Le manuel d’instruction du XIXe, une rhétorique pour les femmes

 

Clarisse, Le savoir-faire et le savoir vivre : guide pratique de la vie usuelle à l’usage des jeunes filles, Librairie Larousse, Paris, 1879, p.56-57.

Comme l’indiquent leurs titres, la notion de « savoir» est centrale1 dans les manuels d’instruction pour les jeunes filles de la fin du XIXe siècle. Qu’il s’agisse de savoir-faire ou de savoir-vivre, les auteurs de ces manuels ont l’ambition de fournir des connaissances spécifiques aux femmes pour leur permettre d’affronter le rôle qui leur est imparti.

Ces manuels d’instruction sont des supports mis à disposition des enseignants2 qui font face de plus en plus souvent à des petites filles puisque qu’en 1850, la loi Falloux oblige les communes de plus de 800 habitants à ouvrir une école pour elles3.  Ils sont également destinés aux mères, chargées de l’éducation des enfants, en particulier de celles de leurs filles4, et aux jeunes filles elles-mêmes5.

Ces guides fournissent un ensemble de savoirs et d’informations utiles à la vie quotidienne : recettes de cuisine, conseils pour l’approvisionnement en denrées alimentaires, bases de nutrition, gestion économique du foyer, repères pour le choix du mode de chauffage, aménagement et entretien du logement, couture, puériculture, conseils de soins de santé, fabrication de remèdes, conseils de soin du corps et d’élégance et davantage. Des questions de morales sont également soulevées et plus particulièrement en ce qui concerne les pratiques culturelles au sein desquelles la lecture est présentée comme la plus recommandable6. Ces activités définissent la sphère privée dans laquelle les femmes dirigent lorsque les hommes occupent celle du travail et de la vie publique.

Ces obligations sont décrites de façon très détaillée dans des formules qui ont tout du mode d’emploi. La lessive, la cuisine, les soins… sont expliqués pas à pas et montrent qu’elles requièrent des savoirs précis et techniques. La transmission de ces connaissances passe par une rhétorique spécifique composée de plusieurs ressorts.

Grammaticalement, le recours à l’injonction – « Soyez dans la famille, l’anneau qui lie , la voix qui console, le bras qui soutient et, par vos actions et vos vertus, faites-y aimer le nom de Dieu »7 – indique le rôle de la jeune fille sur le mode de l’obligation. Lorsqu’une marge de manœuvre lui est offerte, elle est immédiatement contrebalancée par des conditions qu’il faut respecter – « Etudiez, cultivez sans cesse votre intelligence : mais alors deux conditions vous sont imposées : la première, c’est que jamais vos devoirs de fille, d’épouse ou de mère n’aient à souffrir de vos études ; qu’ils aient toujours la première place »8. L’usage de l’ordre négatif indique, quant à lui, le chemin à ne pas suivre – « la seconde c’est qu’il ne faut jamais faire parade de votre savoir, aimer à le produire ; vous pouvez tout au plus le laisser soupçonner»9. Les auteurs emploient un ressort assez proche de ceux utilisés dans les livres de catéchisme.

Le recours à l’exemple permet, dans un second temps, d’expliciter la conduite à tenir. Sous la forme de la fiction, l’auteur cite une jeune fille et décrit à la troisième personne du singulier, son comportement exemplaire10. La 3e personne représente également la jeune fille imaginaire et idéal, le modèle de perfection vers lequel tendre – « C’est un devoir pour une maîtresse de maison de rendre sa demeure, non seulement aussi commode, mais encore aussi jolie que possible ; pour arriver à ce résultat, elle ne doit rien négliger »11. Les gravures, dont la présence est soulignée sur la couverture des ouvrages, montrent des scènes de la vie quotidienne incluant la jeune fille, comme autant de modèles  visuels de comportements et d’activités12.

Pour justifier ces règles strictes auprès des femmes et pour rendre les modèles proposés recevables, les auteurs ont recours à différents types de justifications.

D’abord essentialiste13 en ce que la définition des activités attribuées aux femmes s’appuie sur la croyance en une nature féminine, spécifique, différente de la nature masculine et liée au sexe. L’économie domestique est décrite comme la « science par excellence des femmes »14 ; l’art de « de conduire les ménages, d’administrer les maisons et les familles » comme « le propre des femmes », soit des conséquences liées à leur sexe. Le verbe être – « son rôle au milieu des siens est  tout de paix, de douceur» – décrit le rôle des femmes comme indiscutable et essentiel. Les auteurs ne nient pas que les jeunes filles doivent apprendre ce rôle -« Il y a l’instinct de maternité, sans aucun doute (…) mais il y a aussi une science de la maternité »15 – mais le justifie par leur sexe.

Puis valorisante : les activités féminines ne sont pas présentées comme inférieures au contraire. L es auteurs insistent sur les connaissances spécialisées qu’elles nécessitent et sur le dévouement qu’elles représentent – «Les fonctions ménagères, subalternes en apparence, sont sublimes en réalité, car elles se résument en ces mots : pensez aux autres ». La femme des manuels est  la gardienne du foyer, sa « pierre angulaire »16 soit autant de qualificatifs valorisants rendant désirable et appropriable17 le rôle proposé.

Un équivalent de ces manuels n’existe pas pour les hommes : aucun livre ne leur enseigne leurs activités publiques, aucun guide ne leur montre l’exemple, aucune injonction ne leur est faite. Ce qui ne signifie pas que les hommes ne sont pas soumis aux stéréotypes18. Ils le sont autrement, de manière non-injonctive.

L’étude des manuels d’instruction permet de mettre en évidence l’existence d’une narratologie pour les femmes, injonctive et normative et basée sur des savoirs concrets. Aussi, faut-il poursuivre l’enquête sur des publications plus récentes telles que la presse féminine, les encyclopédies domestiques et les blogs de filles, pour savoir si l’on peut étendre ces premières observations et en faire des caractéristiques stables des produits culturels pour les femmes.



Citer ce billet
Alexie Geers (2013, 1 février). Le manuel d’instruction du XIXe, une rhétorique pour les femmes. L'appareil des apparences. Consulté le 29 mars 2024, à l’adresse https://doi.org/10.58079/ba49

  1. Juranville Clarisse, Le savoir-faire et le savoir vivre : guide pratique de la vie usuelle à l’usage des jeunes filles, Librairie Larousse, Paris, 1879. []
  2. Concernant l’ouvrage de Clarisse Juranville il est précisé qu’il s’agit d’un “ouvrage inscrit sur la listes des livres fournis gratuitement par la ville de Paris à ses écoles communales et porté sur la plupart des listes départementales”. []
  3. Voir plus en détail : Mayeur Françoise, L’enseignement secondaire des jeunes filles sous la Troisième République, Presses de SciencePo, Paris, 1976 ou Françoise Mayeur, L’éducation des filles en France au XIXe siècle, Perrin, 2008 (1ère édition Hachette, 1979. []
  4. Fonssagrives JB, L’éducation physique des jeunes filles ou avis aux mères sur l’art de diriger leur santé et leur développement, Hachette, Paris, 1869. []
  5. Dufrénoy Adélaïde, La petite ménagère ou l’éducation maternelle (4 tomes) A. Eymery, Paris, 1816. []
  6. A condition de bien la choisir. []
  7. Juranville Clarisse, Le savoir-faire et le savoir vivre : guide pratique de la vie usuelle à l’usage des jeunes filles, Librairie Larousse, Paris, 1879, chapitre 1 « La mission de la jeune fille ».  []
  8. Juranville Clarisse, Le savoir-faire et le savoir vivre : guide pratique de la vie usuelle à l’usage des jeunes filles, Librairie Larousse, Paris, 1879, chapitre 5 « L’instruction pour les femmes ». []
  9. Juranville Clarisse, Le savoir-faire et le savoir vivre : guide pratique de la vie usuelle à l’usage des jeunes filles, Librairie Larousse, Paris, 1879, chapitre 5 « L’instruction pour les femmes ». []
  10. Juranville Clarisse, Le savoir-faire et le savoir vivre : guide pratique de la vie usuelle à l’usage des jeunes filles, Librairie Larousse, Paris, 1879, chapitre 178 « L’idéal de la femme ». []
  11. Juranville Clarisse, Le savoir-faire et le savoir vivre : guide pratique de la vie usuelle à l’usage des jeunes filles, Librairie Larousse, Paris, 1879, chapitre 99 « Le Chez-Soi-la chambre ». []
  12. De « stéréotypes » peut-on dire à la suite d’André Gunthert. Gunthert André, « Un sourire de star : la construction du stéréotype » séminaire Mythes, Images, Monstres, 5 mai 2011 ; André Gunthert, « Pouvoirs du stéréotype », séminaire « Le génie des images du 31 janvier 2013. []
  13. Qu’on peut prendre également au sens féministe – et du coup anachronique- du terme : relève d’une conception différentialiste. []
  14. Juranville Clarisse, Le savoir-faire et le savoir vivre : guide pratique de la vie usuelle à l’usage des jeunes filles, Librairie Larousse, Paris, 1879, Préface. []
  15. Fonssagrives JB, L’éducation physique des jeunes filles ou avis aux mères sur l’art de diriger leur santé et leur développement, Hachette, Paris, 1869, Préface. []
  16. A propos de l’hygiène, Fonssagrives JB, L’éducation physique des jeunes filles ou avis aux mères sur l’art de diriger leur santé et leur développement, Hachette, Paris, 1869, Préface. []
  17. Termes que j’emprunte là aussi à André Gunthert. []
  18. Gunthert André, « D’Apollon à Superman, Erotique du héros », séminaire Mythes, Images, Monstres, 5 avril 2011. []

2 réponses

  1. Tom dit :

    Bonsoir,

    Excellent article, c’est toujours passionnant de lire des textes d’époque (sic!).

    * Néanmoins, étant issu d’une famille d’origine rurale composée essentiellement d’ouvriers agricoles au début du 20ème siècle, je ne vois pas très bien quelle vie publique mes aïeux devaient avoir. Il est vrai qu’il n’est pas nécessaire d’avoir une formation pour lever le coude au bistrot du coin!

    * A la campagne également, par chez moi, il était du rôle des femmes de s’occuper du jardin, des poules, et autres lapins. Je vous l’assure, ramasser les haricots verts, c’est mille fois plus pénible que de s’occuper des mômes. Vous n’en faites pas mention. C’est dommage car les femmes de l’époque, elles aussi, avaient droit aux travaux pénibles.

    Bref, ne confondez vous pas bourgeoisie masculine et citadine avec les hommes en général (qui étaient en majorité des paysans à la fin du XXeme)? Car, dans cette optique, votre propos fait mouche et avez sans doute raison: les bourgeois/aristocrates ont toujours eu plus de “projets” pour leurs fils que pour leurs filles… Pour vous en convaincre, je vous suggère de relire “Une Vie” de Maupassant: Jeanne est certainement la seule femme du roman à avoir reçu son éducation au couvent…

    Bon courage pour votre doctorat 🙂
    Thomas

  2. Alexie Geers dit :

    Merci Tom de votre commentaire ! Concernant les travaux de jardinage vous avez tout à fait raison, les femmes en étaient également responsables, ainsi que d’une partie des travaux d’élevage des animaux, dans le cas où elles vivent en milieu rural. Les manuels enseignent ces travaux, qui font partie, à cette époque de ce que j’appelle la gestion du foyer : animaux et légumes ont pour but de nourrir la famille.
    J’aurais du le préciser (j’en ferai une note tiens !) , qu’en fonction des lieux de vie et des classes sociales, les activités définies par ces manuels sont différentes (arts ménagers VS apprendre à donner des ordres à ses domestiques) mais touchent malgré tout les mêmes domaines.
    Pour les hommes, vous avez juste également, ils n’ont pas tous une vie publique au sens vie politique ou synonyme de grand échange social et le milieu social joue évidemment.
    Ce que je comprends, après avoir lu ces manuels, c’est que les hommes sont décrits comme ceux qui agissent à l’extérieur du foyer lorsque les femmes agissent à l’intérieur. C’est ce que je voulais dire par “vie publique” !
    Je vous remercie en tout cas de m’aider à préciser ma pensée et m’en vais relire Une vie 😉

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