la reproduction d’oeuvres appartenant au patrimoine public, par des visiteurs ayant payé leur billet. »
    Le problème serait le même si l’accès au musée était gratuit.
    L’idée de la « démocratisation culturelle » était une bonne idée mais à condition de ne pas la creuser sous son seul angle économique.

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